CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

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à M. de la Chalotais.

 

Aux Délices, le 21 Juillet 1762.

 

 

          Je crois, monsieur, que c’est à vos bontés que je dois la réception de votre nouveau chef-d’œuvre (1). Tous les deux sont d’autant plus forts, qu’ils sont ou paraissent être plus modérés. Les jésuites diront : Hœc est œrugo mera. Tous les bons Français vous doivent des remerciements de ces mots : En un mot, des maximes ultramontaines.

 

          Ces deux ouvrages sont la voix de la patrie, qui s’explique par l’organe de l’éloquent et de l’érudition. Vous avez jeté des germes qui produiront un jour plus qu’on ne pense. Et quand la France n’aura plus un maître italien (2) qu’il faut payer, elle dira : C’est à M. de La Chalotais que nous en sommes redevables.

 

          Vous m’avez donné tant d’enthousiasme, monsieur, que je m’emporte jusqu’à prendre la liberté de recommander à votre justice l’affaire de M. Cathala, négociant de Genève. Il implore le parlement pour être payé d’une dette. C’est un très honnête homme, très exact, et incapable de redemander ce qui ne lui est pas dû. Je sais bien qu’en qualité d’huguenot, il sera damné ; mais en attendant, il faut qu’il ait son argent en ce monde.

 

          Pardonnez-moi, monsieur, la démarche que je fais auprès de vous. Je sais qu’il est très inutile de vous solliciter, mais je n’ai pu m’empêcher de vous dire combien j’estime la probité de mon huguenot. Je ne suis point suspect de favoriser les mécréants, puisque je viens de faire bâtir une église.

 

          Je n’ai point d’expressions pour vous dire avec quel respect j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Second compte rendu. (G.A.)

 

2 – Le pape. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 Aux Délices, le 21 Juillet 1762.

 

 

           Mon cher et ancien ami, nous oublions donc tous deux ce monde frivole et méchant, à cent cinquante lieues l’un de l’autre. Il vaudrait mieux l’oublier ensemble ; mais la destinée a arrangé les choses autrement. Cette destinée, qui m’a fait tantôt goguenard, tantôt sérieux, qui m’a rendu maçon et laboureur, me force à présent de soutenir un roué contre un parlement. Le fils du roué m’avait fait verser des larmes ; je me suis trouvé enchaîné insensiblement à cette épouvantable affaire, qui commence à émouvoir tout Paris. Nous ne réussirons peut-être qu’à faire redire :

 

 

Tantum relligio potuit suadere malorum !

 

LUCR., liv. I.

 

 

mais il est important qu’on le redise souvent, et que les hommes puissent apprendre enfin que la religion ne doit pas faire des tigres.

 

Jean-Jacques, qui a écrit à la fois contre les prêtres et contre les philosophes, a été brûlé à Genève dans la personne de son plat Emile, et banni du canton de Berne, où il  s’était réfugié. Il est à présent entre deux rochers, dans le pays de Neuchâtel, croyant toujours avoir raison, et regardant les humains en pitié. Je crois que la chienne d’Erostrate, ayant rencontré le chien de Diogène, fit des petits, dont Jean-Jacques est descendu en droite ligne.

 

Pour moi, je crois que je suis devenu dévot. J’ai dans certaine tragédie de Cassandre un grand-prêtre qui est aussi modéré que Joad est brutal et fanatique ; j’ai une veuve d’Alexandre religieuse dans un couvent ; les initiés s’y confessent et communient. Je veux que vous assistiez à cette œuvre pie, quand vous serez à Paris. Jouissez, en attendant, des agréments de la campagne ; cultivez votre aimable esprit, et souvenez-vous que vous avez au pied des Alpes des amis qui vous chérissent tendrement.

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis

 Aux Délices, le 21 Juillet 1762.

 

 

          Lisez cela (1), monseigneur, je vous en conjure, et voyez s’il est possible que les Calas soient coupables. L’affaire commence à étonner et à attendrir Paris, et peut-être s’en tiendra-t-on là. Il y a d’horribles malheurs qu’on plaint un moment et qu’on oublie ensuite. Cette aventure s’est passée dans votre province ; votre éminence s’y intéressera plus qu’un autre. Je peux vous répondre que tous les faits sont vrais ; leur singularité mérite d’être mise sous vos yeux.

 

          Cette tragédie ne m’empêche pas de faire à Cassandre toutes les corrections que vous m’avez bien voulu indiquer : malheur à qui ne se corrige pas soi et ses œuvres ! En relisant une tragédie de Mariamne, que j’avais faite il y a quelque quarante ans, je l’ai trouvée plate et le sujet beau ; je l’ai entièrement changée ; il faut se corriger, eût-on quatre-vingts ans. Je n’aime point les vieillards qui disent : « J’ai pris mon pli. − Eh ! Vieux fou, prends-en un autre ; rabote tes vers, si tu en as fait, et ton humeur, si tu en as. » Combattons contre nous-mêmes jusqu’au dernier moment ; chaque victoire est douce. Que vous êtes heureux, monseigneur ! Vous êtes encore jeune, et vous n’avez point à combattre.

