CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

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à M. Damilaville

 

31 Juillet 1762.

 

 

 

 

 

          Est-il vrai que nous pourrons posséder notre frère, au mois de septembre, dans le pays des parpaillots ? Il est juste que les initiés communient ensemble. Frère Diderot ne peut quitter l’Encyclopédie ; mais frère d’Alembert ne pourrait-il pas venir se moquer des sociniens honteux de Genève ?

 

 

 

          On ne trouve plus ici aucun Contrat insocial de Jean-Jacques, et sa personne est cachée entre deux rochers de Neuchâtel. Oh ! Comme nous aurions chéri ce fou, s’il n’avait pas été faux frère ! Et qui a été un grand sot d’injurier les seuls hommes qui pouvaient lui pardonner !

 

 

 

          Est-il possible qu’on n’imprime pas à Paris les Mémoires de Calas ? Eh bien ! En voilà d’autres ; lisez et frémissez, mon frère. On a imprimé ces lettres à La Haye et à Lyon. Tous les étrangers parlent de cette aventure avec un attendrissement mêlé d’horreur. Il faut espérer que la cour sauvera l’honneur de la France, en cassant l’indigne arrêt qui révolte l’Europe. Mon Dieu, mes frères, que la vérité est forte ! Un parlement a beau employer les bras de ses bourreaux, a beau fermer son greffe, a beau ordonner le silence, la vérité s’élève de toutes parts contre lui, et le force à rougir de lui-même.

 

 

 

          Espérez-vous la paix ? Tout le monde en parle ; mais j’ai bien peur qu’il n’en soit comme de la pluie que nous demandons, et que Dieu nous refuse. Tout est tari dans notre pays, excepté notre lac.

 

 

 

          Ne vous livrez pas, mon frère, au dégoût et au dépit ; et tâchez de tirer parti du passe-droit que vous essuyez.

 

 

 

          Thieriot et moi nous embrassons notre frère.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à la Duchesse de Saxe-Gotha

 

 

 

2 auguste 1762, aux Délices, par Genève (1)

 

 

 

 

 

          Madame, Dieu préserve votre altesse sérénissime de faire jamais élever un des princes vos enfants par ce fou de Jean-Jacques Rousseau. Il faut commencer par avoir reçu une bonne éducation pour en donner une. Ce livre d’Emile est méprisé généralement. Mais il y a une cinquantaine de pages au troisième volume, contre la religion chrétienne, qui ont fait rechercher l’ouvrage et bannir l’auteur. On débite sourdement plusieurs ouvrages (2) dans le goût de ces cinquante pages. On les attribue tantôt à La Mettrie, tantôt au philosophe de Sans-Souci. Mais il est certain qu’il y en a un d’un curé de Champagne auprès de Rocroi qui est plus approfondi que le troisième tome d’Emile. C’est un testament que fit ce curé nommé Meslier, et dont il envoya une copie, avant sa mort, au garde des sceaux Chauvelin. Si votre altesse sérénissime était curieuse de cet ouvrage, je le chercherais et je le confierais à votre prudence ; il est d’une rareté extrême.

 

 

 

          J’ai l’honneur, madame, de vous envoyer un des mémoires qui commencent à courir sur une affaire qui intéresse tous les honnêtes gens. Je ne crois pas que depuis la St-Barthélémy, il y ait eu une aventure plus abominable. Le cœur de votre altesse sérénissime saignera en lisant cette histoire des fureurs catholiques de Toulouse. Les mémoires ci-joints supposent des pièces antérieures ; je  ne les ai pas sous la main, et votre discernement verra aisément ce qui peut avoir précédé. Il se pourrait bien faire qu’une si horrible aventure causât une seconde émigration, et vous procurât quelques nouveaux sujets qui seraient plus sobres que la région royale. On dit que le nouveau Pierre s’est brouillé avec les barbes de ses prêtres (3), et que les esprits sont fort animés. Je le crois bien ; le sujet en vaut la peine.

 

 

 

          Agréez, madame, mon profond respect et mon attachement inviolable.

 

 

 

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

2 – Le Sermon des cinquante et les Sentiments de Meslier. (G.A.)

 

 

 

3 – Pierre III avait enjoint aux popes de se raser. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

 

4 auguste 1762.

