CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 6
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à M. Abeille.
Aux Délices, par Genève, 7 Février 1762.
Vous ne devez douter, monsieur, ni du plaisir que vous m’avez fait, ni de ma reconnaissance. Je suis le moindre des agriculteurs, et dans un pays qui peut se vanter d’être le plus mauvais de France, quoiqu’il soit des plus jolis ; mais quiconque fait croître deux brins d’herbe où il n’en venait qu’un rend au moins un petit service à sa patrie. J’ai trouvé de la misère et des ronces sur de la terre à pot. J’ai dit aux possesseurs des ronces : Voulez-vous me permettre de vous défricher ? ils me l’ont permis en se moquant de moi. J’ai défriché, j’ai brûlé, j’ai fait porter de la terre légère ; on a cessé de me siffler, et on me remercie. On peut toujours faire un peu de bien partout où l’on est. Le livre (1) que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer, monsieur, en doit faire beaucoup. Je le lis avec attention. Corneille ne me fait point oublier Triptolème. Agréez mes sincères remerciements, et tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Voyez la lettre à Abeille du 7 Octobre 1761. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
8 Février 1762.
Non, mes anges, non, jamais M. l’ambassadeur Chauvelin ne réussira dans sa négociation auprès du roi Cassandre mon maître. Il veut que Cassandre ignore qui est Olympie. Alors ressemblance avec Zaïre, alors plus de ce mélange heureux et terrible de remords et d’amour, alors le coup de théâtre du mariage est affaibli, etc., etc. Je ne proposerai jamais ce traité au roi mon maître ; il me répondrait qu’on le prendrait pour un imbécile s’il ignorait la naissance de sa captive, tandis qu’un étranger en est informé. M. l’ambassadeur doit savoir qu’il n’en est pas de sa cour comme de la mienne, que nous serrons nos filles, que les étrangers les aperçoivent rarement, et que ce n’est qu’en qualité d’ami de la maison qu’Antigone a pu se douter de quelque chose.
N.B. – Quiconque lit Cassandre frémit et pleure.
Mais, quand je le lis, je transporte, je fais fondre.
Il faut se donner le plaisir de faire jouer trois pièces nouvelles en trois mois.
Vraiment madame Scaliger ne borne pas son goût au théâtre ; son vaisseau pour les verres (1) est malheureusement le plus beau vaisseau qui soit en France.
Les Espagnols ne se pressent pas, à ce que je vois. Ah ! quels lambins !
Je baise le bout de vos ailes.
1 – Cadeau fait à Tronchin. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
8 Février 1762.
Ma chère nièce, voilà Cassandre tel que je l’ai fait lire à M. le cardinal de Bernis, à M. le duc de Villars, à M. de Chauvelin, à des connaisseurs, à ceux qui n’ont que l’instinct. Tous l’ont également approuvé.
Je voudrais que vous donnassiez un jour à dîner à d’Alembert et à Diderot : il y a aussi un Damilaville, premier commis du vingtième ; c’est la meilleure âme du monde, c’est mon correspondant, c’est l’intime ami de tous les philosophes. Vous pourriez mettre mademoiselle Clairon de la fête. Je ne sais pas si on la récitera jamais comme je l’aie lue ; j’ai toujours fait frémir et fondre en larmes ; mais comme je me défie de l’illusion que peut faire un auteur, je l’ai toujours soumise au jugement des yeux, qui sont plus difficiles que les oreilles.
Je ne vois pas ce qui empêcherait de jouer Cassandre vers la mi-carême. On ne risquerait rien ; et en cas de succès, on le reprendrait à la rentrée ; en cas de sifflets, on ferait ses pâques.
Je vous avoue que je me meurs d’envie de voir sur le théâtre un prêtre bon homme, qui sera le contraire du fanatique Joad, qui me fait chérir la personne d’Athalie.
Mais non, je change d’avis, j’abandonne Paris à la Comédie-Italienne réunie avec l’Opéra-Comique contre Cinna et contre Phèdre. Je crois Cassandre très singulier, très théâtral, très neuf ; c’est précisément pour cela que je ne veux pas qu’on le joue.
