CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
17 Avril 1762.
J’ai l’honneur de vous envoyer, monsieur, de la part de M. Friche Baume, libraire, la brochure ci-jointe (1). Vous êtes assez affermi dans notre sainte religion pour lire sans danger ces impiétés ; mais je ne voudrais pas que cet ouvrage tombât entre les mains de jeunes gens qu’il pourrait séduire.
On est toujours indigné ici de l’absurde et abominable jugement de Toulouse. On ne s’en soucie guère à Paris, où l’on ne songe qu’à son plaisir, et où la Saint-Barthélemy ferait à peine une sensation. Damiens, Calas, Malagrida, une guerre de sept années sans savoir pourquoi, des convulsions, des billets de confession, des jésuites, le discours et le réquisitoire de Joly de Fleury, la perte de nos colonies, de nos vaisseaux, de notre argent ; voilà donc notre siècle ! Ajoutez-y l’opéra-comique, et vous aurez le tableau complet.
On m’a donné cette lettre pour M. Saurin ; je vous supplie de vouloir bien la lui faire parvenir.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. RIBIENBOTTE.
1 – Sans doute le Petit avis à un jésuite, FACÉTIES.
à M. Saurin.
A Ferney, 17 Avril 1762.
J’ai cru, monsieur, que vous ne seriez pas fâché d’apprendre que mademoiselle Corneille vient de jouer votre rôle de Julie (1) avec un applaudissement unanime. Vous n’aurez jamais d’actrice d’un si beau nom. Je ne peux lui donner une meilleure éducation qu’en lui faisant connaître le monde comme vous l’avez peint.
Votre pièce, d’ailleurs, a été très bien jouée ; et Lekain, qui était au nombre des spectateurs, en a été extrêmement content.
Je vous prie de dire à M. Duclos que j’ai cessé l’envoi des Commentaires sur Corneille, parce que je me suis remis à l’espagnol. J’ai voulu donner une traduction de l’Héraclius de Calderon ; elle est d’un bizarre, d’un sauvage, d’un comique, et, en certains endroits, d’un sublime, qui méritent d’être connus : c’est la nature pure ; rien ne ressemble plus à Shakespeare.
Si vous écrivez à frère Helvétius, je vous supplie de ne lui pas laisser ignorer ma tendre amitié pour lui. Je n’écris guère parce que je n’en ai pas le temps ; et si je ne vous écris pas de ma main, c’est que j’ai la fièvre. Adieu, mon très cher confrère.
1 – Personnage des Mœurs du temps. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
17 Avril 1762.
Mes divins anges, je ne voulais vous écrire qu’après que Lekain aurait vu Statira ; mais je commence toujours par vous remercier de la bonté que vous avez eue pour mon capitaine d’artillerie (1) qui voudrait bien pointer quelques canons contre Pierre III, qui n’est pas Pierre-le-Grand.
Il est vrai que M. le comte de Saxe ne fit que monter dans le vaisseau à Dunkerque, et que, grâce au ciel, nous ne mîmes point en mer ; mais je ne prends aucun intérêt à cette misérable histoire (2), dont on a imprimé des fragments très incorrects, qu’on m’a volés.
A l’égard de Conculix (3), c’est autre chose. Il faut que j’aie été abandonné de Dieu pour laisser cet animal-là en si bonne compagnie.
Nous avons déjà joué Tancrède. Lekain m’a paru admirable ; je lui ai même trouvé une belle figure. J’étais le bon homme Argire ; je ne m’en suis pas mal tiré ; mais ni lui ni moi ne jouons dans Olympie ; nous serons tous deux spectateurs bénévoles. Je devais naturellement jouer le grand-prêtre : ce sont mes triomphes, vu le goût que j’ai pour l’Eglise ; mais je suis honoré du même catarrhe qui a osé souffler sur mes anges : j’ai la fièvre. Je continuerai ma lettre quand on aura joué Olympie ou Cassandre, et je vous en rendrai compte, en oubliant la petite part que je peux y avoir.
