CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 11

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à M. Le Brun.

 

Mars (1).

 

 

          Madame Denis, mademoiselle Corneille, et moi, monsieur, nous sommes infiniment sensibles à votre souvenir. Mademoiselle Corneille est plus aimable que jamais ; tout le monde aime son caractère gai, doux, et égal ; elle joue très joliment la comédie. Sa petite fortune est déjà en bon train. Elle a environ  1500 livres de rente. Dans les rentes viagères que le roi vient de créer, les souscriptions lui feront un fonds considérable. Vous verrez qu’elle finira par tenir une bonne maison.

 

          Je suis fâché de ne pas voir le nom de monseigneur le prince de Conti dans la liste de ses souscripteurs.

 

          Voici ce qu’on m’écrit de Marseille. L’abbé de La Coste est mort à Toulon, et laisse une place vacante. On ajoute :

 

 

La Coste est mort. Il vaque dans Toulon,

Par cette perte, un emploi d’importance.

Le bénéfice exige résidence,

Et tout Paris vient d’y nommer Fréron.

 

 

          Permettez que je vous embrasse sans cérémonie.

 

 

1 – Cette lettre, toujours classée à l’année 1761, ne peut être que de 1762, année de la mort de La Coste ; et je la crois plutôt du mois de mars que du mois de mai. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 27 Mars 1762.

 

 

          Vous me demanderez peut-être, mes divins anges, pourquoi je m’intéresse si fort à ce Calas, qu’on a roué ; c’est que je suis homme, c’est que je vois tous les étrangers indignés, c’est que tous vos officiers suisses protestants disent qu’ils ne combattront pas de grand cœur pour une nation qui fait rouer leurs frères sans aucune preuve.

 

          Je me suis trompé sur le nombre des juges, dans ma lettre à M. de La Marche (1). Ils étaient treize, cinq ont constamment déclaré Calas innocent. S’il avait eu une voix de plus en sa faveur, il était absous. A quoi tient donc la vie des hommes ? à quoi tiennent les plus horribles supplices ? Quoi ! parce qu’il ne s’est pas trouvé un sixième juge raisonnable, on aura fait rouer un père de famille ! on l’aura accusé d’avoir pendu son propre fils, tandis que ses quatre autres enfants crient qu’il était le meilleur des pères ! Le témoignage de la conscience de cet infortune ne prévaut-il pas sur l’illusion de huit juges, animés par une confrérie de pénitents blancs qui a soulevé les esprits de Toulouse contre un calviniste ? Ce pauvre homme criait sur la route qu’il était innocent ; il pardonnait à ses juges, il pleurait son fils auquel on prétendait qu’il avait donné la mort. Un dominicain, qui l’assistait d’office sur l’échafaud, dit qu’il voudrait mourir aussi saintement qu’il est mort. Il ne m’appartient pas de condamner le parlement de Toulouse ; mais enfin il n’y a eu aucun témoin oculaire ; le fanatisme du peuple a pu passer jusqu’à des juges prévenus. Plusieurs d’entre eux étaient pénitents blancs ; ils peuvent s’être trompés. N’est-il pas de la justice du roi et de sa prudence de se faire au moins représenter les motifs de l’arrêt ? Cette seule démarche consolerait tous les protestants de l’Europe, et apaiserait leurs clameurs. Avons-nous besoin de nous rendre odieux ? ne pourriez-vous pas engager M. le comte de Choiseul à s’informer de cette horrible aventure qui déshonore la nature humaine, soit que Calas soit coupable, soit qu’il soit innocent ? Il y a certainement, d’un côté ou d’un autre, un fanatisme horrible ; et il est utile d’approfondir la vérité.

 

          Mille tendres respects à mes anges.