 

 

 

 

 

 

 

          Mes divins anges, voici ce que je dis à votre lettre du 7 juillet : C’est une lettre descendue du ciel ; mes anges sont les protecteurs de l’innocence, et les ennemis du fanatisme. Ils font le bien, et ils le font sagement. J’envoie au hasard des mémoires, des projets, des idées. Mes anges rectifient tout ; il faudra bien qu’ils viennent à bout de réprimer des juges de sang, et de venger l’honneur de la France. J’ai toujours mandé qu’on ne trouverait jamais d’huissier qui osât faire une sommation au greffier du parlement toulousain, après que ce parlement a défendu si sévèrement la communication des pièces, c’est-à-dire de sa honte. Comment trouverait-on un huissier à Toulouse qui signifiât au parlement son opprobre, puisque je n’en ai point trouvé en Bourgogne qui laissât présenter un arrêt du conseil au sieur de Brosses, président à mortier ? J’en aurais trouvé dans le Siècle de Louis XIV.

 

 

 

          Mes anges sont adroits ;  ils ont gagné le coadjuteur (1). Hélas ! Il est bien triste qu’on soit obligé de prendre des précautions pour faire paraître deux lettres (2) où l’on parle respectueusement des moins respectables des hommes et où la vertu la plus opprimée s’exprime en termes si modestes !

 

 

 

          Enfin nous sommes environ cent mille hommes qui nous remettons de tout aux deux anges.

 

         

 

          Les Anglais commencent une magnifique souscription dont les Calas ont déjà ressenti les effets.

 

 

 

          On a écrit (3) à Lavaysse père une lettre qui doit le faire rentrer en lui-même, ou plutôt l’élever au-dessus de lui-même.

 

 

 

          Il faut qu’il abandonne une ville superstitieuse, et barbare, aussi ridicule par ses recueils des Jeux floraux que par ses pénitents des quatre couleurs. Il trouvera des secours honorables qui l’empêcheront de regretter son barreau. Je supplie mes anges de vouloir bien envoyer le paquet ci-joint à M. le maréchal de Richelieu.

 

 

 

          Je me jette aux pieds de madame d’Argental, et je la remercie du bateau (4) qui parera la table de Tronchin. Elle est trop bonne. C’est de madame d’Argental dont je parle, et non de la table du docteur.

 

 

 

          J’ai un factum d’Elie (5) pour des Bourguignons contre un médecin irlandais. Depuis ma maladie, j’aime assez les médecins ; mais ce factum ne me fait pas aimer les Irlandais. Je prie mes anges de vouloir bien dire à Elie le moderne que je le préfère à Elie l’évêque de Jérusalem l’infâme, et à l’Elie évêque de Paris la folle.

 

 

 

          Mais est-il bien vrai que l’Elie de Paris, ce Beaumont à billets de confession, ait osé mettre au séminaire, pour deux ans, le curé de Saint-Jean de Latran, pour avoir prié Dieu ? Quoi ! il ne sera pas même permis aux acteurs pensionnés du roi de faire dire des psaumes pour un homme qui les a fait vivre ! eh ! que deviendrai-je donc ? Quoi ! il n’y aura point pour moi de Libera ! Oh ! je crierai pendant ma vie, si on ne veut pas brailler pour moi après ma mort.

 

 

 

          Mes divins anges, je ne vous parle ni de Cassandre ni du Droit du Seigneur ; il fait trop chaud.

 

 

 

          J’ai Crébillon sur le cœur. Ses vers étaient durs ; mais Beaumont l’archevêque l’est davantage.

 

 

 

 

 

1 – L’abbé Chauvelin. (G.A)

 

 

 

2 – Les Pièces originales. (G.A)

 

 

 

3 – Le 4 juillet. (G.A)

 

 

 

4 – Bateau à verres. (G.A.)

 

 

 

5 – Elie de Beaumont. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au même

 

7 auguste 1762.

 

 

 

 

 

          Mes divins anges, mon cœur est bien gros. Je suis atterré de la piété du bailli de Froulai (1), et j’aime cent fois mieux le bailli du Droit du Seigneur. Est-il possible qu’il se soit déclaré contre les comédiens et contre ce bon curé de Saint-Jean de Latran ? Il n’aurait jamais fait pareille infamie du temps de mademoiselle Lecouvreur et du chevalier d’Aidie.

