CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

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à M. le Cardinal de Bernis

Aux Délices, 3 septembre 1762.

 

 

Je suis affligé en mon étui, monseigneur ; mes sens me quittent l’un après l’autre, en dépit de Tronchin. La nature est plus forte que lui dans une machine frêle qu’elle mine de tous les côtés. Une fluxion diabolique m’a privé de l’ouïe, et presque de la vue. La famille d’Alexandre s’en est mal trouvée ; je l’ai abandonnée jusqu’à ce que je souffre moins ; mais je n’ai pas abandonné la famille des Calas, qui est aussi malheureuse que celle d’Alexandre. Je prends la liberté d’envoyer à votre éminence un petit mémoire assez curieux sur cette cruelle affaire ; la première partie pourra vous amuser, la seconde pourra vous attendrir et vous indigner. Le conseil enfin est saisi des pièces, et l’on va revoir le jugement de Toulouse. Vous me demanderez pourquoi je me suis chargé de ce procès ; c’est parce que personne ne s’en chargeait, et qu’il m’a paru que les hommes étaient trop indifférents sur les malheurs d’autrui. Si Pierre III n’avait pas été un ivrogne, son aventure serait un beau sujet de tragédie. Deux rivales, une femme près d’être répudiée, une révolution subite ; l’étoffe ne manque pas.  L’amour encore a fait assassiner le roi de Portugal (1) ; et puis qu’on aille dire que nous avons tort de mettre de l’amour dans nos pièces !

 

En voilà trop pour un sourd presque aveugle. Nous répétons Cassandre. Mademoiselle Corneille ne jouera pas mal Olympie ; mais elle jouera mieux Chimène, comme de raison.

 

Je vous réitère mes très tendres respects.

 

 

1 – Joseph, amoureux de la comtesse d’Atougnia. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame Calas. (1)

 

1762.

 

 

 

Madame, tous ceux qui ont le bonheur de vous servir dans une affaire si juste doivent se féliciter également. Vous savez que je n’ai jamais douté de l’événement de votre procès. Il me paraît que le conseil du roi s’est engagé à vous donner une satisfaction entière, en obligeant les juges de Toulouse d’envoyer la procédure et les motifs de l’arrêt. Jouissez maintenant du repos ; je vous fais les plus tendres et les plus sincères compliments, ainsi qu’à mesdemoiselles vos filles. Vous vous êtes conduite en digne mère, en digne épouse ; on doit vous louer autant qu’on doit abhorrer le jugement de Toulouse. Soyez pourtant consolée que l’Europe entière réhabilite la mémoire de votre mari ; vous êtes un grand exemple au monde. Je serai toujours, avec les sentiments qui vous sont dus, madame, votre, etc.

 

 

1 – C’est à tort qu’on a toujours classé ce billet à l’année 1765, époque de la réhabilitation de la mémoire de Calas. Il s’agit ici de l’arrêt qui ordonnait aux juges de Toulouse d’envoyer les pièces de la procédure. (G.A)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 4 septembre 1762.

 

 

          Voici tout ce que peut répondre un pauvre homme qui perd l’ouïe et la vue, et qui perdra bientôt le reste.

 

          Il y a toujours quelque chose à refaire à une tragédie. Je me suis aperçu que, dans la troisième scène du quatrième acte, l’hiérophante ne donne nulle raison de cette loi qui n’accorde qu’un seul jour à Olympie pour renoncer à son époux, et pour faire un nouveau choix. La voici, cette raison :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Son épouse en un jour peut former d’autres nœuds ;

Elle le peut sans honte, à moins que sa clémence,

A l’exemple des dieux, ne pardonne l’offense.

La loi donne un seul jour ; elle accourcit les temps

Des chagrins attachés à ces grands changements.

Mais surtout attendez les ordres d’une mère ;

Elle a repris ses droits, ce sacré caractère, etc.

 

 

          M. Colini est prié de faire ce petit changement sur le rôle de l’hiérophante. La pièce aurait encore besoin de quelques autres changements ; mais comme le temps presse, on ne veut pas fatiguer les acteurs.

 

          On a déjà dit, dans la dernière lettre, comment la scène du bûcher fut exécutée au château de Ferney. On prendra sur le théâtre de Schwetzingen le parti que l’on voudra ; mais il est essentiel que les prêtresses apportent un autel sur le devant du bûcher, et qu’Olympie monte sur ce petit gradin à l’autel.

 

          Ce qu’il y a de plus nécessaire, c’est que l’actrice chargée du rôle d’Olympie soit très attendrissante, qu’elle soupire, qu’elle sanglote, que dans la scène avec sa mère elle observe de longues pauses, de longs silences, qui sont le caractère de la modestie, de la douleur, et de l’embarras.

 

          Il faut, au dernier acte, un air recueilli et plein d’un sombre désespoir ; c’est là surtout qu’il est nécessaire de mettre de longs silences entre les vers. Il faut au moins deux ou trois secondes en récitant :

 

 

Apprends… que je t’adore… et que je m’en punis.