1 – La Houlière. (G.A.)
2 – L’Histoire de la guerre de 1741. (G.A.)
3 – Rebaptisé Hermaphrodix. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Avril 1762
Mes anges sauront qu’hier Lekain nous joua Zamore (1) ; il était encore plus beau que je n’avais cru. Il joua le second acte de manière à me faire rougir d’avoir loué autrefois Baron et Dufresne. Je ne croyais pas qu’on pût pousser aussi loin l’art tragique. Il est vrai qu’il ne fut pas si brillant dans les autres actes. Il a quelquefois des silences trop longs ; il en faut comme en musique, mais il ne faut pas les prodiguer : ils gâtent tout quand ils n’embellissent pas. Il fut bien mal secondé, ma nièce ne jouait point. Cramer, qui avait joué Cassandre supérieurement, joua Alvarès précisément comme le bon homme Cassandre. Mais enfin nous voulions voir Lekain, et nous l’avons vu.
En attendant qu’on répète Cassandre ou Olympie, il faut que je vous dise un mot de la Jamaïque, qu’un de nos acteurs, armateur de son métier, prétend que vous avez prise à la suite des Espagnols ; car vous êtes à présent à la suite sur mer et sur terre. Votre rôle n’est pas beau. Puisse mon armateur comique avoir raison ! Mais pourquoi dit-on que madame de Pompadour est borgne, et M. d’Argenson aveugle ? est-il vrai qu’en effet l’un ait perdu un œil, l’autre deux ? Vous voyez toutes les mauvaises plaisanteries que font sur cette aventure ceux qui ne savent pas que les railleries sur les malheureux sont odieuses. Il faut que cette nouvelle ait un fondement. Il y a longtemps qu’on m’a mandé que l’un et l’autre avaient une violente fluxion sur les yeux.
Parlons un peu de mon roué. Il s’en faut bien qu’on ait découvert l’auteur de l’assassinat attribué au père ; il s’en faut bien qu’on songe à réhabiliter la mémoire du supplicié. Tout le Languedoc est divisé en deux factions : l’une soutient que Calas père avait pendu lui-même un de ses fils, parce que ce fils devait abjurer le calvinisme ; l’autre crie que l’esprit de parti, et surtout celui des pénitents blancs, a fait expirer un homme innocent et vertueux sur la roue.
Je crois vous avoir dit que Calas père était âgé de soixante et neuf ans (2), et que le fils qu’on prétend qu’il a pendu, nommé Marc-Antoine, garçon de vingt-huit ans, était haut de cinq pieds cinq pouces, le plus robuste et le plus adroit de la province ; j’ajoute que le père avait les jambes très affaiblies depuis deux ans, ce que je sais d’un de ses enfants. Il était possible à toute force que le fils pendît le père ; mais il n’était nullement possible que le père pendît le fils. Il faut qu’il ait été aidé par sa femme, par un de ses autres fils, par un jeune homme de dix-neuf ans qui soupait avec eux : encore auraient-ils eu bien de la peine à en venir à bout. Un jeune homme vigoureux ne se laisse pas pendre ainsi. Vous savez sans doute que la plupart des juges voulaient rouer toute la famille, supposant toujours que Marc-Antoine Calas n’avait été étranglé et pendu de leurs mains que pour prévenir l’abjuration du calvinisme qu’il devait faire le lendemain . Or j’ai des preuves certaines que ce malheureux n’avait nulle envie de se faire catholique. Enfin les juges prévenus ayant ordonné l’enterrement de Marc-Antoine dans une église, les pénitents blancs lui ayant fait un service solennel, et l’ayant invoqué comme un martyr, n’ont point voulu se détacher de leur opinion. Ils ont condamné d’abord le père seul à mourir sur la roue, se flattant qu’en mourant il accusera sa famille. Le condamné est mort en appelant à Dieu, et les juges ont été confondus. Voilà en deux pages la substance de quatre factums. Ajoutez à cette aventure abominable la persuasion où ces juges (au moins quelques-uns) sont encore que l’on avait résolu, dans une assemblée de réformés de faire étrangler sans miséricorde celui de leurs frères qui voudrait abjurer, et que ce jeune homme de dix-neuf ans, nommé Lavaysse, qui avait soupé avec les accusés, était le bourreau nommé par les protestants. Vous remarquerez que ce Lavaysse était le fils d’un avocat soupçonné, il est vrai, d’être calviniste, mais de mœurs douces et irréprochables.