 

 

 

          Mon second tourment est l’inquiétude que j’ai pour dame Catherine (2) ; j’ai bien peur que ce vieux héros de comte de Munich n’ait pris le parti de l’ivrogne Pierre Ulric. Il est généralissime. Il aime peu les dames depuis qu’une d’elles l’a envoyé en Sibérie ; il est un peu Prussien : tout cela me donne beaucoup d’embarras.

 

 

 

          Ma troisième douleur est l’affaire des Calas. Je crains toujours que M. le chancelier ne prenne le prétexte d’un défaut de formalités, pour ne pas choquer le parlement de Toulouse. Je voudrais que quelque bonne âme pût dire au roi : « Sire, voyez à quel point vous devez aimer ce parlement : ce fut lui qui, le premier, remercia Dieu de l’assassinat de Henri III, et ordonna une procession annuelle pour célébrer la mémoire de Saint-Jacques Clément, en ajoutant la clause qu’on pendrait, sans forme de procès, quiconque parlerait jamais de reconnaître pour roi votre aïeul Henri IV. »

 

 

 

          Henri IV gagna enfin son procès ; mais je ne sais si les Calas seront aussi heureux. Je n’ai d’espoir que dans mes chers anges, et dans le cri public. Je crois qu’il faut que MM. de Beaumont et Mallard fassent brailler en notre faveur tout l’ordre des avocats, et que, de bouche en bouche, on fasse tinter les oreilles du chancelier, qu’on ne lui donne ni repos ni trêve, qu’on lui crie toujours, Calas ! Calas !

 

 

 

          Ma quatrième inquiétude vient de la famille d’Alexandre (3). Je l’ai envoyée à l’électeur palatin, en lui disant qu’il ne fallait point la faire jouer, et sur-le-champ il a distribué les rôles. Je vais lui écrire pour le prier de ne la point imprimer, et il l’imprimera. Je crois que, pour me dépiquer, je serai obligé d’en faire autant. Je suis presque aussi content de Cassandre qu’un palatin ; mais il se pourrait faire que mon extrême dévotion dans cet ouvrage, ma confession, ma communion, ma Statira mourant de mort subite, mon bûcher, etc., donnassent quelque prise à mes bons amis les Fréron et consorts. J’ai écrit la pièce de mon mieux ; mais je crois qu’il faut accoutumer le public, par la voie de l’impression à toutes ces singularités théâtrales ; c’est, à mon sens, le meilleur parti, d’autant plus qu’étant dans le goût des commentaires, j’en ai fait un sur cette pièce qui est extrêmement profond et merveilleux. M. Joly de Fleury pourrait en être tout ébouriffé.

 

 

 

          Je vous enverrai Hérode et Mariamne incessamment ; vous y verrez une espèce de janséniste (4), essénien de son métier, que j’ai substitué à Varus, comme je crois vous l’avoir déjà dit. Ce Varus m’avait paru prodigieusement fade. Je baise toujours du meilleur de mon cœur le bout de vos ailes, et présente mes respects et remerciements à madame d’Argental.

 

 

 

 

 

1 – Ambassadeur de Malte en France. L’église Saint-Jean de Latran, où s’était célébré le service pour Crébillon, avait le titre de Commanderie de Malte. (G.A.)

 

 

 

2 – Catherine II. La révolution de palais avait eu lieu le 9 Juillet. (G.A.)

 

 

 

3 – La tragédie d’Olympie. (G.A.)

 

 

 

4 – Sohème. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le docteur Tronchin. (1)

 

 

 

 

 

          On voit bien que notre Esculape est le fils aîné d’Apollon. Toutes ses réflexions me paraissent très justes.

 

 

 

Je suppose qu’il a lu le savant exposé de révérend Donat Calas, théologien très profond, tel qu’il était d’abord. Je l’ai extrêmement adouci ; je fais parler Donat en homme qui répète avec timidité ce que ses maîtres ont appris, et qui ne demande qu’à être mieux instruit. Ce tour me paraît très naturel ; il faut qu’un protestant parle en protestant, mais qu’il ne révolte pas les catholiques.

