CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 14
Photo de KHALAH
à M. Duclos.
Aux Délices, 17 Mai 1762.
J’étais très malade, monsieur, lorsque j’eus l’honneur de vous écrire touchant l’édition de Corneille. J’ai été depuis à la mort, et je suis encore assez mal. J’ose me flatter que l’édition n’en souffrira pas beaucoup, les meilleures pièces étant commentées, et les autres ne méritant pas de l’être. Ce qui m’afflige, c’est l’obstacle que mettent les libraires de Paris à cette édition, que j’ai été obligé de diriger moi-même, et qui ne pouvait commencer que sous mes yeux. On a arrêté tous les prospectus chargés des noms des souscripteurs, à la chambre syndicale, sous prétexte qu’il y a des libraires de Paris qui ont le privilège des Œuvres de Corneille ; mais ce privilège doit être expiré, et appartient naturellement à la famille. D’ailleurs mademoiselle Corneille ne pourrait-elle pas demander le privilège d’un livre intitulé Commentaires sur plusieurs tragédies de Pierre Corneille, et sur quelques autres pièces françaises et espagnoles ? On ne pourrait, ce me semble, refuser cette justice, et le livre serait imprimé sous le nom de la veuve Brunet, qui pourrait s’accommoder avec mademoiselle Corneille d’une manière avantageuse pour l’une et pour l’autre.
Ayez la bonté de me mander, monsieur, si vous approuvez cette idée, et si vous pouvez contribuer à la faire réussir. Il y a déjà deux volumes d’imprimés ; si la nature veut que je vive encore quelque temps, l’édition sera achevée dans dix-huit mois.
au sieur Fez.
Aux Délices, 17 Mai 1762.
Vous me proposez, par votre lettre datée d’Avignon, du 30 Avril, de me vendre pour mille écus l’édition entière d’un recueil de mes Erreurs sur les faits historiques et dogmatiques (1), que vous avez, dites-vous, imprimé en terre papale. Je suis obligé, en conscience, de vous avertir qu’en relisant, en dernier lieu, une nouvelle édition de mes ouvrages, j’ai découvert dans la précédente pour plus de deux mille écus d’erreurs ; et comme en qualité d’auteur je me suis probablement trompé de moitié à mon avantage, en voilà au moins pour 12,000 liv. Il est donc clair que je vous ferais tort de 9,000 fr. si j’acceptais votre marché.
De plus, voyez ce que vous gagnerez au débit du Dogmatique ; c’est une chose qui intéresse particulièrement toutes les puissances qui sont en guerre, depuis la mer Baltique jusqu’à Gibraltar. Ainsi je ne suis pas étonné que vous me mandiez que l’ouvrage est désiré universellement.
M. le général Laudon, et toute l’armée impériale, ne manqueront pas d’en prendre au moins trente mille exemplaires, que vous vendez, dites-vous, 2 livres pièce,
ci. 60,000 livres.
Le roi de Prusse, qui aime passionnément le Dogmatique, et qui en est occupé plus que jamais, en fera débiter à peu près la même quantité,
ci. 60,000 livres.
Vous devez aussi compter beaucoup sur monseigneur le prince Ferdinand (2) ; car j’ai toujours remarqué, quand j’avais l’honneur de lui faire ma cour, qu’il était enchanté qu’on relevât mes erreurs dogmatiques ; ainsi vous pouvez lui en envoyer vingt mille exemplaires,
ci. 40,000 livres.
De l’autre part. 160,000 livres.
A l’égard de l’armée française, où l’on parle encore plus français que dans les armées autrichiennes et prussiennes, vous y en enverrez au moins cent mille exemplaires, qui a 40 sous la pièce,
font. 200,000 livres.
Vous avez sans doute écrit à M. l’amiral Anson, qui vous procurera en Angleterre et dans les colonies le débit de cent mille de vos recueils,
ci. 200,000 livres.
Quant aux moines et aux théologiens, que le Dogmatique regarde plus particulièrement, vous ne pouvez en débiter auprès d’eux moins de trois cent mille dans toute l’Europe, ce qui forme tout d’un coup un objet de
. 600,000 livres.
Joignez à cette liste environ cent mille amateurs du Dogmatique parmi les séculiers, pose
. 200,000 livres.