Lorsque nous avons joué Tancrède, il y a eu un terrible battement de mains, accompagné de cris et de hurlements, à ces vers :
O juges malheureux, qui dans vos faibles mains, etc.
Act. IV, sc. VI.
Mais voilà toute la réparation qu’on a faite à la mémoire du plus malheureux des pères. Je ne connais point, après la Saint-Barthélemy, et les autres excès du fanatisme commis par tout un peuple, une aventure particulière plus effrayante.
Voilà bien écrire pour un homme qui a la fièvre. Je continuerai après Cassandre.
1 – Personnage d’Alzire. (G.A.)
2 – Calas n’avait pas plus de soixante-quatre ans. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
20 Avril 1762.
Je n’ai rien écrit hier 19, parce que j’avais une fièvre violente. Nous sommes accablés de contre-temps dans notre tripot. Un oncle d’un acteur s’est avisé de mourir ; nous voilà tout dérangés. Notre spectacle se démanche comme le vôtre : vous perdez Grandval ; on dit que mademoiselle Dumesnil va se retirer (1) ; il faut que tout finisse. Le théâtre de France avait de la réputation dans l’Europe, et c’était presque le seul de nos beaux-arts qui fût estimé ; il va tomber. On dit que M. le maréchal de Richelieu n’aura pas eu peu de part à cette révolution.
Je suis fâché que les autres comédiens, nommés jésuites, tombent aussi. C’est une grande perte pour mes menus plaisirs. Les universités, jointes au parlement, vont établir un terrible pédantisme. Je n’aime pas les mœurs pédantes.
Nous devions jouer aujourd’hui Cassandre-Olympie et le Français à Londres (2). Figurez-vous que milord Craff était joué par un Anglais qui s’appelle Craff ; mais, comme je vous l’ai dit, un maudit oncle nous dérange. Tout ce que nous pourrons faire, ce sera de répéter devant Lekain en habits pontificaux, afin qu’il juge. En attendant qu’on joue, il faut que je vous dise que je sais un gré infini à Collé d’avoir mis Henri IV sur le théâtre (3). Son nom seul attirera tout Paris pendant six mois, et l’Opéra-Comique trouvera à qui parler.
Voici la nuit ; on va jouer Cassandre et le Français à Londres, malgré tous les contre-temps : je vais juger.
Parlons d’abord de milord Houzey. Il est si plaisant de voir un Anglais du même nom jouer ce rôle, que j’en ris encore, quoique je sois bien malade. Pour Cassandre, le porteur vous pourra dire si cela fait un beau spectacle, s’il y a de l’intérêt, si la fin est terrible, et si tout n’est pas hors du train ordinaire, depuis le commencement jusqu’à la fin. Je voulais lui donner la pièce pour vous l’apporter ; mais j’ai senti à la représentation qu’il y avait plus d’une nuance à donner encore au tableau. Tout ce que je vous peux dire, c’est qu’il ne faut pas qu’il y ait dans cet ouvrage un seul trait qui ressemble aux tragédies auxquelles on est accoutumé. C’est assurément un spectacle d’un genre nouveau, aussi difficile peut-être à bien représenter qu’à bien traiter.
Je vous l’enverrai, mes divins anges, avant qu’il soit un mois. Laissez-moi me guérir ; la tête me fend et me tourne.