 

 

 

Il me paraît que, loin d’animer les dévots contre lui, il les invite à le convertir ; d’ailleurs ce n’est point le principal acteur de la pièce qui parle. Donat Calas, qui n’était pas de cette horrible tragédie, remplit seulement le devoir d’un fils. Ensuite vient Pierre, principal personnage qui rapporte en effet le procès ; il met sous les yeux tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, et tout ce qui est consigné au greffe ; il montre la vérité dans tout son jour.

 

 

 

Tout cela ayant été fait très à la hâte parce que le temps pressait, le 13 mars a été pris pour le 13 octobre, et a été corrigé à la marge.

 

 

 

J’avoue, mon cher maître, qu’un homme qui se plaint d’avoir été étranglé est une ironie ; mais le fait est tel. Un témoin a déposé cette absurdité, et je ne sais s’il est mal de mêler cette seule ironie aux vérités touchantes et terribles qui sont dans le mémoire. Cependant, s’il est encore temps et si vous le jugez à propos, nous corrigerons cet endroit et tous ceux que vous indiquerez. Je verrai si tout est imprimé, et ce qu’on peut faire. Je tâcherai d’aller chez vous avant ou après dîner.

 

 

 

J’ai encore un mot à dire touchant l’archevêque de Paris. Je crois que madame la marquise de Pompadour se mêlera plus que lui de cette affaire ; et, entre nous, je ne sais s’il est mal d’exposer, en une seule page tout ce qui peut rendre la religion des Calas excusable aux yeux des jansénistes qui, dans le fond, pensent assez comme Claude, évêque de Turin. Il me paraît que tous les parlements de France, excepté celui de Toulouse, marchent à grands pas vers un protestantisme mitigé. Je soumets le tout à vos lumières et à votre humanité, et vous embrasse tendrement.

 

 

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

 

13 auguste 1762 (1).

 

 

 

 

 

Les mémoires, mes divins anges, que j’ai envoyé à des personnes choisies ont fait un très bon effet ; je crois qu’ils persuaderont le public et qu’ils n’effaroucheront point les prêtres, quand on aura retranché le catéchisme des Calas. Cette dernière leçon me paraît la meilleure ; je la soumets à mes anges, qui doivent décider. J’y joins un nouveau mémoire pour les amuser ; leur prudence en pourra retrancher ce qu’ils voudront.

 

 

 

Bientôt je leur soumettrai Cassandre ; mais on ne peut faire qu’en faisant ; je n’ai pas beaucoup de temps à moi. Mes anges savent que je ne suis pas oisif ; qu’ils me jugent souverainement en prose et en vers, et qu’ils retranchent ou adoucissent ce qu’ils voudront.

 

 

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

 

 

Aux Délices, 13 Auguste 1762.

 

 

 

 

 

          Ma santé, madame, ne me permet guère d’écrire ; je suis réduit à dicter, et à me plaindre de ne pouvoir jouir de la consolation de vous voir. On passe son temps à former des projets, et on n’en exécute guère. L’épitaphe latine (1) que vous m’avez envoyée est pleine de solécismes, mais il n’y a pas grand mal ; on dira seulement que le prêtre allemand qui l’a composée ne savait pas le latin ; ce petit inconvénient n’est pas à considérer dans une si grande perte. Je vois que madame votre belle-fille aggrave encore vos douleurs ; c’est une peine de plus que je partage avec vous. Je me flatte du moins que vous n’aurez pas de procès ; ce serait éprouver à la fois de trop grands chagrins.

 

 

 

          Vous savez qu’on parle beaucoup de paix. Plût à Dieu qu’on n’eût jamais fait cette guerre qui vous a été si funeste ! Les nouvelles de Russie ont bien dû vous étonner, madame ; peut-être mettront-elles des obstacles à cette paix tant désirée. Je vois de bien loin toutes ces révolutions dans mon heureuse retraite.

 

 

 

          J’y serais encore plus heureux, si Ferney n’était pas à cent lieues de l’île Jard. Je regretterai toujours les charmes de votre commerce ; je m’intéresserai toujours tendrement à votre conservation et à votre bonheur. Conservez-moi des bontés qui font ma plus chère consolation. Recevez les tendres respects de V.

 

 

 

 

 

1 – Pour le fils de la comtesse. (G.A.)

 

 

 


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