 

 

1 – Dans cette lettre, qu’on ne nous a pas autorisé à reproduire, Voltaire dit que trois juges seulement se sont prononcés pour l’acquittement de Calas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

28 Mars 1762.

 

 

          Vous mandez, mon cher marquis, à ma nièce que ma lettre était bien extraordinaire ; mais comme dans ce temps-là il se passait des choses beaucoup plus extraordinaires dans votre infâme ville de Paris, ma lettre était très sage. Certain discours (1) prononcé contre les encyclopédistes, certaines cabales, certaines persécutions, sont des orages auxquels un homme de mon âge ne doit pas s’exposer. La personne (2) dont vous parlez dans votre lettre à madame Denis ne peut pas, ou du moins ne doit pas, dire qu’elle a vu ce qu’elle n’a jamais vu. Ce serait une très grande infidélité et un crime dans la société d’accuser un homme dont on doit être très content, et de l’accuser après avoir eu sa confiance. Mais ce serait dans ce cas-ci un mensonge affreux. Ce que je vous dis est très exact, très vrai, et la personne en question n’a rien vu ni rien pu voir.

 

          Au reste, les modes changent en France : c’était autrefois la mode de faire des campagnes glorieuses, d’être le modèle des autres nations, d’exceller dans les beaux-arts : aujourd’hui on ne connaît plus que des querelles pour un hôpital (3), des cabriolets, des fêtes de catins sur les remparts, et des  persécutions contre des hommes sages et retirés. Si je ne suis pas sage, je suis au moins très retiré, et je ne veux pas donner lieu à des pédants de troubler ma retraite. Croyez que je suis instruit de bien des choses, et que j’ai dû écrire de façon à dérouter les curieux qui se trouvent sur les chemins ; mais croyez surtout que je vous aimerai toujours. Madame Denis vous en dira davantage ; mais elle ne vous est pas plus attachée que moi.

 

 

1 – Tel que le réquisitoire d’Omer de Fleury. (G.A.)

 

2 – Nous ne savons de qui Voltaire parle ici. (G.A.)

 

3 – Voyez l’Histoire du Parlement, chap. LXV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Beccaria.

 

A … (1).

 

 

          Monsieur, j’aurais dû vous remercier plus tôt ; mais je n’ai pas voulu vous faire un vain compliment ; j’ai voulu connaître toute l’étendue du bienfait, et vous rendre mes très humbles actions de grâces en connaissance de cause. Ce n’est donc qu’après avoir lu votre livre avec la plus grande attention, que j’ai l’honneur de vous dire qu’on n’a jamais rien écrit de plus vrai, de plus sage et de plus clair. Il n’y a qu’un homme de qualité, appelé aux premières fonctions, qui puisse traiter ainsi ce qui regarde le bien public. C’est ce qui est arrivé en Espagne au seul don Ustariz, en France au duc de Sully, en Angleterre à plusieurs membres du parlement.

 

          Ce que vous dites, monsieur, de l’intérêt de l’argent comprend toute cette question en peu de mots. L’interesse è sempre in ragione diretta delle ricerce, ed in inversa delle offerte. Les théologiens qui ont tant embarrassé cette matière, auraient mieux fait de ne point parler de ce qu’ils n’entendaient pas.

 

          Je vois, par votre livre, que le Milanais prend une face nouvelle. Il ne faut qu’un ministre pour changer tout un pays. Vous avez chez vous un grand homme (2), digne d’être secondé par vous. Je gémis que mon grand âge et mes maladies ne me permettent pas de vous admirer de plus près.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Cette lettre, éditée par MM. de Cayrol et A. François, sans suscription et à la date de 1758, est adressée, selon nous, à Beccaria, qui publia en 1762 son ouvrage intitulé, Du désordre des monnaies dans les Etats de Milan et des moyens d’y remédier, et qui était l’ami du comte Firmiani. (G.A.)

 

2 – Le comte Firmiani, gouverneur de Milan. (A. François).

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Avril 1762.

 

 

          Mes chers frères, il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d’indignation. Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélemy, rien n’a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu’on crie.