 

 

          Un silence après apprends, un silence après que je t’adore. Le rôle de Cassandre doit être joué avec la plus grande chaleur, et celui de l’hiérophante avec une dignité attendrissante.

 

          M. Colini est instamment prié de ne point faire imprimer la pièce avant qu’on y ait donné la dernière main. Le malade lui fait mille compliments.

 

 

 

 

 

à la Duchesse de Saxe-Gotha

5 septembre 1762 (1)

 

Madame, voilà donc la paix presque faite. Votre altesse sérénissime s’en réjouit, et il y a grande apparence que votre altesse ne fera plus les honneurs de chez elle qu’à ceux qui viendront uniquement pour lui faire leur cour. On y venait en trop grande compagnie, et sans y être prié, ce qui est assurément contre les règles de la civilité. Le grand fléau qui désolait l’Europe va donc cesser, jusqu’à la première fantaisie d’un roi et d’un ministre qui voudront faire parler d’eux. Il ne nous reste plus que les petits fléaux ordinaires. L’aventure de Calas est de ce nombre, et j’espère qu’on réformera ce détestable arrêt d’assassins en robe. J’y travaille du fond de ma retraite, et malgré mes infirmités. Je ne veux point mourir que je n’aie vu la fin de cette affaire.

 

Je crois celle de Russie finie ; la czarine a fait une plaisante oraison funèbre de M. son mari (2).

 

Votre altesse sérénissime veut un Meslier ; le voilà, accompagné d’un petit sermon qu’on a imputé au roi de Prusse, quoique à tort. Je ne vous envoie, madame, ces deux ouvrages extrêmement rares, que parce qu’ils ne sont empoisonnés d’aucun levain d’athéisme. On y déteste les erreurs humaines, et l’infâme charlatanisme qui donne encore aujourd’hui tant d’honneurs et tant d’argent aux corrupteurs de la raison. Les fanatiques ont commencé par l’humilité et par la douceur, et ont tous fini par l’orgueil et par le carnage. Tous sont également les ennemis de Dieu, du père de tous les hommes, les ennemis du sens commun que Dieu nous a donné, les ennemis de notre liberté et de notre repos. Enfin ils sont infaillibles, car ils ont trente millions de rente. On peut certainement adorer un Dieu sans adorer ces messieurs-là. – Ce qui est adorable après Dieu, si on peut user de ce terme, c’est la vertu aimable ; donc, mille profonds respects.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. – Cette lettre est de 1762 et non de 1763. (G.A.)

 

2 – Elle attribuait la mort de Pierre III à des hémorrhoïdes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Septembre 1762.

 

 

          Mes divins anges, je prends donc la liberté de faire mon compliment à M. le comte de Choiseul (1). Ce compliment est court, mais il part du cœur ; et malheur aux compliments quand ils sont longs ! D’ailleurs ma fluxion ne me permet pas une éloquence bien prolixe. Je joins à mon paquet un Canning-Calas (2) qui me reste : on peut toujours le placer. J’attends avec bien de l’impatience le mémoire instructif de Mariette, et la philippique d’Elie. J’espère que cette philippique fera un très grand effet, et qu’elle sera signée d’un grand nombre d’avocats. C’est un point important. Ces témoignages réunis tiennent lieu d’un arrêt, et dirigent celui des juges. Ah ! mes anges, que vos louanges seront chantées, quand vous aurez consommé votre bonne action !

 

          Je vous prie de faire mes compliments à frère Berthier (quand vous le verrez) sur sa résurrection, et sur sa place de sous-précepteur (3). Il faut espérer qu’il sera un jour un petit cardinal de Fleury.

 

          Eh bien ! ce Henri IV (4), dont j’espérais tant, n’a pas même réussi à Bagnolet. Lekain m’en avait dit merveilles ; il m’a dit aussi miracle d’Eponine (5). Je n’ai pas grande foi au goût de Lekain.

 

          Les Délices sont aux pieds de mes anges.

 

 

1 – Il envoyait en Angleterre le duc de Nivernais pour négocier. (G.A.)

 

2 – Histoire d’Elisabeth Canning et des Calas. (G.A.)

 

3 – Il venait d’être nommé sous-précepteur des princes qui furent plus tard Louis XVI et Louis XVIII. (G.A.)

 

4 – La Partie de chasse, de Collé, jouée chez le duc d’Orléans, à Bagnolet. (G.A.)

 

5 – Tragédie de Chabanon. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Choiseul.

 

Aux Délices, 6 Septembre 1762.