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Somme totale 1 360,000 livres.
Sur quoi il y aura peut-être quelques frais, mais le produit net sera au moins d’un million pour vous.
Je ne puis donc assez admirer votre désintéressement de me sacrifier de si grands intérêts pour la somme de 3,000 livres une fois payée.
Ce qui pourrait m’empêcher d’accepter votre proposition, ce serait la crainte de déplaire à M. l’inquisiteur de la foi, ou pour la foi, qui a sans doute approuvé votre édition. Son approbation une fois donnée ne doit point être vaine ; il faut que les fidèles en jouissent, et je craindrais d’être excommunié si je supprimais une édition si utile, approuvée par un jacobin, et imprimée dans Avignon.
A l’égard de votre auteur anonyme, qui a consacré ses veilles à cet important ouvrage, j’admire sa modestie : je vous prie de lui faire mes tendres compliments, aussi bien qu’à votre marchand d’encre.
1 – Voyez, à la vingt-huitième des Honnêtetés littéraires, la lettre à laquelle répond ici Voltaire. (G.A.)
2 – Par Nonnotte. (G.A.)
3 – Le prince Ch. De Brunswick. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
19 Mai 1762.
Mes divins anges, je suis un peu retombé, mais Tronchin dit toujours que je me relèverai. Je voudrais qu’on pût en dire autant de la France et de la comédie ; je les crois pour le moins aussi malades que moi ; je crois Lekain furieusement occupé. Il était naturel qu’il écrivît un petit mot à madame Denis, qui ne l’a pas mal reçu ; mais les héros négligent volontiers les campagnards.
Me permettrez-vous de vous adresser cette lettre d’un Anglais pour M. le comte de Choiseul ? Il demande un passeport pour s’en retourner en Angleterre par la France ; je ne sais si cela s’accorde, et si vous permettez à vos vainqueurs d’être témoins de votre misère. Au reste, le suppliant ne vous a jamais battus ; c’est un jeune homme qui aime tous les arts, et qui jouait parfaitement du violon dans notre orchestre. Je doute, malgré tout cela, qu’il lui soit permis de passer par Calais. Je serais bien fâché de demander à M. le comte de Choiseul quelque chose qui ne fût pas convenable.
Je vous supplie d’ailleurs de lui dire combien je suis touché de la bonté qu’il a eue de s’intéresser pour mon triste état.
Vous ne me répondez jamais sur l’œil de madame de Pompadour ; cependant je m’y intéresse : j’ai vu, il y a quinze ans, cet œil fort beau, et je serais fâché de sa perte. Dites-moi donc aussi quelque chose de la comédie de Henri IV (1) ; il me semble qu’elle doit tourner la tête à la nation.
Je me flatte de voir M. Pont de Veyle à La Marche au mois de juillet ; mais si ma mauvaise santé et Pierre Corneille me privent de ce plaisir, je lui conseillerai de passer par Ferney en s’en retournant par Lyon, et je lui donnerai la comédie.
Adieu, mes adorables anges. Tronchin nous quitte probablement au mois d’octobre pour M. le duc d’Orléans, et il fait fort bien ; et moi je veux prendre le prétexte un jour de l’aller consulter, afin de n’avoir pas à me reprocher de mourir sans avoir eu la consolation de vous revoir.
1 – Par Collé. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin (1)
Mon cher Esculape, j’ai reçu vos ordres en revenant de Ferney. Vous croyez bien que je les ai exécutés sur-le-champ. J’ai envoyé le passeport à M. le duc de Choiseul, avec les plus humbles prières et les plus pressantes. Vous savez que je ne réponds jamais du succès. Il n’appartiendrait qu’à vous d’en répondre.
La paix ne paraît pas prochaine ; cependant elle peut arriver comme une apoplexie, tout d’un coup. Tuus for ever.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Nous croyons que ce billet est de 1762 et qu’il s’agit du passeport dont il est parlé dans la lettre précédente. (G.A.)
à Madame de Florian. (1)
Aux Délices, 20 Mai 1762.
Je suis encore assez mal, mais tous mes maux sont adoucis par l’idée que M. et madame de Florian sont heureux. Je les félicite de vivre ensemble, et surtout de vivre à la campagne dans un temps aussi malheureux, où les plaisirs sont aussi dérangés que les affaires.