 

 

Natales grate numeras, ignoscis amicis.

 

HOR., lib. II, ep. II.

 

E per fine bacio il lembo della sua sacra propora.

 

 

1 – Les Pièces originales concernant les Calas. (G.A)

 

 

 

 

 

à M. Pinto.

 

Aux Délices, 21 Juillet 1762.

 

 

          Les lignes (1) dont vous vous plaignez, monsieur, sont violentes et injustes. Il y a parmi vous des hommes très instruits et très respectables ; votre lettre m’en convainc assez. J’aurai soin de faire un carton dans la nouvelle édition. Quand on a un tort, il faut le réparer ; et j’ai eu tort d’attribuer à toute une nation les vices de plusieurs particuliers.

 

          Je vous dirai, avec la même franchise, que bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos superstitions. Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps beaucoup de mal à elle-même, et en a fait au genre humain. Si vous êtes philosophe, comme vous paraissez l’être, vous pensez comme ces messieurs, mais vous ne le direz pas. La superstition est le plus abominable fléau de la terre ; c’est elle qui, de tous les temps, a fait égorger tant de Juifs et tant de chrétiens ; c’est elle qui vous envoie encore au bûcher chez des peuples d’ailleurs estimables. Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la nature infernale. On sécherait d’horreur si on la regardait toujours par ces côtés ; mais les honnêtes gens, en passant par la Grève, où l’on roue, ordonnent à leur cocher d’aller vite, et vont se distraire à l’Opéra du spectacle affreux qu’ils ont vu sur leur chemin.

 

          Je pourrais disputer avec vous sur les sciences que vous attribuez aux anciens Juifs, et vous montrer qu’ils n’en savaient pas plus que les Français du temps de Chilpéric ; je pourrais vous faire convenir que le jargon d’une petite province, mêlé de chaldéen, de phénicien, et d’arabe, était une langue aussi indigente et aussi rude que notre ancien gaulois ; mais je vous fâcherais peut-être, et vous me paraissez trop galant homme pour que je veuille vous déplaire. Restez Juif, puisque vous l’êtes ; vous n’égorgerez point quarante-deux mille hommes pour n’avoir pas bien prononcé shiboleth, ni vingt-quatre mille pour avoir couché avec des Madianites ; mais soyez philosophe, c’est tout ce que je peux vous souhaiter de mieux dans cette courte vie.

 

          J’ai l’honneur d’être monsieur, avec tous les sentiments qui vous sont dus, votre très humble, etc. VOLTAIRE, chrétien, et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi très chrétien.

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, la première section de l’article JUIFS. Ce morceau, publié dès 1756, venait d’être réimprimé dans le tome VII des Œuvres de Voltaire. Pinto l’avait critiqué dans une brochure, et avait envoyé ses Réflexions  au patriarche de Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le Docteur Tronchin

1762 (1).

 

          Voici, mon cher grand homme, le mémoire tel qu’il est fait pour les catholiques (2). Nous nous faisons tout à tous avec l’apôtre. Il m’a paru qu’un protestant ne devait pas désavouer sa religion, mais qu’il devait en parler avec modestie et commencer par désarmer, s’il est possible, les préjugés qu’on a en France contre le calvinisme, et qui pourraient faire un très grand tort à l’affaire des Calas.

 

          Comptez qu’il y a des gens capable de dire : Qu’importe qu’on ait roué ou non un calviniste ? C’est toujours un ennemi de moins dans l’Etat.

 

          Soyez très sûr que c’est ainsi que pensent plusieurs honnêtes ecclésiastiques. Il faut donc prévenir leurs cris par une exposition modeste de ce que la religion protestante peut avoir de plus raisonnable. Il faut que cette petite profession honnête et serrée laisse aux convertisseurs une espérance de succès. La chose était délicate ; mais je crois avoir observé les nuances. Nous avons une viande plus crue pour les étrangers. Ce mémoire est pour la France, et il est au bain-marie. Je crois que je serai obligé de mettre en marge, à la main, la déposition qui fait parler Calas après être étranglé, comme dans le Maure de Venise.

 

          Je vous prie de considérer que Pierre Calas, à la fin de sa déclaration, insiste sur la raison qui doit déterminer le conseil à se faire représenter les pièces. Cette raison n’est pas l’intérêt de Pierre Calas, ni la mémoire de Jean Calas dont le conseil se soucie fort peu ; c’est le bien public, c’est le genre humain que le conseil doit avoir en vue, et c’est surtout la dernière idée qui doit rester dans l’âme du lecteur.