Je me suis avisé de mettre des notes à la fin de la pièce ; ces notes seront pour les philosophes. J’y révèle les secrets des anciens mystères : l’hiérophante me fournit le prétexte d’apprendre aux prêtres à prier Dieu pour les princes, et à ne pas se mêler des affaires d’Etat. Je prends vigoureusement le parti d’Athalie contre Joad : tout cela m’amuse beaucoup plus qu’une représentation que je ne verrais pas, qui n’est pas faite pour les partisans d’Arlequin.
Nous ne perdons point notre temps, comme vous voyez ; mais le plus agréable emploi que j’en puisse faire est de vous écrire.
à M. Damilaville.
8 Février 1762.
Cher frère, que le Dieu de nos pères m’a donné, lisez cette lettre (1) à cachet volant, et envoyez-la.
Puisqu’il n’y a eu que neuf représentations, il faut, mon cher frère, en donner tout le profit à frère Thieriot ; je trouverai d’ailleurs le moyen de récompenser la personne qui devait partager. Je ne vois pas sur quoi l’on s’obstine à me croire l’auteur de l’Ecueil du Sage, puisque j’ai toujours mandé que je ne le suis pas. Si les comédiens avaient une certitude que cette pièce est de moi, ils seraient très fâchés que j’en eusse abandonné le profit à d’autres qu’à eux. Au reste, Nanine n’eut pas tant de représentations, et le Droit du Seigneur vaut mieux que Nanine.
Oh ! le bon livre que le Manuel (2) des monstres inquisitoriaux ! ut, ut, est. Mon frère aura un Meslier (3) dès que j’aurai reçu l’ordre : il paraît que mon frère n’est pas au fait. Il y a quinze à vingt ans qu’on vendait le manuscrit de cet ouvrage huit louis d’or. C’était un très gros in-4° ; il y en a plus de cent exemplaires dans Paris. Frère Thieriot est très au fait. On ne sait qui a fait l’Extrait ; mais il est tiré tout entier, mot pour mot, de l’original. Il y a encore beaucoup de personne qui ont vu le curé Meslier : il serait très utile qu’on fît une édition nouvelle de ce petit ouvrage à Paris : on peut la faire aisément en trois ou quatre jours. On dit, mes chers frères, qu’on y a imprimé une petite feuille intitulée le Sermon du rabbin Akib. M. le duc de La Vallière, qui est ramasseur de rogatons, me prie de chercher cette feuille, que je ne peux trouver. Il est expédient que mes frères l’envoient à Versailles, à M. le duc de La Vallière. Au reste, il est bien à désirer que le nom du frère ermite ne soit jamais prôné quand il s’agit de petits envois aux frères.
Les frères Cramer supprimeront soigneusement la préface de l’Oriental. Helvétius est véhémentement soupçonné d’avoir fait cet ouvrage. Est-il à Paris, frère Helvétius ?
Je voudrais savoir quel est l’auteur d’un libelle de l’année passée, oublié cette année-ci, intitulé le Citoyen de Montmartre (4).
Que Socrate, Platon, Lucrèce, Epictète, Marc-Antonin, Julien, Bayle, Shaftesbury, Middleton, aient tous mes chers frères en leur sainte et digne garde !
1 – La lettre à madame de Fontaine. (G.A.)
2 – Le Manuel des Inquisiteurs. (G.A.)
3 – Extrait des Sentiments de J. Meslier. (G.A.)
4 – Les Pensées philosophiques d’un citoyen de Montmartre, par de Sennemand, sont de 1756. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
Aux Délices, 9 Février 1762.
Je présente au roi Cassandre mon maître, dans sa maison de campagne d’Ephèse, ce projet de négociation (1) de votre excellence. Le roi mon maître (2) est prévenu pour vous de la plus haute estime ; il connaît votre esprit conciliant, fécond, juste, aussi estimable qu’aimable. Il m’a assuré qu’il sent tout le prix de vos conseils, et qu’il en a profité ; mais comme tous les princes ont leurs défauts, je vous avouerai qu’il y a des articles sur lesquels le roi mon maître est têtu comme un mulet. Il dit qu’on le regarderait en Macédoine comme un imbécile, s’il ignorait la naissance d’Olympie élevée dans sa cour, tandis qu’Antigone étranger est instruit de cette naissance ; que ses remords alors n’auraient aucun fondement, qu’ils seraient ridicules, au lieu d’être terribles ; que, de plus, cette ignorance de la naissance d’Olympie rentrerait dans les intrigues vulgaires de cent tragédies où un prince reconnaît dans sa maîtresse un ennemi ; et qu’enfin ce que vous croyez capable de soutenir l’intérêt serait capable de le détruire. Il m’a ajouté que les éclaircissements, les préparations, les longues histoires que cet arrangement exigerait jetteraient un froid mortel sur un sujet qui marche avec rapidité et qui est plein de chaleur. Je lui ai représenté toutes vos raisons, rien n’a pu le faire changer de sentiment. Assurez, me dit-il, M. l’ambassadeur d’Athènes qu’en tout le reste je défère à ses avis, que je suis pénétré pour lui de la plus vive reconnaissance, que je lui présenterai Olympie, si jamais il passe par la Macédoine (3) pour aller en Asie.