 

          Voici un petit ouvrage (1) auquel je n’ai d’autre part que d’en avoir retranché une page de louanges injustes que l’on m’y donnait. Je serais très fâché qu’on crût que j’en aie eu la moindre connaissance ; mais je serais très aise qu’il parût, parce qu’il est, d’un bout à l’autre, de la vérité la plus exacte, et que j’aime la vérité. Il faut qu’on la connaisse jusque dans les plus petites choses. Il n’y a qu’à donner cette brochure à imprimer à Grangé ou à Duchesne.

 

          J’ai envoyé à mes frères cette petite relation (2), adressée à M. le duc de Villars, qui me vit esquisser Cassandre si vite, lorsqu’il était chez moi. Je prie mon cher frère de dire au frère Platon (3) que ce qu’il appelle pantomime je l’ai toujours appelé action. Je n’aime point le terme de pantomime pour la tragédie. J’ai toujours songé, autant que je l’ai pu, à rendre les scènes tragiques pittoresques. Elles le sont dans Mahomet, dans Mérope. Dans l’Orphelin de la Chine, surtout dans Tancrède. Mais ici toute la pièce est un tableau continuel. Aussi a-t-elle fait le plus prodigieux effet. Mérope n’en approche pas quant à l’appareil et à l’action ; et cette action est toujours nécessaire ; elle est toujours annoncée par les acteurs mêmes. Je voudrais qu’on perfectionnât ce genre, qui est le seul tragique ; car les conversations sont à la glace, et les conversations amoureuses sont à l’eau rose.

 

          Je suis affligé de la Martinique et de mon roué. Nous sommes bien sots et bien fanatiques ; mais l’Opéra-Comique répare tout.

 

          Je bénis Dieu de m’avoir donné un frère tel que vous.

 

 

1 – Pièces originales concernant la mort des sieurs Calas. (G.A.)

 

2 – La lettre du 25 Mars au duc de Villars. (G.A.)

 

3 – Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Avril 1762.

 

 

          Mes anges, mes anges, rit-on encore à Paris ? va-t-on en foule au savetier Blaise et au Maréchal (1) ? Pour moi, je pleure. Vos Parisiens ne voient que des Parisiens, et moi je vois des étrangers, des gens de tous les pays ; et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent. Voilà un commencement bien douloureux pour MM. de Choiseul (2). Ce n’est certainement pas la faute de M. le comte si Pierre s’unit avec Luc ; ce n’est pas la faute de M. le duc si les Anglais nous ont pris la Martinique, et s’ils vont peut-être détruire la seule flotte qui nous restait : mais ces événements funestes doivent percer le cœur des deux ministres que vous aimez, et à qui je suis attaché. Que faire ? jouer le Droit du Seigneur. Il n’y a pas d’autre parti à prendre après le saint temps de Pâques. Les Anglais auront dépouillé le vieil homme ; on aura oublié la Martinique ; il ne sera plus question de rien. Je ne crains que Blaise. Le Droit du Seigneur, en d’autres temps, devrait plaire à une nation qui ne laisse pas d’avoir du bon, et qui avait autrefois du goût.

 

          Nous avons Lekain ; il a l’air d’un gros chanoine :

 

 

Et son corps, ramassé dans sa courte grosseur,

Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.

 

Boil., le Lutr., ch. I.

 

 

          Faites comme il vous plaira, messieurs ; mais allons nous réjouir pour oublier vos tribulations. Nous allons jouer Cassandre, le Droit du Seigneur, Sémiramis, et l’Ecossaise. Notre ami Lekain nous dit que le tripot ne va pas mieux que le reste de la France ; que les quatre premiers gentilshommes ont la grandeur d’âme d’entrer à la Comédie pour rien, eux, leurs parents, leurs laquais, et les commères de leurs laquais. Cela est tout à fait noble. Les grands seigneurs d’Angleterre sont d’une pâte un peu différente. Ils ont de leur côté la gloire, et nous avons la petite vanité.

 

          Pendant que nous sommes la chiasse du genre humain, on parle français à Moscou et à Yassy : mais à qui doit-on ce petit honneur ? à une douzaine de citoyens qu’on persécute dans la patrie.

