CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

13.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Aux Délices, près Genève, 21 Mai 1762.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu la lettre dont vous m’honorez du 17 mars (v.s.). Je suppose que toutes celles que je vous ai écrites vous sont parvenues. J’ai été à la mort depuis que je n’ai eu l’honneur de vous écrire, et j’ai perdu une partie de ma fortune par le contre-coup de nos malheurs publics ; mais j’oublie cette dernière disgrâce, et dès que j’aurai un peu réparé l’autre en reprenant un peu de santé, je me remettrai avec courage et avec plaisir à l’Histoire de Pierre-le-Grand.

 

          J’avoue, monsieur, que je serais bien encouragé, si je pouvais en effet me flatter d’avoir l’honneur de vous voir et de vous posséder dans mes petites retraites. Il est digne de vous  d’imiter Pierre-le-Grand, en voyageant comme lui. Vous devez bien sentir que vous seriez accueilli partout comme vous devez l’être, votre voyage serait un triomphe continuel ; et on respecterait encore plus votre patrie quand on verrait un homme de votre mérite, orné des plus belles connaissances, et fait pour réussir dans toutes les cours. J’aurais souhaité que vous eussiez pris le parti d’être ambassadeur : cela m’aurait du moins rapproché de votre excellence ; et, tout malade que je suis, j’aurais volé tôt ou tard pour avoir la consolation de vous voir. Je suis mortifié de n’avoir aucune nouvelle de M. de Soltikof depuis son départ : je l’aimais véritablement, et j’avais eu pour lui toutes les attentions qu’il mérite. Vous ne m’avez point dit, monsieur, si vous aviez reçu la lettre (1) que je vous avais adressée par M. le grand-maître d’artillerie ; il est triste d’avoir toujours à craindre que les paquets ne soient perdus. Je crois que le meilleur parti est d’écrire tout simplement par la poste. On doit savoir d’ailleurs que je ne vous parle point d’affaires d’Etat ; on ne fait point la guerre à la littérature. Adieu, monsieur ; j’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus respectueux et les plus tendres, etc.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

Aux Délices, le 24 Mai 1762.

 

 

          Mon cher et ancien ami, nous commençons l’un et l’autre à être dans l’âge où il faut s’occuper soigneusement de conserver les restes de sa machine. Nous avons vu mourir notre cher abbé du Resnel ; vous avez été malade, mais vous êtes né heureusement. Vous êtes un chêne, et je suis un arbuste ; je me sens encore de la tempête que j’ai essuyée ; je parie que vous buvez du vin de Champagne quand je bois du lait, et que vous mangez des perdrix et des turbots quand je suis réduit à une aile de poularde. Vous allez chez de belles dames, vous courez de Paris à votre terre, et moi je suis confiné.

 

          Le travail, qui était ma consolation, m’est interdit. Je ne peux plus me moquer de frère Berthier, de Pompignan, et de Fréron. Je baisse sensiblement. L’édition de Corneille ira pourtant toujours son train.

 

          Il y avait une grande dispute pour savoir si Corneille avait pris Héraclius de Calderon. Pour terminer la dispute, j’ai traduit cette farce espagnole, qu’on appelle tragédie. Il a fallu me remettre à l’espagnol, que j’avais presque oublié : cela m’a coûté quelques peines ; mais je vous assure que j’en ai été bien payé. Il est bon de voir ce que c’était que ce Calderon tant vanté : c’est le fou le plus extravagant et le plus absurde qui se soit jamais mêlé d’écrire. Je ferai imprimer sa drôlerie à côté de l’Héraclis de Corneille, et toutes les nations de l’Europe, qui souscrivent pour cet ouvrage, pourront juger que le bon goût n’est qu’en France. Ce n’est pas qu’il n’y ait des étincelles de génie dans Calderon, mais c’est le génie des Petites-Maisons.

