CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 20
Photo de PAPAPOUSS
à M. de la Chalotais.
Aux Délices, 11 Juillet 1762.
Monsieur, je suis presque aveugle, et cependant j’écris ; mais c’est que les passions donnent de la force, et les sentiments que vos bontés m’inspirent sont une passion. Vous confondez les jésuites, et vous instruisez les historiens. Le mémoire que vous avez daigné m’envoyer est très plausible : si vous étiez procureur-général de quelque parlement de mon voisinage, je volerais pour venir vous remercier, quoique je ne sorte plus de ma chaumière ; je viendrais vous prier de guérir les scrupules qui me restent. Si la chose était comme vous le dites, le parlement de Paris, capitale de l’ancienne France, aurait été l’assemblée des états généraux. Pourquoi, dans les états du quatorzième siècle, les parlements n’y eurent-ils pas de séance ? pourquoi le banc du roi en Angleterre est-il différent des états nommés parlement ? pourquoi le gouvernement anglais, ayant en tout imité nos usages et les ayant conservés, a-t-il encore ses états généraux, qui sont abolis en France ? pourquoi le procureur général du roi d’Angleterre conclut-il à ce banc royal, et non au parlement de la nation ? Ce qu’on appelle le grand banc en France est encore le grand banc à Londres ; la formule ancienne de vos sessions s’y est conservée, le procureur général n’agit qu’à ce banc. Ce qu’on appelle parlement en France est donc le banc du roi, ainsi que ce qu’on nomme parlement en Angleterre représente nos états généraux.
Pourquoi le gouvernement goth, tudesque et vandale ayant été partout le même, serions-nous les seuls chez qui une cour suprême de justice aurait été substituée aux représentants des chefs de la nation ? Les audiences d’Espagne ne sont point las cortes, et n’y ont aucun rapport ; la chambre impériale de Vetzlar, quoique toujours présidée par un prince, n’a aucune analogie avec la diète de l’Empire.
Aucune cour supérieure ne représente la nation dans aucun pays de l’Europe. Comment la France seule aurait-elle établi de droit public ? et si elle l’avait établi, comment ne serait-il pas authentique ? Si chaque parlement tient lieu des états généraux pendant la vacance de ces états, il est clair qu’il est à leur place : que devient donc alors le conseil du roi ?
Vous sentez bien que cela est embarrassant. Mettez la main sur la conscience. Au reste, je suis sans intérêt, ne descendant, que je sache, d’aucun Franc qui ait ravagé les Gaules avec Ildovic nommé Clovis, ni d’aucun seigneur qui ait trahi Louis V et Charles de Lorraine ; n’étant d’aucun corps, n’étant ni tonsuré ni maître ès arts ; ayant un pied en France et l’autre en Suisse, et les deux sur le bord de la fosse. Je suis assez de l’avis d’un Anglais qui disait que toutes les origines, tous les droits, tous les établissements, ressemblent au plum-pudding : le premier n’y mit que de la farine, un second y ajouta des œufs, un troisième du sucre, un quatrième des raisins, et ainsi se forma le plum-pudding.
Voyez ce qu’étaient Lin et Clet, supposé qu’il y ait eu des Clet et des Lin (1) : reconnaîtraient-ils aujourd’hui leurs successeurs ? Le fils de Marie même reconnaîtrait-il sa religion ? Tout dans l’univers est fait de pièces et de morceaux. La société humaine me paraît ressembler à un grand naufrage : Sauve qui peut ! est la devise des pauvres diables comme moi. Pour vous, monsieur, qui avez une belle place dans le vaisseau, c’est tout autre chose. Vous avez jeté Loyola à la mer, et votre vaisseau n’en va que mieux. Il y a une chose dont on doit s’apercevoir à Paris, supposé qu’on réfléchisse : c’est que la vraie éloquence n’est plus qu’en province. Les Comptes rendus en Bretagne (2) et en Provence sont des chefs-d’œuvre ; Paris n’a rien à leur opposer, il s’en faut beaucoup.
Cependant il y a toujours une douzaine de jésuites à la cour ; ils triomphent à Strasbourg, à Nancy ; le pape en Bretagne, chez vous, oui, chez vous, des bénéfices quatre mois de l’année ; vos évêques, proh pudor ! s’intitulent évêques par la grâce du Saint-Siège, etc., etc.
