CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 16
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à M. le comte de Schowalow.
Aux Délices, près Genève, 4 Juin 1762.
Monsieur, j’ai reçu par M. le prince de Galitzin la lettre du 19-30 Avril, dont vous m’honorez. J’avais déjà eu l’honneur de vous mander plusieurs fois (1) que M. de Soltikof était parti pour l’Angleterre, qu’il avait écrit à votre excellence, et que je n’avais aucune de ses nouvelles. Je viens d’apprendre dans le moment que la sœur de l’hôte chez qui il demeurait à Genève a reçu des lettres de lui, datées de Hambourg, il y a environ deux mois. Il lui mandait qu’il allait s’embarquer pour la Russie. Il faut qu’il n’ait demeuré que très peu de temps en Angleterre, et qu’il se soit hâté de revenir auprès de vous. Je suppose qu’à présent il est à Pétersbourg. Vous le trouverez instruit dans presque toutes les langues de l’Europe, et je suis persuadé encore que votre excellence n’aura pas perdu le fruit de ses bienfaits.
Il n’en est pas de même de M. de Pouschkin : on prétend qu’il est en prison à Paris pour ses dettes. Je ne regrette point les deux mille ducats qu’il m’apportait ; mais je regrette infiniment les médailles qui faisaient une suite complète, et qui servaient à l’histoire de Pierre-le-Grand.
Je vous réitère, monsieur, les assurances de l’envie extrême que j’ai de finir l’Histoire de Pierre-le-Grand à votre satisfaction. Tout malade que je suis, tout surchargé du fardeau des commentaires sur Pierre Corneille, je me livrerai à Pierre-le-Grand. Plût à Dieu que je pusse voir l’architecte dont je ne suis que le maçon !
Je serai toute ma vie, avec les sentiments les plus respectueux et les plus tendres, etc.
1 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)
à M. Albergati Capacelli.
Aux Délices, 4 Juin (1).
J’ai bien de la peine à revenir, monsieur, de la maladie qui m’a accablé. Ç’aurait été une grande consolation pour moi de voir M. Goldoni ; il m’aurait parlé de vous, il aurait trouvé chez moi des amis qui l’auraient pu servir à Paris, et je lui aurais fourni des voitures qui lui auraient épargné vingt lieues de chemin. Je le défie, d’ailleurs, de trouver dans Paris des hommes qui soient plus sensibles que moi à son mérite.
L’état où j’ai été et où je suis encore, ne m’a pas permis de mettre la dernière main à la tragédie que j’ai fait essayer sur mon théâtre. Je compte d’avoir l’honneur de vous l’envoyer, dès que j’aurai pu y travailler.
Il a fallu m’occuper des commentaires sur Corneille. J’y ai joint une traduction en vers blancs de la tragédie de Shakespeare, intitulé la Mort de César (2), que je compare avec le Cinna de Corneille, parce que dans l’une et l’autre pièce le sujet est une conspiration. J’ai traduit Shakespeare vers pour vers. Je peux vous assurer que c’est l’extravagance la plus grossière qu’on puisse lire. Gilles et Scaramouche sont beaucoup plus raisonnables.
J’ai traduit aussi l’Héraclius de Calderon pour le comparer à l’Héraclius de Corneille. Calderon est aussi barbare que Shakespeare. En vérité, il n’y a que les Italiens et les Français, leurs disciples, qui aient connu le théâtre. Que ne puis-je en raisonner avec vous, monsieur ! Mes plaisirs en augmenteraient avec mes lumières.
Je vous souhaite une santé meilleure que la mienne, et des jours aussi heureux que vous le méritez. Je serai toute ma vie, avec le plus tendre respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Ou plutôt une traduction des premiers actes de la tragédie de Jules César. (G.A.)
à M. Damilaville.
4 Juin 1762 (1).
Mon cher frère, je n’ai point encore cette Education de l’homme (2) le plus mal élevé qui soit au monde. Je l’aurai incessamment. Je sais, en attendant, que l’auteur est un monstre d’insolence et d’ingratitude. Le chien qui suivait Diogène était moins méprisable que lui.
Permettez que je vous adresse un exemplaire d’une brochure (3) plus abominable que tous les livres de Jean-Jacques Rousseau ; elle est pour M. le marquis d’Argence. Ce n’est pas le prétendu marquis d’Argens, compilateur fort plat des Lettres juives, qui est à Berlin ; c’est le marquis d’Argence, maréchal de champ, en son château, près d’Angoulême. C’est un homme très instruit qui veut réfuter ce détestable ouvrage : il est prodigieusement rare, et Dieu merci, il ne fera nul mal.