 

          Au reste, je suis bien sûr que vous ne pensez pas que mon commentaire soit à la Dacier. Je critique avec sévérité, et je loue avec transport. Je crois que l’ouvrage sera utile, parce que je ne cherche jamais que la vérité. Mademoiselle Corneille n’entendra point mon commentaire : elle récite assez joliment des vers ; nous en avons fait une actrice ; mais il se passera encore bien du temps avant qu’elle puisse lire son oncle.

 

          Voilà son père réformé avec M. de Chamousset (1), son protecteur. Il est déjà venu chez nous, il y revient encore ; nous lui avons donné quelque petite avance sur l’édition. Il va à Paris. Qu’y deviendra-t-il quand il n’aura que son nom ?

 

          Adieu, mon cher ami ; j’espère que ma lettre vous trouvera ou à Paris ou à Launay. Madame Denis doit vous écrire. Nous sommes deux ici à qui vous coûtez bien des regrets. Je vous embrasse tendrement. V

 

 

          P.S. Pardon si je ne vous écris pas de ma main ; je suis d’une faiblesse extrême.

 

 

1 – Fondateur de la petite poste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

Aux Délices, le 26 Mai 1762.

 

 

          Je ne savais pas, monseigneur, qu’ayant perdu madame votre nièce, vous aviez été encore sur le point de perdre sa sœur. Il y a deux mois que je n’éprouve, que je n’entends, et que je ne vois que des choses tristes. Permettez-moi de compter vos douleurs parmi les miennes. Je vous avais marqué qu’un de mes chagrins était de ne pouvoir jouir de la consolation de m’entretenir avec votre éminence. Ce chagrin est d’autant plus fort que je n’ai aucune espérance de vous revoir ; il m’est impossible de me transplanter. Tout ce que me permet mon état de langueur est d’aller de Ferney aux Délices, et des Délices à Ferney, c’est-à-dire de faire deux lieues. Certainement vous ne viendrez pas à Genève ; aussi je n’ai que trop senti que je ne vous reverrais jamais. Je ne vous en serai pas moins tendrement attaché ; vos lettres charmantes, où se peint une très belle âme, et une âme vraiment philosophe, m’ont sensiblement touché. Je prendrai l’intérêt le plus vif à tout ce qui vous regarde jusqu’au dernier moment de ma vie. Je vous exhorte toujours à joindre à votre philosophie l’amour des lettres. Vous me paraissez faire trop peu de cas du génie aimable avec lequel vous êtes né. N’ayez jamais cette ingratitude. Vous joignez à ce génie un goût fin et cultive qui est presque aussi rare que le génie même ; c’est une grande ressource pour tous les temps de la vie ; et je sens que les lettres font la plus grande consolation de la vieillesse, après celle qu’on reçoit de l’amitié. Je vous avouerai qu’elles sont chez moi une passion. Vous allez vous moquer de moi : mais je vous demande la permission de vous envoyer mon ouvrage de six jours, auquel vous m’aviez bien dit qu’il fallait travailler six mois.

 

          J’ai grande envie que cette pièce soit ce que j’ai fait de moins mal, et je ne vois d’autre d’en venir à bout que de vous consulter. Vous n’avez vu que les matériaux ; vous verrez l’édifice : ce sera pour vous un amusement, et pour moi une instruction. Ayez la bonté de me faire savoir s’il faudra que j’envoie le paquet à Soissons. Je sais bien que les paquets passent par Paris ; mais une tragédie n’effarouchera pas votre ami Janel (1). Auriez-vous lu une réponse d’un jésuite de Lyon ou de Toulouse à l’abbé Chauvelin, intitulée Acceptation du défi (2) ? il y a de la déclamation de collège, mais elle ne manque pas de raisons très fortes ; cette affaire est une des plus singulières de ce siècle singulier.

 

          On n’est pas content de notre Dictionnaire (3) ; on le trouve sec, décharné, incomplet, en comparaison de ceux de Madrid et de Florence. Oserai-je vous prier de me dire si vous approuvez cette expression : Donner de la croyance à quelque chose ? Le papier me manque pour vous dire à quel point j’aime et je respect votre éminence.