Monsieur, vous me remplissez de respect et d’espérance.
1 – Prétendus successeurs de saint Pierre. (G.A.)
2 – Compte rendus de La Chalotais et de Ripert de Monclar. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
14 Juillet 1762.
Mes chers anges, votre vertu courageuse n’abandonnera pas l’innocence opprimé qui attend tout de votre protection ; vous achèverez ce que vous avez si noblement commencé. Mais, avant de mettre la chose en règle, il est d’une nécessité absolue d’avoir des réponses positives à la colonne des questions que je prends la liberté de vous envoyer. Je vous conjure de vouloir bien envoyer chercher la veuve Calas ; elle demeure chez MM. Dufour et Mallet, rue Montmartre.
Le fils de l’avocat Lavaysse est caché à Paris. Son malheureux père, qui craint de se compromettre avec le parlement de Toulouse, tremble que son fils n’éclate contre ce même parlement. Joignez à toutes vos bontés celle d’encourager ce jeune homme contre une crainte si infâme. Donnez-vous du moins la satisfaction de le faire venir chez vous. Daignez l’interroger ; ce sera une conviction de plus que vous aurez de l’abomination toulousaine. Daignez faire écrire tout ce que la veuve Calas et Lavaysse vous auront répondu ; faites-nous en part, je vous en supplie.
Tous ceux qui prennent part à cette affaire espèrent qu’enfin on rendra justice. Vous savez sans doute que M. de Saint-Florentin a écrit à Toulouse, et est très bien disposé. M. le chancelier est déjà instruit par M. de Nicolaï et par M. d’Auriac. S’il y a autant de fermeté que de bienveillance, tout ira bien. Madame de Pompadour parlera. Nous comptons, grâce à vos bontés, sur la vertu éclairée de M. le comte de Choiseul.
Je sens bien, après tout, que nous n’obtiendrons qu’une pitié impuissante, si nous n’avons pas la plus grande faveur ; mais du moins la mémoire de Calas sera rétablie dans l’esprit du public, et c’est la vraie réhabilitation ; le public condamnera les juges, et un arrêt du public vaut un arrêt du conseil.
Mes anges, je n’abandonnerai cette affaire qu’en mourant. J’ai vu et j’ai essuyé des injustices pendant soixante années ; je veux me donner le plaisir de confondre celle-ci. J’abandonnerai jusqu’à Cassandre, pourvu que je vienne à bout de mes pauvres roués. Je ne connais point de pièce plus intéressante. Au nom de Dieu, faites réussir la tragédie de Calas, malgré la cabale des dévots et des Gascons. Je baise plus que jamais le bout des ailes de mes anges.
N.B. Madame Calas sait où demeure Lavaysse ; vous pourrez le faire triompher de sa timidité.
à M. Palissot.
Aux Délices, 16 Juillet 1762.
Je vous dois beaucoup de remerciements, monsieur, de la bonté que vous avez eue de m’envoyer votre dernière pièce (1). Vous savez que votre style me plaît beaucoup ; il est coulant, pur, facile ; il ne court point après les saillies et les expressions bizarres, et c’est un très grand mérite dans ce siècle. J’aurais peut-être désiré que vous n’eussiez point choisi un sujet si semblable à celui des Ménechmes, et qui n’en a pas le comique. Peut-être même, si vous vous étiez donné le temps de vous refroidir sur votre ouvrage, vous auriez supprimé quelques notes qui peuvent vous faire des ennemis. J’ai toujours été affligé que vous ayez attaqué mes chers philosophes, d’autant plus que vous prîtes le temps où ils étaient persécutés ; j’avoue que j’ai pris les mêmes libertés, mais c’est avec des persécuteurs, avec des ennemis de la littérature, avec tyrans. Les gens de lettre devraient sans doute être unis : ils pensent tous au fond de la même façon. Pourquoi déchirer ses frères, tandis que les persécuteurs les fouettent ? cela me chagrine dans ma retraite, où je ne voulais que rire. Comptez toujours, monsieur, sur les sentiments, etc.
1 – Les Méprises. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
17 Juillet 1762.
Mes divins anges, vous voyez que la tragédie de Calas m’occupe toujours. Daignez faire réussir cette pièce, et je vous promets des tragédies pour le tripot. Permettez-vous que je vous adresse ce petit paquet pour l’abbé (1) du grand conseil ?
