CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 8

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à M. le Brun.

 

A Ferney, 31 Janvier 1761.

 

 

          Il est, monsieur, de la plus grande importance de venger le nom de Corneille et le public. Voici le certificat de madame Denis et la procuration du sieur l’Ecluse. Ce chirurgien a droit de demander justice d’un outrage qui peut le décréditer dans l’exercice de sa profession. Je paierai bien volontiers tous les frais du procès. Cet infâme Fréron n’est pas digne de sentir vos beaux vers : qu’il sente la force de votre prose et le bras de la justice. Le bon homme Corneille, conduit par vous, écrasera le monstre.

 

          Je vous embrasse avec la plus tendre amitié et la plus parfaite estime.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

A Ferney, 31 Janvier 1761

 

 

          Je reçois des lettres bien aimables de M. Damilaville et de M. Thieriot ; j’en avais grand besoin, car mes contemporains meurent de tous côtés, et je me porte assez mal. Cependant l’Epître à mademoiselle Clairon sera envoyée à mes amis probablement par la poste prochaine, après quoi j’aurai grand soin de tout ce qu’ils me recommandent : il faut mourir au lit d’honneur.

 

          Je suis très fâché que les impies aient rayé de ma pancarte le culte et les exercices de religion (1) parce que je remplis tous ces devoirs avec la plus grande exactitude. On ne devait pas non plus mettre dans les terres, au lieu de mes terres, parce que je ne suis pas obligé d’aller à la messe dans les terres d’autrui, mais je suis obligé d’y aller dans les miennes. Mes amis verront la preuve de ce que je prends la liberté de leur représenter dans ma lettre (2) à M. le marquis Albergati.

 

          La nécessité de remplir tous les devoirs de la religion chez moi m’est d’autant plus sévèrement imposée que je suis comptable de l’éducation que je donne à mademoiselle Corneille. J’ai lu malheureusement la page 164 de Fréron, dans laquelle il dit «  que je fais élever mademoiselle Corneille, au sortir du couvent, par un bateleur de la Foire que je traite en frère depuis un an, et que mademoiselle Corneille aura une plaisante éducation. »

 

          Ces lignes diffamatoires sont d’autant plus punissables, qu’elles outragent personnellement mademoiselle Corneille, et surtout madame Denis, ma nièce, qui l’élève comme sa fille. Mes amis et le public sentiront aisément que mademoiselle Corneille, étant chez moi, ne peut jamais trouver un mari que par la conduite la plus irréprochable. Fréron la perd sans ressource, en avançant faussement que je la fais élever par L’Ecluse. Il est très faux que L’Ecluse soit chez moi ; il y a environ six mois qu’il exerce sa profession de chirurgien-dentiste à Genève, et qu’il n’est sorti de cette ville. Madame Denis, qui l’avait mandé, il y a environ huit mois, pour lui accommoder les dents, ne l’a pas revu deux fois  depuis ce moment-là ; il travaille sans relâche à Genève, et y rend de très grands services.

 

          Il est très permis au nommé Fréron de critiquer tant qu’il voudra des vers et de la prose ; mais il ne lui est permis ni d’attaquer une dame veuve d’un gentilhomme mort au service du roi, ni une demoiselle alliée aux plus grandes maisons du royaume, et qui porte un nom plus grand que ses alliances ; ni même  le sieur L’Ecluse, qui peut avoir joué autrefois la comédie, mais qui est chirurgien du roi de Pologne, et auquel le reproche d’avoir été acteur peut faire un très grand tort dans sa profession. Ces trois diffamations réunies forment un corps de délit dont il est nécessaire de demander justice. Le père de mademoiselle Corneille outragée doit agir en son nom sans aucun délai.

 

          La poste va partir ; je n’ai que le temps d’ajouter à ma lettre que je persiste toujours dans mon opinion sur les finances. Il y a eu beaucoup de dissipation et de brigandage, je l’avoue ; mais quand on a contre les Anglais une guerre si funeste, il faut, ou que toute la nation combatte, ou que la moitié de la nation s’épuise à payer la moitié qui verse son sang pour elle. J’ai une pension d’un roi, je rougirais de la recevoir tant qu’il y aura des officiers qui souffriront.