 

          Je doute fort que je puisse venir chez vous de bonne heure ; faites-moi savoir, je vous prie, par le porteur, jusqu’à quelle heure vous garderez la maison.

 

 

1 - Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A)

 

2 - Le Mémoire de Donat Calas. (G.A)

 

 

 

 

 

à M. de La Motte Gefrard.

 

Aux Délices, le 25 Juillet 1762.

 

 

          Vous m’avez envoyé un trésor (1), monsieur, j’en ferai bientôt usage ; il y a des mots de Henri IV qui pénètrent l’âme. Il y a des anecdotes curieuses, mais les paroles de ce grand roi sont plus curieuses encore. Il aimerait mieux, dit-il, être turc que catholique ; mais dans quel temps s’exprime-t-il ainsi ? c’est lorsque les prédicateurs canonisaient en chaire l’empoisonneur du prince de Condé, et qu’ils excitaient les bons catholiques à empoisonner ou à assassiner le grand Henri. Dieu préserve son successeur des billets de confession, et des Damiens, et de la guerre avec les Anglais ! Je vous souhaite, monsieur, l’avancement que vous méritez, et au roi, beaucoup d’officiers qui pensent comme vous. Recevez les très humbles et très respectueux remerciements de votre obligé serviteur.

 

 

1 – Les Lettres de Henri IV à Corisande d’Andouin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville

26 Juillet 1762.

 

 

          Je suis actuellement si occupé de l’affaire épouvantable des Calas, que je suis bien loin de penser à Mathurin et à Colette (1) ; je m’intéresse plus à cette tragédie qu’à toutes les comédies du monde.

 

          Les comédiens de Saint-Sulpice, et le chef de troupe (2) qui a défendu la pièce aux Cordeliers, ont-ils prétendu envelopper le sieur Crébillon dans l’anathème ? En ce cas, voilà tous les auteurs dramatiques obligés en conscience de se déclarer contre leurs ennemis. Mais l’horreur de Toulouse m’occupe plus que l’impertinence sulpicienne. Je vous demande en grâce de faire imprimer les Pièces originales. M. Diderot peut aisément engager quelque libraire à faire cette bonne œuvre. Il nous paraît que ces pièces nous ont déjà attiré quelques partisans. Que votre bon cœur, mon cher frère, rende ce service à la famille la plus infortunée ! Voilà la véritable philosophie, et non pas celle de Jean-Jacques. Ce pauvre chien de Diogène n’a pu trouver de loge dans le pays de Berne ; il s’est retiré dans celui de Neuchâtel : c’était bien la peine d’aboyer contre les philosophes et contre les spectacles.

 

          Palissot m’a envoyé une étrange pièce, avec sa préface et ses notes plus étranges. Cette pièce est imprimée aussi mal qu’elle le mérite. J’espère que l’Eloge de Crébillon le sera mieux (3).

 

          J’ai reçu le troisième tome, que vous avez eu la bonté de m’envoyer, des Remarques du petit Racine (4) sur le grand Racine, et je me suis aperçu que c’est un ouvrage différent de celui que j’ai. Je vois qu’il y a trois tomes de ce dernier ouvrage, et que le troisième est intitulé, Traité de la Poésie dramatique ancienne et moderne. Il me manque les deux premiers. Voulez-vous avoir la bonté de me les faire tenir ? Ils pourront m’être utiles pour les commentaires de Corneille.

 

          Frère Thieriot vous embrasse. Je finis toutes mes lettres par dire : Ecr. L’inf…, comme Caton disait toujours : Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage.

 

 

1 – Personnages du Droit du Seigneur.(G.A.)

 

2 – L’archevêque Christophe de Beaumont, qui avait défendu aux cordeliers de faire un service pour Crébillon. (G.A.)

 

3 – Voyez cet Eloge. (G.A.)

 

4 – Louis Racine. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Audibert

Aux Délices, 26 Juillet 1762.

 

 

          Je n’ai que le temps de vous remercier, monsieur, de toutes vos bontés. Je ne sais comment les reconnaître. Je vois que vous n’avez pas voulu faire à M. de Saint-Tropez la remise dont je vous avais fait l’arbitre. Vous voulez apparemment que cet argent serve pour les pauvres Calas, et vous avez raison. Je ne conçois pas comment on n’a point encore imprimé à Paris, les lettres de la mère et du fils, qui montrent la vérité dans tout son jour. Je me flatte qu’à la fin on permettra qu’elles soient publiées. Je passe les jours et les nuits à écrire à tous ceux qui peuvent se servir de leur crédit pour obtenir une justice qui intéresse le genre humain, et qui me paraît nécessaire à l’honneur de la France.

 

          Nous avons ici Pierre Calas ; je l’ai interrogé pendant quatre heures ; je frémis et je pleure ; mais il faut agir.

 

          Je vous embrasse tendrement. V.t.h.ob.s.

 

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