 

          Puis-je vous dire que le roi m’a conservé la charge de gentilhomme ordinaire, et m’a fait payer d’une pension ? Je ne me croyais pas si bien en cour.

 

 

1 – Intendant des postes. (G.A.)

 

2 – Voltaire répliqua par le Petit avis à un jésuite. (G.A.)

 

3 – Le Dictionnaire de l’Académie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

28 Mai 1762.

 

 

          Mon cher frère, je suis bien languissant : je serai bien charmé de revoir frère Thieriot avant de mourir, et très fâché de ne vous avoir jamais vu ; mais, en vérité, je ne vous en aime pas moins.

 

          Nous vous avons adressé en dernier lieu une lettre ouverte pour M. de La Chalotais (1), procureur-général du parlement de Bretagne : quand je dis nous, j’entends celui qui tient la plume, et moi. Je vous envoie un livre exécrable (2) ; mais votre ami veut l’avoir, et j’obéis à ses ordres.

 

          Je voudrais savoir comment réussit la nouvelle édition du Dictionnaire de notre Académie. Les étrangers se plaignent qu’il est sec et décharné, et qu’aucun des doutes qui embarrassent tous ceux qui veulent écrire n’y est éclairci. Il est triste que nous ne puissions parvenir à donner un dictionnaire tel que ceux de la Crusca et de Madrid.

 

          Je suis enchanté que Zelmire (3) réussisse. Je m’intéresse à l’auteur, et je m’intéresserai toujours au succès de la scène française ; mais je m’intéresse bien davantage aux frères et à la destruction de l’inf…, qu’il ne faut jamais perdre de vue. Valete, fratres (4).

 

 

1 – Celle du 17 Mai. (G.A.)

 

2 – Les Sentiments de .J. Meslier. (G.A.)

 

3 – Tragédie de du Belloy, jouée le 6 Mai 1762. (G.A.)

 

4 – Ce qu’on trouve en post-scriptum dans les autres éditions est le commencement d’une lettre adressée à Damilaville le 4 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 31 Mai 1762.

 

 

          Mes divins anges, je suis pénétré de vos bontés, et je vous dois celles de M. le comte de Choiseul. Je vais tâcher de lui écrire deux lignes de ma faible main ; elles seront bien reçues en passant par les vôtres.

 

          Je trouve que M. de Chavigny (1) fait fort bien de se retirer dans ses terres ; j’approuve tous ceux qui prennent ce parti : il faut savoir mettre un temps entre les affaires et la mort, et n’imiter ni le cardinal de Fleury ni le maréchal de Belle-Isle.

 

          Madame la duchesse d’Enville a fait un triste voyage, à mon gré. Elle désirait passionnément une maison de campagne ; madame la duchesse de Grafton en a une pour cent louis, jusqu’à l’hiver ; et madame d’Enville paie deux cents louis un simple appartement pour trois mois. Pour comble de désagrément, elle est logée tout auprès d’un temple où elle entend détonner des chansons hébraïques, mises en vers français détestables (2). De plus, toute la bonne compagnie est à la campagne, et il ne reste à la ville que des pédants.

 

          Je voudrais pouvoir lui céder les Délices ; mais j’ai trop besoin de Tronchin, et malheureusement on vernit actuellement tous les dedans de Ferney. Tout ce que je peux faire est de lui donner une représentation de Cassandre. Je n’y jouerai pas mon rôle de grand-prêtre ; je suis obligé de renoncer au théâtre, comme Grandval ; mais la pièce ne sera pas mal représentée, et je vous assure que c’est l’appareil le plus imposant qui soit au théâtre.

 

          Pour le Droit du Seigneur, vous êtes maître absolu de le faire jouer par qui il vous plaira et quand vous voudrez ; c’est un service que vous rendrez à Thieriot. Il prétend qu’il vient me voir après les fêtes de la Pentecôte ; mais c’est de quoi je doute très fort.