 

          Je suis pénétré de la plus tendre reconnaissance pour toutes les bontés assidues de M. Damilaville et de M. Thieriot. Plura alias.

 

 

1 – Voyez, l’Avis inséré dans le Mercure. (G.A.)

 

2 – Du 23 Décembre 1760. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de la Porte

 

2 Février 1761.

 

 

          Je réitère à M. l’abbé de La Porte toutes les assurances de mon estime pour lui et de ma reconnaissance. La première feuille (1) de l’année 1761 m’a paru un chef-d’œuvre en son genre. J’ai toujours sur le cœur que messieurs de la poste n’aient pas daigné lui faire parvenir, il y a trois mois, mon paquet et ma lettre. Je lui fais mes sincères remerciements.

 

 

1 – La Porte, ancien collaborateur de Fréron et principal rédacteur de l’Observateur littéraire, avait protesté dans un article contre le parti pris d’avilir les écrivains les plus célèbres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 2 Février1761.

 

 

          Anges de paix, mais anges de justice, voici le Panta-odai du sieur Abraham Chaumeix, tel qu’on me l’a envoyé de Paris ; je l’ai fait copier fidèlement. Je ne connais point

 

 

Le petit singe à face de Thersite (1) ;

 

 

mais si cet homme est tel qu’on me le mande, il mérite l’exécration publique, et je ne connais personne qui doive craindre de démasquer un personnage si ridicule et si odieux. Quand on joint les mensonges de Sinon au style de Zoïle, à l’impudence de Thersite, et à la figure de Ragotin, on doit s’attendre de recevoir en public le châtiment qu’on mérite ; et ceux qui n’ont pas la force en main pour se venger font très bien de payer les Thersites et les Zoïles dans leur propre monnaie. Se reconnaîtra qui voudra dans cette fidèle peinture. On n’en craint point les conséquences, on est bien aise même que Thersite sache à quel point on le hait et on le méprise ; on en fera profession publique quand il le faudra. Le chevalier d’Aidie (2) vient de mourir en revenant de la chasse ; on mourra volontiers après avoir tiré sur les bêtes puantes. D’ailleurs on n’a rien à perdre en France, et on trouvera partout ailleurs des établissements assez avantageux pour braver avec sécurité, et pour confondre avec les armes de la vérité les délateurs hypocrites, et les calomniateurs impudents. Je ne connais l’homme dont il est question qu’à ces titres ; et si je le rencontrais, je le lui dirais en face, s’il a une face.

 

          Pardonnez, mes divins anges, à cette petite digression un peu aigrelette ; il y a longtemps que je couve ce fiel dans le fond de mon cœur ; voilà ma bile purgée. Je me rends à tous les charmes de votre commerce, à votre douceur, à vos grâces. Je suis doux comme vous, quand je me suis vengé.

 

          Je ne crois pas que l’auteur du Panta-odai doive le lâcher si tôt. Il n’y a que Thiériot, je crois, qui en soit en possession. Je lui mande d’attendre, et il attendra. Il faut tendre actuellement toutes les cordes de son âme pour punir Fréron de son insolence et pour lui procurer quelque peine afflictive salutaire, qui lui apprenne à ne plus insulter une fille de condition, et le nom de Corneille, dans ses infamies littéraires. L’Ecluse, qui n’est point celui de l’Opéra-Comique (3), mais chirurgien du roi de Pologne, a donné sa procuration, et demande justice. Madame Denis a envoyé son certificat. Le nommé Fréron est très punissable, et le procès criminel ne sera pas long. Le Brun a toutes les pièces ; il ne manque que la procuration du bon homme Corneille : je mets le tout sous votre protection. Vous êtes bon, mais vous êtes ferme ; et c’est ici qu’il faut l’être. Mon contemporain le président de La Marche m’a écrit une lettre pleine d’esprit.