 

 

          Si je ne voulais faire entendre ma voix, cher seigneur, je me tairais dans la crise des affaires où vous êtes ; mais j’entends la voix de beaucoup d’étrangers : tous disent qu’on doit vous bénir, si vous faites la paix à quelque prix que ce soit. Permettez-moi donc, monseigneur, de vous en faire mon compliment. Je suis comme le public, j’aime beaucoup mieux la paix que le Canada ; et je crois que la France peut être heureuse sans Québec. Vous nous donnez précisément ce dont nous avons besoin. Nous vous devons des actions de grâces. Recevez en attendant, avec votre bonté ordinaire, le profond respect de Voltaire.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

 

 

Au château de Ferney, par Genève, 14 septembre

 

 

          Je reçois la lettre de mes divins anges du 7 de septembre, avec les plus tendres remerciements. Madame Scaliger a donc aussi une fluxion : je la plains bien, non pas à cause de ma triste expérience, mais par extrême sensibilité. Cependant il y a fluxion et fluxion ; j’en connais qui rendent sourd et borgne vers les soixante-neuf ans, et qui glacent ce génie que vous prétendez qui me reste. Je ne suis pas trop actuellement en état de raboter des vers ; j’attends quelques petits moments favorables pour obéir à tout ce que mes anges m’ordonnent : mais si, malheureusement, mon imbécillité présente se prolongeait, ne pourrait-on pas toujours jouer Mariamne à Fontainebleau, en attendant que le sens commun de la poésie me fût revenu ?

 

          La barque à Tronchin (1) est extrêmement jolie ; elle semble convenir très fort à celui qui sauve les gens de la barque à Caron.

 

          J’ai écrit à l’électeur palatin (2), pour lui demander en grâce qu’il empêche, par son autorité électorale que Cassandre ne soit livré au bras séculier, et imprimé. Il m’a déjà promis d’avoir cette attention, et je me flatte qu’il tiendra sa parole.

 

          Il a fait, en dernier lieu, exécuter Tancrède d’une façon qui ne laisse pas soupçonner qu’on viole la terrible unité de lieu. On voit la maison d’Argire, un temple, l’hôtel des chevaliers, et deux rues : voilà le goût antique dans toute sa régularité.

 

          Je relis la lettre de mes anges. Je soupçonne qu’il y a quelque malentendu dans la copie de Marianne que j’ai envoyée ; et, dès que j’aurai la tête moins emmitouflée, je reverrai ce procès avec attention.

 

          Celui des Calas me paraît en bon train, grâce à votre protection.

 

          Je ne connais ni le nom du rapporteur ni celui des juges, tant la veuve a pris soin de me bien informer. J’attendrai patiemment le mémoire de Mariette ; mais je vous avoue que j’attends avec impatience celui d’Elie.

 

          Ne faudrait-il pas, quand les juges seront nommés, les faire solliciter fort et longtemps, soir et matin, par leurs amis, leurs parents, leurs confesseurs, leurs maîtresses ? Ceci est la cause du bon sens contre l’absurdité, et de l’humanité contre la barbarie fanatique. Il sera bien doux de gagner ce procès contre les pénitents blancs. Est-il possible qu’il y ait encore de pareils masques en France ?

 

          Mes anges, il y a longtemps que j’ai envie de vous écrire sur le philosophe qui veut épouser (1). Voici l’état des choses. Quand l’extrême protection, et la grande considération qu’on me prodiguait, força ma modestie à quitter la France, j’avais des rentes viagères et de l’argent comptant. Je me suis défait de ce dernier embarras, en assurant à madame Denis seize mille livres de rentes ; j’en ai donné trois à madame de Fontaine ; j’en ai assuré quinze cents livres ou environ à mademoiselle Corneille ; le reste a été englouti en maisons, châteaux, meubles, et théâtre. Je ne sais pas encore ce qui reviendra à mademoiselle Corneille de l’édition de Pierre, mais je crois que cela lui formera un fonds d’environ quarante mille livres. Je lui donnerai une petite rente pour ma souscription. Il ne faut pas se flatter que je puisse davantage. Ne comptons même l’édition de Corneille que pour trente mille livres, afin de ne pas porter nos espérances trop haut, et de n’être pas obligé de décompter.

 

          Si le philosophe est vraiment philosophe, et veut demeurer avec nous jusqu’à ce que son père lui cède son château, il jouira d’une assez bonne maison ; mais qu’il ne croie pas épouser une philosophe formée. Nous commençons à écrire un peu, nous lisons avec quelque peine, nous apprenons aisément des vers par cœur, et nous ne les récitons pas mal : la santé est très faible, le caractère est doux, gai, caressant ; le mot de bonne enfant semble avoir été fait pour elle. J’ai rendu un compte fidèle du spirituel et du temporal, du physique et du moral, et je m’en tiens là, en me remettant à la Providence.

 

          Voilà les juges nommés pour la révision du procès des Calas. On est instruit du nom des juges ; on espère que nos anges protecteurs les feront bien solliciter, et on se flatte que la cause elle-même les sollicite.

 

          Mille tendres respects.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Colmont de Vaugrenant. (G.A.)

 

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