Je ne sais si M. de Florian a entendu parler de l’horrible aventure de la famille des Calas en Languedoc. Il s’agit de savoir si un père et une mère ont pendu leur fils par tendresse pour la secte de Calvin, et si un frère a aidé à pendre son frère ; ou si les juges ont fait expirer sur la roue un père innocent par amitié pour la religion romaine. L’un ou l’autre cas est digne des siècles des Madagrida, des Damiens, et des billets de confession. Heureux les philosophes qui passent leur vie loin des fous et des fanatiques !
Je suppose que M. l’abbé Mignot est dans votre beau château d’Hornoy, et qu’il partage votre bonheur. N’avez-vous pas aussi un oncle de M. de Florian ? Voilà un heureux oncle. Ceux qui sont malades, et surtout à cent cinquante lieues de vous, ne sont pas si heureux. Je sens très bien qu’un beau lac, un paysage de Claude Lorrain, un château d’une architecture charmante, un théâtre des plus jolis de l’Europe, ne font pas la félicité, et qu’il vaudrait mieux achever sa vie avec toute sa famille.
Ma chère nièce, il est triste d’être loin de vous. Lisez et relisez Jean Meslier ; c’est un bon curé.
1 – Précédemment madame de Fontaine. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
Aux Délices, 20 Mai 1762.
Non seulement je suis paresseux, monsieur, mais il s’est joint à ce vice une maladie qui a passé quelque temps pour mortelle ; je suis encore très faible. Je ne peux avoir l’honneur de vous écrire de ma main. On a trouvé vos saucissons excellents ; pour moi, j’ai été bien loin d’en pouvoir manger ; mais je vous en remercie au nom de tout ce qui est aux Délices.
Que vous êtes sage et heureux, monsieur, d’habiter dans vos terres, et de ne point voir de près tous les malheurs de la France ! Notre seule félicité consiste à chasser des jésuites, et à conserver environ quatre-vingt mille autres moines qui dévorent le peu de substance qui nous reste. Il est bien ridicule d’avoir tant de moines et si peu de matelots. Adieu, monsieur ; un malade ne peut faire de longues lettres. Je regrette toujours que les Délices et Ferney soient si loin d’Angoulême, et je vous regretterai toute ma vie. Comptez que vous n’avez point de serviteur plus inviolablement attaché que V.
à la duchesse Louise-Dorothée de Saxe-Gotha.
Le 21 Mai, aux Délices (1).
Madame, j’ai été sur le point d’aller voir si l’on fait autant de sottises dans l’autre monde que dans celui-ci. Tronchin et la nature m’ont fait différer le voyage. Voilà ce qui m’a privé de l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime. Je la suppose actuellement entourée d’officiers français qui lui font la cour, en attendant que des Prussiens viennent se présenter à son audience ; car il me paraît que toutes les nations font ce qu’elles peuvent pour venir vous faire leur révérence, et que vous n’avez pas toujours le choix. Les Russes pourront bien venir aussi à Gotha prendre des leçons de politesse.
Sérieusement, madame, j’aime mieux le temps où j’étais si paisible dans votre palais, et où il n’y avait dans vos Etat d’autres troupes que les vôtres. Votre altesse sérénissime permettra-t-elle que je prenne la liberté de lui adresser ma réponse à madame la comtesse de Bassevitz (2) ? Je ne sais où la prendre, et j’ignore à quelle armée appartient actuellement son château. Dieu veuille renvoyer bientôt à la culture de la terre tant de gens qui la désolent et qui l’ensanglantent, sans savoir pourquoi ! On dit que si nous avions la paix, j’aurais le bonheur de voir à Genève les princes vos fils. Ce serait pour moi la plus grande des consolations dans la douleur où je suis de sentir que je suis privé, probablement pour jamais, de la présence de leur adorable mère. Cette paix me paraît encore bien éloignée. Le feu a pris aux deux bouts de l’Europe. On bat le tambour depuis Gibraltar jusqu’à Archangel : cela prouve que les hommes sont fous du midi au nord. Que votre auguste famille soit tranquille au milieu de tant d’orages ! que la grande maîtresse des cœurs se souvienne du pauvre malade ! que votre altesse sérénissime reçoive avec sa bonté ordinaire mon profond respect, etc.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)