 

          Le maréchal de Belle-Isle est-il mort (4) ? M. de Choiseul a-t-il la guerre ? M. de Chauvelin, le ministère de paix ?

 

          Pleurez-vous toujours ? Je pleure votre absence.

 

 

1 – Omer Joly de Fleury. (G.A.)

 

2 – Ancien amant de mademoiselle Aïssé, dont il eut une fille. (G.A.)

 

3 – Voltaire dissimule ici la vérité pour triompher de la médisance. (G.A.)

 

4 – Il était mort le 26  Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

2 Février 1961.

 

 

          J’ai l’honneur, monsieur, de vous écrire encore au sujet de mademoiselle Corneille ; vous ne laisserez point votre bonne œuvre imparfaite, et, après l’avoir sauvée de la pauvreté, vous la sauverez du déshonneur. J’écris à M. du Molard en conformité (1).

 

          Vous avez dû recevoir le certificat de madame Denis ; voici celui du résident de France. J’ai eu l’honneur de vous envoyer la procuration du sieur L’Ecluse du Tilloy, pour se joindre à la plainte de M. Corneille. Le sieur L’Ecluse n’est point celui qui a monté sur le théâtre de la Foire, je le crois son cousin ; il est seigneur de la terre du Tilloy en Gâtinais.

 

          Je vous réitère monsieur, qu’il ne s’agit que d’une procuration de M. Corneille, que l’affaire ne fera nulle difficulté, que Fréron sera condamné à une peine infamante et à de gros dédommagements. Je suis bien sûr que vous saisirez une occasion aussi favorable, et que M. d’Argental vous aidera de tout son pouvoir. Ce n’est point au parlement qu’il faut s’adresser, comme je le croyais, mais au lieutenant criminel, dont le nommé Fréron est naturellement le gibier.

 

          Je vous réitère encore, monsieur, que j’ai été indispensablement obligé d’envoyer un petit avertissement, pour faire savoir que votre libraire a eu tort de mettre l’édition de  vos lettres et des miennes sous le nom de Genève. C’est une chose très importante pour moi ; il ne faut pas qu’on croie dans le public que je fasse imprimer à Genève aucune brochure. En effet, on n’en imprime aucune dans cette ville, dont je suis éloigné de deux lieues, et il est nécessaire qu’on le sache : vous en sentez toutes les conséquences.

 

          Je vous ai rendu, monsieur, toute la justice que je vous dois dans cet avertissement, et je me suis livré à tout ce que mon goût et mon cœur m’ont dicté. Je confie à votre amitié et à votre prudence la copie de la lettre que j’écrivis à ce sujet (2). Soyez persuadé, monsieur, que je vous suis attaché comme le père de mademoiselle Corneille doit vous l’être.

 

          Je présente mes respects à madame le Brun.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – A du Molard, le 15 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Saurin

 

Ferney, 2 Février 1761.

 

 

          Toutes les fois qu’un des frères gratifie le public de quelque bon ouvrage auquel on applaudit (1), je me jette à genoux dans mon petit oratoire ; je remercie Dieu, et je m’écrie : O Dieu des bons esprits ! Dieu des esprits justes, Dieu des esprits aimables, répands ta miséricorde sur tous nos frères ; continue à confondre les sots, les hypocrites et les fanatiques ! Plus nos frères feront de bons ouvrages, en quelque genre que ce puisse être, plus la gloire de son saint nom sera étendue. Fais toujours réussir les sages, fait siffler les impertinents. Puissé-je voir, avant de mourir, ton fidèle serviteur Helvétius et ton serviteur fidèle Saurin dans le nombre des Quarante !

 

          Ce sont les vœux les plus ardents du moine Voltarius, qui, du fond de sa cellule, se joint à la communion des frères, les salue, et les bénit dans l’esprit d’une concorde indissoluble. Il se flatte surtout que le vénérable frère Helvétius rassemblera, autant qu’il pourra, les fidèles dispersés, les sauvera du venin du basilic, et de la morsure du scorpion, et des dents des Fréron et des Palissot. Nous recommandons aussi aux combattants du Seigneur les persécuteurs fanatiques qu’il faut dévouer à l’exécration publique.