Avez-vous daigné lire la préface et les notes de ce M. Palissot ? Mais comment M. le duc de Choiseul a-t-il pu protéger cela, et faire le pacte de famille ? Hélas ! le cardinal de Richelieu protégeait Scudéry ; mais Scudéry valait mieux.
Je n’ai point assez remercié madame d’Argental, qui a eu la bonté d’ordonner un petit bateau (2) pour Tronchin.
Je baise plus que jamais le bout des ailes de mes anges.
Elie de Beaumont ne pourrait-il pas soulever le corps ou l’ordre des avocats en faveur de mon roué ? Je crois que ce Beaumont-là vaut mieux que le Beaumont votre archevêque. Cet archevêque et ses billets de confession m’occupent à présent ; je rapporte son procès (3). Ces temps-là sont aussi absurdes que ceux de la Fronde, et bien plus plats. Mes contemporains n’ont qu’à se bien tenir.
1 – Mignot. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 8 Février. (G.A.)
3 – Voyez le chapitre XXXVI du Précis du siècle de Louis XV. Ce Précis devait clore l’Histoire générale. (G.A.)
à M. Damilaville.
18 Juillet 1762.
Est-il bien vrai que l’archevêque de Paris ait puni le curé de Saint-Jean de Latran (1) d’avoir prié Dieu pour les trépassés (2) ? Il ne se contente donc pas d’avoir persécuté les mourants, il en veut encore aux morts ! Mais il paraît qu’il se brouille toujours avec les vivants. Au reste, qu’on ait mis ou non le curé de Saint-Jean de Latran au séminaire, en tout cas voici ce qu’un tolérant écrit sur cette matière :
«Il paraît bien injuste de refuser des De profundis à Crébillon, tandis que toutes ses pièces en méritent, hors Thadamiste ; et l’on ne voit pas en quoi a péché ce pauvre curé quand il a fait un service pour l’âme poétique de M. de Crébillon. En effet, quoique cet auteur ait traité le sujet d’Atrée, il était chrétien, et son Rhadamiste durera peut-être aussi longtemps que les mandements de M. l’archevêque. Si le curé a été suspendu pour avoir fait ce service aux dépens des comédiens du roi, le service n’est-il pas toujours fort bon ? et l’argent des comédiens n’a-t-il pas de cours ? Il faudrait donc excommunier M. l’archevêque pour recevoir tous les ans environ trois cent mille livres que lui fournissent les spectacles de Paris, et qui sont le plus fort revenu de l’Hôtel-Dieu.
L’abbé Grizel (3), qui sait ce que vaut l’argent, et à quoi il faut l’employer, vous dira que le prélat risque beaucoup ; car, si les comédiens fermaient leurs spectacles, l’Eglise serait privée d’un secours considérable. Il est vrai qu’on peut persuader aux comédiens de continuer toujours à jouer, malgré la persécution, parce que la crainte d’une excommunication injuste ne doit empêcher personne de faire son devoir (4) ; mais cette proposition ayant été condamnée par les frères jésuites et par le pape, il se pourrait bien faire qu’on manquât de spectacles à Paris, dans la crainte d’être excommunié par M. l’archevêque.
Si un Turc vient en cette ville, comme en effet un fils (5) circoncis de M. le bacha de Bonneval y viendra dans quelque temps ; s’il fait célébrer un service pour l’âme de quelque chrétien de sa maison, son argent sera reçu sans difficulté ; et, tandis qu’il criera allah, allah, on chantera des De profundis.