 

          Il est juste de vous envoyer un exemplaire de la seconde édition de Meslier ; on avait oublié, dans la première, son Avant-propos (3), qui est très curieux. Vous avez des amis sages qui ne seront pas fâchés d’avoir ce livre dans leur arrière-cabinet ; il est tout propre d’ailleurs à former la jeunesse. L’In-folio, qu’on vendait en manuscrit huit louis d’or, est inlisible ; ce petit extrait est très édifiant. Remercions les bonnes âmes qui le donnent pour rien, et prions Dieu qu’il répande ses bénédictions sur cette lecture utile.

 

          Je crois que M. l’abbé le coadjuteur sera bien étonné d’avoir été comparé à la fois à Esope et à Goliath (4). J’espère, Dieu aidant, que le libelle du jésuite rendra les parlements irréconciliables, et qu’avec le temps on tombera sur tous les autres moines. Je n’en serai pas témoin, mais je mourrai dans cette douce espérance.

 

          Je ne compte pas non plus voir la fin de la guerre. On disait hier Dresde pris par le prince Henri, immédiatement après la déconfiture de l’armée des Cercles ; cette nouvelle, qui n’est pas encore vraie, pourra l’être dans quelque temps : vous verrez, avant la fin de la campagne, seize mille Russes rendre visite à M. le maréchal d’Estrées. La flotte anglaise est actuellement dans Lisbonne ; il n’y a qu’un nouveau tremblement de terre qui puisse faire dénicher cette flotte. Tant de malheurs publics influent sur la fortune des particuliers, excepté de ceux qui pillent les autres ; je m’en ressens autant que personne. Mademoiselle Corneille en sentira aussi le contre-coup ; la guerre fait tort aux souscriptions. La chambre syndicale des libraires de Paris nous fait plus de tort encore ; elle arrête, depuis quatre mois, le ballot des annonces de Cramer, où se trouvent les noms des souscripteurs. M. de Malesherbes souffre cette injustice, laquelle est une insulte au public. Il me semble que les affaires particulières vont à peu près comme les générales.

 

          Le parlement de Dijon continue dans son obstination.

 

          J’admire toujours qu’on ne veuille point rendre la justice au peuple, pour faire de la peine au roi. Les classes du parlement feront un peu de mal ; et j’ai bien peur que les classes des matelots ne rendent pas de grands services. Je conclus que tout ceci est un naufrage universel, et je dis toujours : Sauve qui peut !

 

          Mille tendres respects.

 

 

1 – Diplomate. (G.A.)

 

2 – Les Psaumes mis en vers par Marot et de Bèze. (G.A.)

 

3 – Voyez, l’Extrait de Meslier. (G.A.)

 

4 – L’abbé Chauvelin était petit et contrefait. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux Délices, 2 Juin 1762.

 

 

          Mon cher et grand acteur, je vous fais mon compliment sur le succès de Zelmire ; je vous prie de dire à l’auteur combien j’avais été content de son Titus (1) et à quel point je suis charmé que le public ait rendu plus de justice à sa seconde pièce. J’espère que Zelmire durera assez longtemps pour que vous ne soyez pas obligé de donner Cassandre. Nous nous en amuserons encore quelquefois sur mon théâtre de Ferney avant de le livrer au public.

 

          Je crois qu’on ne doit imprimer Zelmire que quand on l’aura reprise, et qu’il ne faut pas la reprendre sitôt. Il n’en est pas de même du Droit du Seigneur ; je crois que, s’il est bien joué, il pourra procurer quelque avantage à vos camarades ; je m’intéresserai toujours à eux, et particulièrement à vous, pour qui j’aurai toujours autant d’amitié que d’estime.

 

 

1 – Tragédie jouée en 1759. (G.A.)

 

 

 

13

 

 

Commenter cet article