CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 5 Février (1).

 

 

          Madame, pardonnez encore à un pauvre vieillard malade, prêt à quitter le plus misérable des mondes possibles pour aller voir s’il est digne d’un meilleur ; pardonnez-lui s’il n’écrit pas de sa main à votre altesse sérénissime, et s’il ose lui envoyer un paquet dont le port serait une indiscrétion avec un comte de l’Empire.

 

          Mais une princesse de Saxe ne prendra pas garde aux frais ; je ne trouve que cette façon de lui faire parvenir sûrement mes hommages. Elle verra par cette quatrième lettre du commissionnaire Oboussier combien la voie des chariots de poste est infidèle. Si elle daigne envoyer à madame de Bassevitz un des deux exemplaires, elle prendra la voie la plus convenable : les princes font tout ce qu’ils veulent, et surtout les princesses. S’il est ainsi, madame, renvoyez donc les huit mille hommes que votre altesse sérénissime nourrit, à moins qu’ils ne vous paient régulièrement. Je suppose que, dans de telles circonstances, elle a un agent à Paris, et si elle n’en a point, j’ose toujours lui proposer le Génevois Cromelin à très bon marché.

 

          Est-il vrai, madame, que le roi de Prusse soit dangereusement malade ? Est-il vrai que le roi de Pologne soit mort ? Voudriez-vous du trône de Pologne, madame ? Quel pauvre trône, et que tous les rois de la terre sont à plaindre ! Je ne connais d’heureux que le roi de Danemark. Je suis persuadé que la grande maîtresse des cœurs est de mon avis. Voyez quelle serait votre situation, si la souveraineté de Dresde était restée dans votre branche ! Ceux à qui Charles-Quint donna votre héritage pensaient-ils que l’électorat ferait le malheur de leurs descendants ? Qu’on est trompé dans tous ses projets, et que la grandeur est entourée de précipices !

 

          On prétend, madame, que la princesse votre fille fera le bonheur d’un prince d’Angleterre ; c’est assurément le plus beau présent qu’on puisse faire à cette nation.

 

          Je n’écris plus au roi de Prusse ; je renonce à lui. Il n’a que de l’esprit et de l’ambition ; il ne m’aidera ni à vivre, ni à mourir. A mon âge, on ne doit s’attacher qu’à un cœur comme le vôtre : je trouve en vous tout ce que je désire en lui ; s’il eût eu vos vertus, je l’aurais adoré.

 

          Je ne fatigue point cette fois-ci votre altesse sérénissime d’une lettre pour madame de Bassevitz ; je ne veux d’autre consolation dans mes souffrances que celle de vous ouvrir mon cœur, et de mettre aux pieds de votre altesse sérénissime mes vœux ardents pour elle et pour toute votre auguste famille. Le vieux Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

Aux Délices, 5 Février 1761 (1).

 

 

          Monsieur, si le vent est moins violent dimanche, je vous prie à dîner à deux heures précises ; nous viendrons à Ferney exprès pour vous. Vous ne devez pas douter de mon amitié, et je compte sur la vôtre. L’affaire du marais sera très aisée à arranger. Elle est très importante. Mon malheureux parent (2), qui est paralytique depuis un an, ne l’est que pour être allé à la chasse auprès de ce marais pernicieux. On a enterré, il y a un mois, à Ferney, un jeune homme que la même cause avait réduit au même état ; un de mes gens a été grièvement malade ; tous les bestiaux qui paissent auprès de ce lieu infecté sont d’une maigreur affreuse. Vous savez que le village de Magny est désert ; ce marais fait tous les jours des progrès, et s’étend jusque dans mes terres. La négligence impardonnable des habitants et des seigneurs des environs mettra enfin la contagion dans une province déjà assez malheureuse. J’en ai rendu compte à M. le contrôleur-général, et au premier médecin du roi, qui a trouvé la chose très sérieuse. Je vous ai demandé, monsieur, pour commissaire dans cette partie. Je suis très persuadé que vous vous joindrez à nous avec tout le zèle que vous avez pour le bien public. Quelque parti qu’on prenne, je serai très content, pourvu que le marais soit desséché au printemps. Tout doit être sacrifié au bien du pays, et tout le sera sans doute, puisque vous avez la bonté d’entrer dans cette opération absolument nécessaire.

 

          Nous vous présentons, madame Denis et moi, nos très humbles obéissances. Soyez persuadé, monsieur, que c’est avec les sentiments les plus vrais, et l’attachement le plus sincère, que je serais toute ma vie votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Daumart. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

A Ferney, 6 Février 1761.