 

          Pourquoi l’auteur des Mœurs du temps, qui peint si bien son monde, ne peindrait-il pas à un Omer ?

 

 

Car est le peintre indigne de louange,

Qui ne sait peindre aussi bien diable qu’ange.

 

MAROT.

 

 

          J’embrasse frère Saurin bien tendrement. Frère V.

 

 

1 – Les Mœurs du temps, comédie en un acte, en prose, jouée le 22 Décembre 1760. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Ferney, 2 Février 1761.

 

 

          Je réitère à M. Damilaville et à M. Thieriot mes sincères remerciements de la bonté qu’ils ont de publier ma déclaration (1) sur mes lettres et sur celles de madame Denis, imprimées à Paris sous le nom de Genève. Il m’est très important que Genève, qui n’est qu’à une lieue de mon séjour, ne passe point pour un magasin clandestin d’éditions furtives. Je leur ai très grande obligation de vouloir bien détruire ce soupçon injuste, qui n’est déjà que trop répandu.

 

          Je les supplie aussi très instamment de ne rien changer à ma déclaration. L’article du CULTE et des devoirs de la RELIGION est essentiel. Je dois parler de ces devoirs, parce que je les remplis, et que surtout j’en dois l’exemple à mademoiselle Corneille que j’élève. Il ne faut pas qu’après les calomnies punissables de Fréron, on puisse soupçonner que madame Denis et moi nous ayons fait venir l’héritière du nom de Corneille aux portes de Genève, pour ne pas professer hautement la religion du roi et du royaume. On a substitué à cet article nécessaire que je m’occupe de ce qui intéresse mes amis. On doit concevoir combien cela est déplacé, pour ne rien dire de plus. Je ne dois point compte au public de ce qui intéresse mes amis, mais je lui dois compte de la religion de mademoiselle Corneille.

 

          J’insiste, avec même chaleur, sur le changement qu’on veut faire dans ce que je dis de l’Ode de M. Le Brun. Je dis qu’il y a dans son ode des Strophes admirables, et cela est vrai. Les trois dernières surtout me paraissent aussi sublimes que touchantes ; et j’avoue qu’elles me déterminèrent sur-le-champ à me charger de mademoiselle Corneille, et à l’élever comme ma fille. Ces trois dernières strophes me paraissent admirables, je le répète. Vous voulez mettre à la place sentiments admirables ; mais un sentiment de compassion n’est point admirable : ce sont ces strophes qui le sont. Je demande en grâce qu’on imprime ce que j’ai dit, et non pas ce qu’on croit que j’ai dû dire. Je sais bien qu’il y a des longueurs dans l’ode, et des expressions hasardées. Le partage de M. Le Brun est de rendre son ode parfaite en la corrigeant ; et le mien est de louer ce que j’y trouve de parfait.

 

          Observez, je vous prie, mes chers amis, que M. Le Brun trouverait très mauvais que je me bornasse à faire l’éloge de ses sentiments, quand je lui dois celui des beautés réelles qui sont dans son ode.

 

          Je renvoie à mes deux amis l’Epître d’Abraham Chaumeix à mademoiselle Clairon (2), telle que je l’ai reçue de Paris. M. Thieriot peut se donner le plaisir de porter ces étrennes à Melpomène. Mon correspondant de Paris a mis l’abbé Guyon en note ; d’autres prétendent qu’il fallait un autre nom (3). Valete.

 

          M. Thieriot ne se dessaisira pas du Oanta-odai (4).

 

 

1 – L’Avis inséré dans le Mercure. (G.A.)

 

2 – L’Epître à Daphné. (G.A.)

 

3 –Celui d’Omer Joly de Fleury. (G.A.)

 

4 – Premier titre de l’Epître à Daphné. (G.A.)

 

 

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