On ne veut donc pas imprimer l’Eloge de Crébillon ? J’étais curieux de le voir.
Je crois frère Thieriot en chemin ; je voudrais bien que vous pussiez en faire autant. – Vale.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Emile, ou De l’éducation, par Jean-Jacques Rousseau. (G.A.)
3 – Les Sentiments de Meslier. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
5 Juin 1762.
Mes divins anges, je suis aussi honteux que pénétré de toutes vos bontés ; je vous remercie de celles de M. le comte de Choiseul.
M. Duclos me mande qu’on a rendu les annonces des Cramer, si ridiculement saisies. Mes commentaires sont très sévères, et doivent l’être, parce qu’il faut qu’ils soient utiles ; mais après avoir critiqué en détail, je prodigue les éloges en gros, j’encense Corneille en général, et je dis la vérité à chaque ligne de l’examen de ses pièces.
Je donne au public beaucoup plus que je n’avais promis. Vous aurez bientôt le Jules César de Shakespeare, traduit en vers blancs, imprimé à la suite de Cinna, et la comparaison de la conspiration contre César avec celle contre Auguste ; vous verrez si je loue Corneille, et Shakespeare vous fera bien rire.
La Place n’a pas traduit un mot de Shakespeare (1).
Vous aurez aussi la traduction de l’Héraclius de Calderon, et vous rirez bien davantage. Que les Français ne sont-ils dans la tactique ce qu’ils sont dans le dramatique !
Tronchin ne sait ce qu’il dit ; le lait d’ânesse m’a fait mal. J’ai eu le malheur de travailler ; mais il est trop affreux de ne rien faire.
J’apprends dans l’instant qu’on vient d’enfermer dans des couvents séparés la veuve Calas et ses deux filles. La famille entière des Calas serait-elle coupable, comme on l’assure, d’un parricide horrible ? M. de Saint-Florentin est entièrement au fait ; je vous demande à genoux de vous en informer. Parlez-en à M. le comte : il est très aisé de savoir de M. de Saint-Florentin la vérité ; et, à mon avis, cette vérité importe au genre humain. La poste part ; je vous adore.
1 – Cela est vrai. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
7 Juin 1762.
Mes divins anges, vous ne me disiez pas que M. le chevalier de Solar (1) négociait la paix avec l’Angleterre : cela est si intéressant pour mille particuliers menacés d’une ruine entière, que vous pardonnerez, à moi particulier, de vous parler de mes espérances et de ma joie.
M. le comte de Choiseul ne sera-t-il point curieux de savoir de M. de Saint-Florentin la vérité touchant l’horrible aventure des Calas, supposé que M. de Saint-Florentin en soit instruit ? Peut-être ne sait-il pas quel effet cela produit dans l’Europe.
Permettez-vous que mademoiselle Corneille prenne la liberté de vous adresser cette lettre ? M. le comte de La Tour-du-Pin (2) a pris l’occasion de la mort de son père pour écrire enfin à mademoiselle Corneille, conjointement avec l’abbé de La Tour-du-Pin. Ils la félicitent, ils l’approuvent d’être chez moi ; ils me remercient ; ils lui témoignent beaucoup d’amitié. Elle leur répond comme elle le droit ; mais elle ne sait point la demeure de M. de La Tour-du-Pin. On s’adresse à mes anges dans tous ses embarras.
La petite poste est d’une commodité extrême pour ces envois.
Je vous demande pardon des extrêmes libertés que nous prenons.
Il est clair qu’on n’a pas voulu souffrir à la tête des hôpitaux des hommes vertueux. M. de Fontanieu veut donc qu’on pile les vivants, les mourants, et les morts.
Lekain nous a enfin écrit, et j’ai répondu (3).
1 – Ambassadeur de Sardaigne à Paris. (G.A.)
2 – Son père avait demandé une lettre de cachet pour enlever à Voltaire mademoiselle Marie Corneille. (G.A.)
3 – Le 2 juin. (G.A.)
à M. Duclos.
Aux Délices, 7 Juin 1762.
Mademoiselle Corneille, les frères Cramer, et moi, monsieur, nous vous devons des remerciements. Vous trouverez sans doute les commentaires sur Rodogune un peu sévères ; mais il faut dire la vérité. J’ai soin de mettre à la tête et à la fin de chaque commentaire une demi-once d’encens pour Corneille ; mais, dans les remarques, je ne connais personne, je ne songe qu’à être utile. On dira, de mon vivant, que je suis fort insolent ; mais, après ma mort, on dira que je suis très juste : et comme je mourrai bientôt, je n’ai rien à craindre.
