CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
à Madame de Fontaine.
Ferney, 19 Mars 1762.
Ma chère nièce, je n’ai qu’un moment pour vous dire combien je vous approuve et je vous félicite. Il n’y a rien de si doux ni de si sage que d’épouser son ami intime (1). Vos arrangements, dont vous voulez bien me faire part, me paraissent très convenables pour toutes les parties intéressées ; Hornoy y gagnera, votre château s’embellira, la vie y sera plus animée : tout le mal est dans cette horrible distance de votre château au mien.
Je vous prierai de m’instruire du jour de votre départ : il faut qu’un oncle s’arrange pour un petit présent de noces. Je voudrais bien être de la cérémonie ; et signer au contrat. Je vais annoncer dans l’instant cette nouvelle à madame Denis, qui répète actuellement son rôle de Statira, et qui le jouera bientôt sur un théâtre mieux entendu, mieux orné, mieux éclairé que celui de Paris.
Je suis très fâché de ne vous pas marier dans mon église, en présence du grand Jésus, doré comme un calice, qui a l’air d’un empereur romain, et à qui j’ai ôté sa physionomie niaise. Nous vous donnerions vraiment une belle fête ; car nous sommes en train, et la tête m’en tourne.
Madame Denis arrive : elle pense comme moi. Nous vous embrassons tendrement, vous et le grand écuyer de Cyrius, devenu mon neveu.
1 – Le marquis de Florian. (G.A.)
à M. le marquis de Florian.
19 Mars 1762 (1).
Le grand écuyer de Cyrus va donc devenir Picard. J’en fais mon compliment à ma nièce ; je vous en remercie et je m’en félicite. Tout mon chagrin, monsieur, est que la noce ne se fasse pas chez moi. Vous auriez la comédie et l’opéra-comique ; car nous jouons tout cela. Je ferais votre épithalame. Tout ce que je peux faire à présent, c’est de m’enorgueillir de me trouver votre oncle, et de vous dire combien cet oncle vous aime et vous aimera toujours.
Vivez heureux, neveu et nièce.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Colini.
Ferney, 22 Mars 1762.
Vous voilà donc marié ! je voudrais vous venir porter mon présent de noce. Je vous embrasse, vous, madame votre femme, et le petit garçon palatin que vous aurez dans un an. Evviva ! voici une lettre pour S.A.S. Voulez-vous bien aussi vous charger de celle pour M. de Beckers (1), ministre des finances ? V.
1 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)
à M. le duc de Villars.
RELATION DE MA PETITE DRÔLERIE.
25 Mars 1762.
Hier, mercredi 24 de mars, nous essayâmes Cassandre. Notre salle est sur le modèle de celle de Lyon ; le même peintre a fait nos décorations ; la perspective en est étonnante : on n’imagine pas d’abord qu’on puisse entendre les acteurs qui sont au milieu du théâtre : ils paraissent éloignés de cinq cents toises. Ce milieu était occupé par un autel ; un péristyle régnait jusqu’aux portes du temple. La scène s’est toujours passée dans ce péristyle ; mais quand les portes de l’intérieur étaient ouvertes, alors les personnages paraissaient être dans le temple, qui, par son ordre d’architecture, se confondait avec le vestibule ; de sorte que, sans aucun embarras, cette différence essentielle de position a toujours été très bien marquée.
Le grand intérêt commença dès la première scène, grâce aux conseils d’un de nos confrères de l’Académie (1), qui daigna me suggérer l’idée de supposer d’abord que Cassandre avait sauvé la vie d’Olympie.
Seul je pris pitié d’elle, et je fléchis mon père ;
Seul je sauvai la fille, ayant frappé la mère.
Olymp., act. I, sc. I.
Dès ce moment, je sentis que Cassandre devenait le personnage le plus intéressant.
Le mariage, la cérémonie, la procession des initiés, des prêtres, et des prêtresses couronnées de fleurs, etc., les serments faits sur l’autel, tout cela forma un spectacle auguste.
Au second acte, Statira enfermée dans le temple, obscure, inconnue, accablée de ses infortunes, et n’attendant que la fin d’une vie usée par le malheur, reconnue enfin dans cette assemblée, l’hiérophante à ses genoux, les prêtresses courbées vers elle, ensuite Olympie présentée à sa mère, leur reconnaissance, firent le plus grand effet.