 

 

          Mon cher correspondant saura que le lieutenant de police envoya ordre à ce nommé Fréron, il y a un mois, de venir chez lui, et qu’il lui lava sa tête d’âne, au sujet de mademoiselle Corneille. C’est à madame Sauvigny (1) que nous en avons l’obligation ; je croyais que M. Le Brun en était instruit.

 

          J’attends l’Âne littéraire (2) avec bien de l’impatience.

 

          Les Anecdotes sur Fréron sont du sieur La Harpe, jadis son associé, et friponné par lui. Thieriot m’a envoyé ces Anecdotes écrites de la main de La Harpe.

 

          Voici quelques exemplaires qui me restent. On m’assure que tous les faits sont vrais.

 

          Le d’Arnaud (3) dont vous me parlez, monsieur, a été nourri et pensionné par moi, à Paris, pendant trois ans. C’était l’abbé Moussinot, chanoine de Saint-Merry, qui payait la rente-pension que je lui faisais ; je le fis aller à la cour du roi de Prusse ; dès lors il devint ingrat : cela est dans la règle.

 

          Je suis fâché que l’avocat (4) de mademoiselle Clairon ait fait un plat livre, plus fâché qu’on l’ait brûlé, et plus fâché encore que notre siècle soit si ridicule.

 

          Mille tendres amitiés.

 

 

1 – Femme de l’intendant de Paris. (G.A.)

 

2 – L’Âne littéraire ou les Âneries de maître Aliboron, dit Fr., pamphlet périodique par Le Brun. (G.A.)

 

3 – Baculard d’Arnaud. (G.A.)

 

4 – Huerne de La Motte. Voyez notre Notice en tête du Dialogue entre l’intendant des Mens et l’abbé Grizel. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

6 Février 1761.

 

 

          J’abuse un peu, monsieur, des bontés de l’aimable correspondant que Dieu m’a donné : voici encore un exemplaire de la lettre (1) al signor Albergati, avec la jolie estampe de Gravelot.

 

          Voici à présent tous mes besoins, que j’expose à votre charité.

 

          Je voudrais que M. de Saint-Foix pût voir la lettre à M. Albergati ; c’est une petite amende honorable qu’on lui doit. Je voudrais que la petite vengeance honnête que j’ai prise de l’outrecuidant auteur (2) de l’Excellence italienne fût publique, et que copie collationnée fût envoyée aux intéressés dudit mémoire. Je voudrais que M. Thieriot n’atténuât point les témoignages d’estime que je dois à M. Le Brun, et que M. Le Brun fît punir Martin Fréron, non pas d’avoir trouvé son ode mauvaise mais d’avoir outragé personnellement M. Corneille, sa fille, et madame Denis, qui daigne lui donner l’éducation la plus respectable.

 

          Il me semble que tous les honnêtes gens devraient se liguer pour obtenir le châtiment de Martin : car enfin, monsieur, quelle famille sera en sûreté, s’il est permis à un folliculaire d’entrer dans le secret des familles, de dire qu’une fille de condition sort du couvent pour être élevée par un bateleur, d’insulter au malheur de son père, de dire qu’il vit d’un emploi de cinquante francs par mois ? Si l’on abandonne ainsi l’honneur des familles à l’insolence des gazetiers, il faudra se faire justice soi-même.

 

          Je prie M. Thieriot de vouloir bien m’envoyer les recueils I, L (3) : je sais bien que ces petits recueils ne sont qu’un artifice d’éditeur pour attraper de l’argent, et qu’il est même fort impertinent de vendre en détail, en des in-12, ce qui se trouve dans des in-folio ; mais puisque j’ai H, il faut bien avoir I.

 

          J’ai lu le roman de Rousseau, mais j’attends avec une impatience extrême celui de La Popelinière (4).

 

          Mille tendres amitiés à tous les frères ; je les prie de s’unir toujours à moi dans l’amour de Dieu et du roi, et dans la haine des hypocrites et des fanatiques.

 

 

1 – Du 23 Décembre 1760. (G.A.)

 

2 – Déodati de Tovazzi. Lettre du 24 Janvier. (G.A.)

 

3 – Suite du Recueil A B, C, etc. (G.A.)

 

4 – Daïra. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

7 Février 1761.

 

 

          De profundis clamavi. J’ignore tout du pied de mes Alpes. Joue-t-on Tancrède ? personne ne m’en dit mot. Réussit-elle ? est-elle tombée ? J’ai vraiment bien pris mon temps pour écrire (1) à M. le duc de Choiseul !

 

 

C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !

 

LA FONT., VII, 9.