Voici une petite annonce que je vous prie de montrer à l’Académie ; je la ferai insérer dans les papiers publics : on verra que je donne beaucoup plus que je n’ai promis. Je compte vous envoyer dans un mois la traduction de la conspiration contre Auguste ; vous verrez ce que c’est que Shakespeare, qu’on oppose à Corneille : c’est madame Gigogne qu’on met à côté de mademoiselle Clairon.
L’Héraclius de Calderon est encore pis. Il est bon de faire connaître le génie des nations. La question de savoir si Corneille a pris une demi-douzaine de vers de Calderon, comme il en a pris deux mille des autres auteurs espagnols, est une question très frivole.
Ce qui est important, c’est de faire connaître combien Corneille, malgré tous ses défauts, était sublime et sage dans le temps qu’on ne représentait sur les autres théâtres de l’Europe que des rêves extravagants.
Le P. Tournemine, qu’on cite, et qu’on a tort de citer était connu chez les jésuites par ces deux petits vers :
C’est notre père Tournemine,
Qui croit tout ce qu’il imagine.
Le confesseur du roi d’Espagne, qu’il avait consulté, n’en savait pas plus que lui ; et l’ancien bibliothécaire (1) du roi d’Espagne, qui m’a envoyé la première édition de l’Héraclius de Calderon, en sait beaucoup plus que le confesseur et le P. Tournemine. Ce que dit Corneille dans l’examen d’Héraclius, loin d’être une preuve que l’Héraclius espagnol est une imitation du français, semble prouver tout le contraire. Car, premièrement, il n’y a pas d’imitation ; l’Héraclius espagnol ne ressemble pas plus à celui de Corneille, que les Mille et une Nuits ne ressemblent à l’Enéide : et il ne s’agit, encore une fois, que d’une douzaine de vers. Secondement, Corneille dit que sa pièce est un original dont il s’est fait plusieurs belles copies ; or certainement la pièce de Calderon n’est pas une belle copie, c’est un monstre ridicule.
Remarquez de plus que si Corneille avait eu un Espagnol en vue, si un Espagnol avait pu prendre deux lignes d’un Français, ce qui n’est jamais arrivé, Corneille n’eût pas manqué de dire que Calderon avait fait le même honneur à notre théâtre que Corneille avait fait au théâtre de Madrid, en imitant le Cid ? le menteur, la Suite du Menteur, et Don Sanche d’Aragon. Corneille, en parlant de ces prétendues belles copies, entend plusieurs tragédies, soit de son frère, soit d’autres poètes, dans lesquelles les héros sont méconnus et pris pour d’autres jusqu’à la fin de la pièce.
Enfin il n’y a qu’à lire l’Héraclius de Calderon ; cela seul terminera le procès. Vous pouvez lire, monsieur, ma lettre à l’Académie, ne fût-ce que pour l’amuser ; mais je me flatte qu’elle voudra bien peser mes raisons. Vous aimez le vrai plus que personne : il y a tant de préjugés dans ce monde, qu’il faut au moins n’en point avoir en littérature.
1 – G. Mayans y Siscar. (G.A.)
à M. Damilaville.
7 Juin 1762 (1).
Mon cher frère sait que je lui ai envoyé pendant six mois des paquets concernant Corneille pour l’Académie française. Je crois que MM. les fermiers des portes n’ont point désapprouvé ce petit commerce ; mais je n’ai pas été si heureux dans ma correspondance avec M. d’Argental, à qui j’envoyais des paquets pour le secrétaire perpétuel de l’Académie sous l’enveloppe de M. de Courteilles. Ils ont décacheté l’enveloppe en dernier lieu, et fait payer à M. d’Argental des sommes assez considérables. Cela m’inquiète, et je crains qu’il ne soit arrivé quelque malheur à mes derniers paquets envoyés à mon cher frère. Le dernier le 5 juin, et contenait deux exemplaires d’Etrépigny et de But (2).
Voilà deux petits avertissements qu’il faudrait faire mettre dans les Petites affiches et dans le Mercure. Mon cher frère verra que les malades ne perdent pas toujours leur temps.
Du reste, j’écris à messieurs des postes pour les prier de recevoir de moi l’argent qu’ils lui ont fait payer et de le lui rendre. Leur procédé avec un homme tel que lui me fait de la peine.
Je suppose frère Thieriot parti. Il doit descendre chez M. Camp, associé de M. Tronchin, à Lyon, qui aura soin de son voyage.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les Sentiments de Meslier. (G.A.)