Pourquoi traiter des comédiens plus mal que les Turcs ? ils sont baptisés, ils n’ont point renoncé à leur baptême. Leur sort est bien à plaindre. Ils sont gagés par le roi et excommuniés par les curés. Le roi leur ordonne de jouer tous les jours, et le rituel de Paris le leur défend. S’ils ne jouent pas, on les met en prison ; s’ils font leur devoir, on les jette à la voirie. Ils sont défendus dans l’ordre des lois, dans l’ordre des mœurs, dans l’ordre des raisonnements, par maître Huerne, de l’ordre des avocats ; et ils sont condamnés par l’avocat Le Dain. On les traite chrétiennement pendant leur vie et après leur mort en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, tandis qu’à Paris, où ils réussissent le mieux, on cherche à les couvrir d’opprobre. Tout le monde veut entrer pour rien chez eux, et on leur ferme la porte du paradis ; on se fait un plaisir de vivre avec eux, et on ne veut pas y être enterré ; nous les admettons à nos tables, et nous leur fermons nos cimetières. Il faut avouer que nous sommes des gens bien raisonnables et bien conséquents. »
Mon cher frère, vous nous faites espérer qu’on pourra enfin demander justice pour les Calas. Il est plaisant qu’il faille s’adresser à l’abbé de Chauvelin pour imprimer en sûreté une lettre de Donat. Votre zèle et votre prudence n’ont rien négligé. Nous vous avons, mon cher frère, plus d’obligation qu’à personne.
Est-il possible qu’il soit si aisé d’être roué, et si difficile d’obtenir la permission de s’en plaindre ?
1 – De trois mois de séminaire et deux cents francs d’aumônes. (G.A.)
2 – Pour Crébillon, sur la demande des comédiens. (G.A.)
3 – Compromis dans la banqueroute frauduleuse du caissier général des postes Billard, en 1770. (G.A.)
4 – Proposition de Quesnel, condamnée par la bulle Unigenitus. (G.A.)
5 – Le comte de Latour dit Soliman-Aga. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
Aux Délices, le 19 Juillet 1762.
Ce n’est pas sans raison, monseigneur, et non sine numine Divûm, que l’effigie de ma maigre physionomie est au Louvre (1), précisément au-dessous de votre rond et resplendissant et très aimable visage ; c’est, comme disent les docteurs, un vrai type. Cela signifie que mon âme reçoit d’en haut les rayons de la vôtre. Vous avez bien voulu m’illuminer plus d’une fois sur mon œuvre des six jours ; vous ne vous êtes point rebuté. Comptez que je sens tout le prix de vos bontés, comme celui de votre esprit et de votre goût. Que votre éminence a bien raison de dire que Statira ne parle pas à Antigone d’une manière assez imposante ! J’ai changé sur-le-champ la chose ainsi :
La majesté peut-être, ou l’orgueil de mon trône,
N’avait pas destiné, dans mes premiers projets,
La fille d’Alexandre à l’un de mes sujets ;
Mais vous la méritez en voulant la défendre ;
C’est vous qu’en expirant désignait Alexandre ;
Il nomma le plus digne, et vous le devenez :
Son trône est votre bien quand vous le soutenez :
Allez, et que des dieux la faveur vous seconde ;
Que la vertu vous guide à l’empire du monde ;
Combattez, et régnez, etc.
Act. III, sc. V.
Je profiterai de toutes vos remarques. Il faut tâcher de bien faire ce qu’on fait, fût-ce un bout-rimé ou une antienne. Recevez, avec mes tendres remerciements, les témoignages de ma juste sensibilité pour tout ce qui touche votre éminence. Vous essuyez donc encore des pertes particulières dans des malheurs publics, et votre courage est à toutes les épreuves :
Durate, et vosmet rebus servate secundis.
Æn., lib. I.
Je suis bien édifié de votre goût pour les potagers ; je ne savais point que vous fussiez frugivore, je vous croyais seulement virum frugi. Je vous parlais de votre belle mine rebondie ; elle est heureuse, et vous serez heureux. Ne serez-vous pas riche comme un puits, quand vous aurez nettoyé vos dettes ? ne serez-vous pas le plus aimable du sacré-collège ? ne vivrez-vous pas comme il vous plaira ? ne ferez-vous pas le charme de la société ? On dit que vous voulez être archevêque : à la bonne heure, mais ce n’est qu’une gêne ; un cardinal n’a pas besoin d’une charge d’âmes, et c’est une triste charge. Je vous voudrais à Paris, à la tête du bon goût et de la bonne compagnie, avec cent mille écus de rente ; mais on dit que ce n’est pas assez pour le cœur humain, et qu’il faut autre chose ; je m’en rapporte… Je suis enfoncé dans l’histoire du temps présent ; je suis émerveillé de nos sottises. Quelles misères ! Tendre attachement, profond respect.
1 – Dans la salle de l’Académie française. (G.A.)