Cassandre, au troisième acte, venant prendre sa femme des mains de la prêtresse qui doit la lui remettre, et trouvant Statira dans cette prêtresse, fit un effet beaucoup plus grand encore. Tout le monde sentit par ce seul vers :
Bienfaits trop dangereux, pourquoi m’a-t-il aimée ?
Act. III, sc. IV.
qu’Olympie aimerait toujours le meurtrier de sa mère ; de sorte qu’on ne savait qui on devait plaindre davantage, ou Cassandre, ou Olympie, ou la veuve d’Alexandre.
Au quatrième, les deux rivaux, Antigone et Cassandre, ont déjà fondu l’un sur l’autre, dans le péristyle même ; les initiés, les Ephésiens les ont séparés. Ils sont tous dans les coulisses du péristyle ; ils en sortent tous à la fois, divisés en deux bandes ; les portes du temple s’ouvrent au même instant, l’hiérophante et les prêtres remplissent le milieu du théâtre, Antigone et Cassandre sont encore l’épée à la main. C’est par cet appareil que commence le quatrième acte. L’hiérophante, après avoir dit aux deux rois,
Qu’osiez-vous attenter, inhumains que vous êtes, etc.
continue ainsi :
Rendez-vous à la loi, respectez sa justice, etc.
Act . IV, sc. III.
Alors Cassandre prend la résolution d’enlever son épouse dans le temple même. Il la trouve au pied d’un autel. Cette scène a été très attendrissante ; et à ces mots :
Ma haine est-elle juste, et l’as-tu méritée ?
Cassandre, si ta main féroce, ensanglantée,
Ta main qui de ma mère a léché le flanc,
N’eût frappé que moi seule, et versé que mon sang,
Je te pardonnerais, je t’aimerais…barbare.
Acte. IV, sc. V.
les deux acteurs pleuraient, et tous les spectateurs étaient en larmes.
Cet amour d’Olympie attendrissait d’autant plus qu’elle avait voulu se le cacher à elle-même, qu’elle ne s’était point laissée aller à ces lieux communs des combats entre l’amour et le devoir, et que sa passion avait été plutôt devinée que déployée.
Immédiatement après cette scène, Statira, qui a su qu’on allait enlever sa fille, vient lui apprendre qu’Antigone va la secourir, que son hymen était réprouvé par les lois ; elle la donne à son vengeur. Alors Olympie avoue à sa mère qu’elle a le malheur d’aimer Cassandre. Statira évanouie de douleur entre ses bras, Cassandre qui accourt, les divers mouvements dont ils sont agités, forment un tableau supérieur aux trois premiers actes.
Au cinquième, Antigone arrivant pour soutenir ses droits, pour venger Olympie du meurtrier d’Alexandre et de Statira, apprend que Statira vient d’expirer entre les bras de sa fille ; elle a conjuré Olympie, en mourant, d’épouser Antigone. Les voilà donc tous deux dans le temple, forcés d’attendre la décision d’Olympie, et elle est obligée de choisir : elle promet qu’elle se déclarera quand elle aura rendu les derniers devoirs au bûcher de sa mère. Le bûcher paraît, elle parle aux deux rivaux, et n’avouant son amour qu’au dernier vers, elle se jette dans le bûcher.
La scène a été tellement disposée, que tout a été exécuté avec la précision nécessaire. Deux fermes, sur lesquelles on avait peint des charbons ardents, des flammes véritables qui s’élançaient à travers les découpements de la première ferme, percée de plusieurs trous ; cette première ferme s’ouvrant pour recevoir Olympie, et se refermant en un clin d’œil ; tout cet artifice enfin a été si bien ménagé, que la pitié et la terreur étaient au comble.
Les larmes ont coulé pendant toute la pièce. Les larmes viennent du cœur. Trois cents personnes, de tout rang et de tout âge, ne s’attendrissent pas, à moins que la nature ne s’en mêle ; mais pour produire cet effet, il fallait des acteurs et de l’action : tout a été tableau, tout a été animé. Madame Denis a joué Statira comme mademoiselle Dumesnil joue Mérope. Madame d’Hermenches, qui faisait Olympie, a la voix de mademoiselle Gaussin, avec des inflexions et de l’âme ; mais ce qui m’a le plus surpris, c’est notre ami Gabriel Cramer. Je n’exagère point ; je n’ai jamais vu d’acteur, à commencer par Baron, qui eût pu jouer Cassandre comme lui ; il a attendri et effrayé pendant toute la pièce. Je ne lui connaissais pas ce talent supérieur. M. Rilliet a joué le grand-prêtre, comme j’aurais voulu que M. Sarrazin l’eût représenté. Antigone a été rendu par M. d’Hermenches avec la plus grande noblesse. Je ne reviens point de mon étonnement, et je ne me console point de n’avoir pas vu ce spectacle honoré de la présence des deux illustres académiciens (2) qui m’ont daigné aider de leurs conseils pour finir mon œuvre des six jours. Eux, et deux respectables amis (3) à qui je dois tout, et que je consulte à Paris, ont fait mon ouvrage ; car malheur à qui ne consulte pas !