 

          Mes chers anges, je vous remercie très humblement, très tendrement pour notre artilleur (3). J’aurai l’honneur d’écrire à M. le comte de Choiseul ; mais, dans la crise où je le crois, je lui épargne mes importunités pour le présent.

 

          Je crois qu’on est si occupé des désastres publics, qu’on ne songe pas à mon roué.

 

          Nous sommes tous à vos pieds et à vos ailes.

 

 

1 – Blaise le savetier, opéra-comique de Sedaine ; le Maréchal ferrant, opéra-comique de Quétant. (G.A.)

 

2 – Le duc était ministre de la guerre ; le comte, des affaires étrangères. (G.A.)

 

3 – La Houlière. Voyez la lettre du 16 Mars à d’Argental. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Ferney, 5 Avril 1762.

 

 

          Comme M. votre fils, madame, n’avait servi ni sous César ni sous Auguste, il ne faut pas d’épitaphe latine. C’est une pédanterie ridicule. Il faut pour un Français une épitaphe française, d’autant plus que les Romains n’ayant point dans leurs armées de grades qui répondent précisément aux nôtres, il est impossible, en ce cas, d’exprimer ce qu’on veut dire. Il est d’ailleurs de l’honneur de la langue française qu’on l’emploie dans les monuments. Elle est entendue plus généralement que la latine. Je suis fâché, madame, de vous parler d’une chose qui renouvelle vos douleurs ; mais aussi c’est une consolation que vous vous donnez et que je me donne à moi-même. Sans une occupation qui me tiendra ici une année entière, je viendrais pleurer avec vous. On ne m’a rien mandé de l’œil de madame de Pompadour ; ni des deux de M. d’Argenson. Je les plains l’un et l’autre ; mais je suis obligé de plaindre M. d’Argenson au double. Adieu, madame ; conservez vos yeux. Ni vous ni moi ne portons encore de lunettes. Remercions la nature. Mille tendres respects.

 

 

 

 

à Mademoiselle ***.

 

Aux Délices, le 15 Avril 1762.

 

 

          Il est vrai, mademoiselle, que, dans une réponse que j’ai faite à M. de Chazelles (1), je lui ai demandé des éclaircissements sur l’aventure horrible de Calas, dont le fils a excité ma douleur autant que ma curiosité. J’ai rendu compte à M. de Chazelles des sentiments et des clameurs de tous les étrangers dont je suis environné ; mais je ne peux lui avoir parlé de mon opinion sur cette affaire cruelle, puisque je n’en ai aucune. Je ne connais que les factums faits en faveur des Calas, et ce n’est pas assez pour oser prendre parti.

 

          J’ai voulu m’instruire en qualité d’historien. Un événement aussi épouvantable que celui d’une famille entière accusée d’un parricide commis par esprit de religion ; un père expirant sur la roue pour avoir étranglé de ses mains son propre fils, sur le simple soupçon que ce fils voulait quitter les opinions de Jean-Calvin ; un frère violemment chargé d’avoir aidé à étrangler son frère ; la mère accusée ; un jeune avocat soupçonné d’avoir servi de bourreau dans cette exécution inouïe ; cet événement, dis-je, appartient essentiellement à l’histoire de l’esprit humain, et au vaste tableau de nos fureurs et de nos faiblesses, dont j’ai déjà donné une esquisse.

 

          Je demandais donc à M. de Chazelles des instructions ; mais je n’attendais pas qu’il dût montrer ma lettre. Quoi qu’il en soit, je persiste à souhaiter que le parlement de Toulouse daigne rendre public le procès de Calas (2), comme on a publié celui de Damiens. On se met au-dessus des usages dans ces cas aussi extraordinaires. Ces deux procès intéressent le genre humain ; et si quelque chose peut arrêter chez les hommes la rage du fanatisme, c’est la publicité et la preuve du parricide et du sacrilège qui ont conduit Calas sur la roue, et qui laissent la famille entière en proie aux plus violents soupçons. Tel est mon sentiment.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Les arrêts n’étaient jamais motivés. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

1762 - 11

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