 

 

          Le voilà donc chargé de la guerre et de la paix. Deux ministères à la fois ! plus de plaisirs, plus de soupers. Il est mort, s’il veut allier tout cela. Ce qui regarde mademoiselle Corneille paraît-il aussi important à mes anges qu’à moi ? ont-ils le temps d’y penser ? n’ont-ils pas eux-mêmes un peu d’affaires ? je ne sais par quel oubli je n’ai pas répondu à Lekain. Il y a un arrangement pour Œdipe. Eh ! mon cher ange, n’êtes-vous pas le maître absolu de tout ? à quoi sert ma voix ? Je n’en fais usage que pour vous regretter. Oui, tous les rôles sont bien distribués ; oui, tout est bien. Mais M. de Richelieu est-il à Versailles ? entrera-t-il au conseil ? et maître Omer, que fait-il brûler ? quel plat et calomnieux réquisitoire fait-il imprimer ? J’ai cet homme en tête. J’aime l’Ecclésiaste (2) ; le roi l’avait lu à son souper. Il fut fait pour madame de Pompadour. Et un Omer !... Ah !

 

 

Ce petit singe à face de Thersite

 

 

doit être puni. Que je hais ces monstres ! Plus je vais en avant, plus le sang me bout. Le roman de Jean-Jacques excite aussi un peu ma mauvaise humeur.

 

          Ne regrettez-vous pas le chevalier d’Aidie ? Tous nos contemporains s’en vont. Je n’ai que deux jours à vivre ; mais je les emploierai à rendre les ennemis de la raison ridicules.

 

          Je baise le bout de vos ailes ; mais vos yeux ! vos yeux !

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Le Précis de l’Ecclésiaste, contre lequel Omer avait requis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

9 Février 1761.

 

 

          Voici la plus belle occasion, mon cher ange d’exercer votre ministère céleste. Il s’agit du meilleur office que je puisse recevoir de vos bontés.

 

          Je vous conjure, mon cher et respectable ami, d’employer tout votre crédit auprès de M. le duc de Choiseul, auprès de ses amis ; s’il le faut, auprès de sa maîtresse (1), etc., etc. Et pourquoi osé-je vous demander tant d’appui, tant de zèle, tant de vivacité, et surtout un prompt succès ? pour le bien du service, mon cher ange ; pour battre le duc de Brunswick. M. Gallatin, officier aux gardes suisses, qui vous présentera ma très humble requête, est de la plus ancienne famille de Genève ; ils se font tuer pour nous, de père en fils, depuis Henri IV. L’oncle de celui-ci a été tué devant Ostende ; son frère l’a été à la malheureuse et abominable journée de Rosbach, à ce que je crois ; journée où les régiments suisses firent seuls leur devoir. Si ce n’est pas à Rosbach, c’est ailleurs ; le fait est qu’il a été tué ; celui-ci a été blessé. Il sert depuis dix ans ; il a été aide-major, il veut l’être. Il faut des aide-major qui parlent bien allemand, qui soient actifs, intelligents ; il est tout cela. Enfin, vous saurez de lui précisément ce qu’il lui faut : c’est en général la permission d’aller vite chercher la mort à votre service. Faites-lui cette grâce et qu’il ne soit point tué ; car il est fort aimable, et il est neveu de cette madame Calendrin que vous avez vue étant enfant. Madame sa mère est bien aussi aimable que madame Calendrin.

 

 

1 – La duchesse de Grammont sa sœur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Au château de Ferney, 9 Février 1761.

 

 

          Mon cher Colini, vous voilà agrégé au nombre des bons auteurs (1). Votre livre m’a paru très bien fait, très commode, et très utile : je vous en fais mes compliments et mes remerciements. Je donnerai volontiers les mains à ce que vous me proposez (2), et à tout ce qui pourra vous être agréable.

 

          Vous m’avez envoyé une traduction d’opéra (3), et je vous envoie une tragédie (4). Il est vrai que je ne prends pas souvent la liberté d’écrire à votre adorable maître ; mais je suis vieux, infirme, et inutile : je ne dois songer qu’à mourir tout doucement, comme font force honnêtes gens qui ne sont pas plus nécessaires que moi au tripot de ce monde. Je n’ai guère de quoi amuser un grand prince du fond de mes retraites entre le mont Jura et les Alpes  mais je lui serai attaché jusqu’au tombeau, et je vous aimerai toujours.

 

 

1 – A cause de son Discours sur l’histoire d’Allemagne. (G.A.)

 

2 – Colini demandait à publier une édition des Œuvres du philosophe. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre du 12 Novembre 1760 à Colini. (G.A.)

 

 

 

1761 - 9

 

 

 

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