1 – Le cardinal de Bernis. (G.A.)
2 – Le cardinal de Bernis et d’Alembert. (G.A.)
3 – M. et madame d’Argental. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, le 25 Mars 1762.
Permettez, monseigneur, que ce vieux barbouilleur vous remercie bien sincèrement du plaisir qu’il a eu. Sans vos bontés, sans vos conseils, mon œuvre de six jours eût toujours été le chaos : permettez que je fasse lire à votre éminence la petite relation historique que j’envoie à M. le duc de Villars. Quand elle l’aura lue, si tant est qu’elle daigne lire un tel chiffon, un peu de cire mis proprement sous le cachet par un de vos secrétaires rendra le paquet digne de la poste. Voilà de plaisantes négociations que je vous confie.
Je profite de tous vos conseils ; je me donne du bon temps, peut-être un peu trop, car il ne m’appartient pas de donner à souper à deux cents personnes. J’ai eu cette insolence. Nota bene que nous avions deux belles loges grillées. Nous avons combattu à Arques : où était le brave Crillon ? pourquoi était-il à Montélimar (1) ?
Voulez-vous, quand vous voudrez vous amuser, que je vous envoie le Droit du Seigneur ? Cela est gai et honnête ; on peut envoyer cette misère à un cardinal. Je ne dis pas à tous les cardinaux, Dieu m’en garde !
. . . . . . . Pauci, quos æquus amavit
Jupiter . . . . . . . . . . . . . . . . .
Æneid., lib. VI.
J’ai encore à vous dire que je suis très soumis à la leçon que vous me donnez de ne point lire, ou de ne lire guère, tous ces livres où des marquis (2) et des bourgeois gouvernent l’Etat. Connaissez-vous, monseigneur, la comédie danoise du Potier d’étain (3) ? c’est un potier qui laisse sa roue pour faire tourner celle de la fortune, et pour régler l’Europe : on lui vole son argent, sa femme, sa fille, et il se remet à faire des pots.
Oserai-je, sans abandonner mes pots, supplier votre éminence de vouloir bien me dire ce que je dois penser de l’aventure affreuse de ce Calas (4), roué à Toulouse pour avoir pendu son fils ? c’est qu’on prétend ici qu’il est très innocent, et qu’il en a pris Dieu à témoin en expirant. On prétend que trois juges ont protesté contre l’arrêt ; cette aventure me tient au cœur ; elle m’attriste dans mes plaisirs, elle les corrompt. Il faut regarder le parlement de Toulouse ou les protestants avec des yeux d’horreur. J’aime mieux pourtant rejouer Cassandre, et labourer mes champs. Oh ! le bon parti que j’ai pris !
Le rat retiré dans son fromage de Gruyère souhaite à votre très aimable éminence toutes les satisfactions de toutes les espèces qui lui plairont ; il est pénétré pour elle du plus tendre et du plus profond respect.
1 – Où habitait Bernis. (G.A.)
2 – Allusion au marquis de Mirabeau. (G.A.)
3 – Par Holberg. (G.A.)
4 – Voilà la première fois que ce nom nous apparaît dans la Correspondance. Voyez l’Affaire Calas. (G.A.)
à M. Damilaville.
26 Mars (1).
J’envoie aux amis ce rogaton (2) ; cela amuse un moment.
J’ai reçu la fade imitation de la Mort et de l’Apparition du R.P. Berthier.
O imitatores, servum pecus . . . . . .
L’épigramme sur ce pauvre La Coste, associé de Fréron, vaut mieux, et n’est point imitée.
Je fais mes compliments à mes frères, et je retourne à mes maçons.
Diruit, ædificat . . . . . . . .
Insanire putas, etc.
HOR., lib. I, ep. I.
1 – C’est à tort que ce billet à Damilaville se trouve classé dans les autres éditions à l’année 1761. (G.A.)
2 – Peut-être l’Extrait de la Gazette de Londres, facétie. (G.A.)