Finie, à deux heures après minuit.
1 – Il se retira en effet, mais il rentra en 1764, et ne quitta définitivement le théâtre qu’en 1768. Quant à la Dumesnil, elle ne se retira qu’en 1775. (G.A.)
2 – Comédie de Boissy. (G.A.)
3 – La Partie de chasse de Henri IV avait été jouée le 6 Janvier sur le théâtre du duc d’Orléans, à Bagnolet. (G.A.)
à M. Duclos.
A Ferney, 23 Avril 1762.
Il faut vous avouer, monsieur, que le théâtre de Ferney a fait un peu de tort à nos commentaires, et que nous avons, pendant quelques jours, abandonné Corneille pour Lekain. Nous avons fait de mademoiselle Corneille une assez bonne actrice, au lieu de travailler à l’édition de son oncle. Le commentateur, les libraires, la nièce du commentateur, tout cela a joué la comédie. Cela n’a pas pourtant interrompu notre entreprise ; mais il y a eu du relâchement. Une autre raison encore qui a arrêté le cours de mes consultations, c’est que je me suis mis à traduire l’Héraclius espagnol, imprimé à Madrid en 1643, sous ce titre : La famosa comedia : En esta vida todo es verdad, y toto es mentira : Fiesta que se représento à sus Magestades, en el salon Real del palacio. Le savant (1) qui m’a déterré cette édition, prodigieusement rare, prétend que sus Magestades veut dire Philippe et Elisabeth, fille de Henri IV, qui aimait passionnément la comédie, et qui y menait son grave mari. Elle s’en repentit ; car Philippe IV devint amoureux d’une comédienne ((2), et en eut don Juan d’Autriche. Il devint dévot, et n’alla plus au spectacle après la mort d’Elisabeth. Or Elisabeth mourut en 1644, et mon savant prétend que la Famosa Comedia, jouée en 1640, fut imprimée en 1643 ; mais comme mon exemplaire est sans date, il faut en croire mon savant sur sa parole (3). Le fait est que cette tragédie est à faire mourir de rire d’un bout à l’autre ; les Mille et une Nuits sont beaucoup moins merveilleuses. Si quelque chose dans le monde a jamais eu l’air original, c’est assurément cette extravagance, dont aucun roman n’approche. Il suffit d’en lire deux pages pour être convaincu que l’auteur a tout pris dans sa tête. Je la ferai imprimer, afin qu’on puisse aisément apercevoir la petite différence qui se trouve entre notre Héraclius et la Comedia famosa.
Je dois vous donner avis que le premier volume, contenant seulement Médée et le Cid, est déjà si énorme, que je serai obligé de rejeter à la fin du dernier tome la Vie de l’auteur, et les anecdotes et réflexions que je mettrai dans mon Epître dédicatoire à l’Académie. L’épître ne pourra plus contenir qu’un simple témoignage de ma respectueuse reconnaissance, et une note avertira que la Vie de Pierre Corneille se trouvera au dernier volume, avec quelques pièces curieuses. Cette Vie, rejetée à ce dernier tome, fera au moins ouvrir quelquefois un tome que sans cela on n’ouvrirait jamais ; car qui peut lire la Galerie du Palais et la Place-Royale ? Ce dernier tome sera uniquement destiné à la comédie, avec un discours sur la comédie espagnole, anglaise, et italienne ; mais il faut se bien porter, et je suis un peu sur le côté.
Je tâcherai de vous envoyer dans peu les remarques sur Rodogune et sur Sertorius.
J’ai repris cette lettre cinq ou six fois ; je n’en peux plus. J’ai bien peur de ne pas achever cette édition, et dire :
. . . . . . Medium solvar et inter opus.
OVID., Amor. II, él. X.
1 – Mayans y Siscar. (G.A.)
2 - Marie Calderona. (G.A.)
3 – Voyez les Remarques sur Héraclius. (G.A.)