Je vous confierai qu’il est infiniment touché des charmes de madame l’ambassadrice ; mais comme il n’a que soixante et neuf ans, il attend qu’il en ait soixante et douze pour faire sa déclaration. Pour moi, monsieur, il y a longtemps que je vous ai fait la mienne, et que je vous suis attaché bien respectueusement avec la plus tendre reconnaissance.
Savez-vous que je perds infiniment dans l’impératrice de Russie ? vous ne m’en soupçonneriez pas.
1 – Voyez la lettre à d’Argental du 8 Février. (G.A.)
2 – Cassandre dans Olympie. (G.A.)
3 – C’est-à-dire par Ferney pour aller à Versailles. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
Aux Délices, le 10 Février 1762.
Puisque vous êtes si bon, monseigneur, puisque les beaux-arts vous sont toujours chers, votre éminence permettra que je lui envoie mon Commentaire sur Cinna ; elle me trouvera très impudent ; mais il faut dire la vérité : ce n’est pas pour les neufs lettres qui composent le nom de Corneille que je travaille, c’est pour ceux qui veulent s’instruire.
La critique est aisée, et l’art est difficile.
Dest., Glor., acte. II, sc. V.
Et je sens plus que personne cette énorme difficulté. Je reprendrai sans doute un certain Cassandre en sous-œuvre tant que je pourrai. Je suis trop heureux que vous ayez daigné m’encourager un peu. Vous trouvez dans le fond que je ressemble à ces vieux débauchés qui ont des maîtresses à soixante-dix ans : mais qu’a-t-on de mieux à faire ? Ne faut-il pas jouer avec la vie jusqu’au dernier moment ? n’est-ce pas un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme ? Vous êtes encore dans la fleur de votre âge ; que ferez-vous de votre génie, de vos connaissances acquises, de tous vos talents ? cela m’embarrasse. Quand vous aurez bâti à Vic, vous trouverez que Vic laisse dans l’âme un grand vide, qu’il faut remplir par quelque chose de mieux. Vous possédez le feu sacré ; mais avec quels aromates le nourrirez-vous ? Je vous avoue que je suis infiniment curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre. On dit que vous donnez tous les jours de grands dîners. Eh ! mon Dieu, à qui ? J’ai du moins des philosophes dans mon canton. Pour que la vie soit agréable, il faut fari quœ sentias. Contrainte et ennui sont synonymes.
Vous ne vous douteriez pas que j’ai fait une perte dans l’impératrice de Russie : la chose est pourtant ainsi ; mais il faut se consoler de tout. La vie est un songe ; rêvons donc le plus gaiement que nous pourrons. Ce n’est pas un rêve quand je vous dis que je suis enchanté des bontés de votre éminence, que je suis son plus passionné partisan, plein d’un tendre respect pour elle.
à M. Colini.
Aux Délices, 12 Février 1762.
Mon cher Colini, avez-vous autant de vent et de neige que nous en avons ici ? Plus je vis, moins je m’accoutume à ces maudits climats septentrionaux ; je m’en irais en Egypte, comme le bon homme Joseph, si je n’avais pas ici famille et affaires.
J’ai envoyé à S.A.E. une tragédie que j’avais faite en six jours, pour la rareté du fait ; mais je la supplie de la jeter au feu. Je l’ai corrigée avec le plus grand soin, et je la crois à présent moins indigne de lui être présentée.
Algarotti et Goldoni me flattent qu’ils seront à Ferney au printemps. Je voudrais bien que vous pussiez y être aussi. Je vous embrasse de tout mon cœur.