CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

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à M. Thieriot.

 

Au château de Tournay, 25 Janvier (1).

 

 

          Mille tendres remerciements à M. Damilaville et à M. Thieriot. Point de roman de Jean-Jacques, s’il vous plaît ; je l’ai lu pour mon malheur, et c’eût été pour le sien, si j’avais le temps de dire ce que je pense de cet impertinent ouvrage ; mais un cultivateur, un maçon et le précepteur de mademoiselle Corneille, et le vengeur d’une famille accablée par des prêtres n’a pas le temps de parler de romans.

 

          Voici pourtant, mes amis, une petite réponse que j’ai eu le temps de faire à M. Deodati ; vous me rendrez un important service en la faisant imprimer, en la donnant à tous les journaux. Ni M. de Richelieu, ni le prince de Soubise, ni le maréchal de Broglie, ni M. Diderot n’en seront fâchés. J’estime qu’il conviendrait assez que M. Daquin (2) imprimât dans son Hebdomadaire cette petite réponse et qu’il en envoyât des exemplaires à tous les intéressés. En voici deux exemplaires, l’un pour M. Deodati, l’autre pour M. Daquin.

 

          Mille remerciements ! Encore une fois, joue-t-on Tancrède ? joue-t-on le Père de Famille ? O mon cher frère Diderot ! je vous cède la place de tout mon cœur, et je voudrais vous couronner de lauriers.

 

          Mon ancien ami Thieriot saura que Daumart, mon parent, n’a point la maladie qu’on supposait. J’ai de l’admiration pour M. Bagieu ; il a deviné tout ce que Tronchin a vu et tout ce qu’il a dit.

 

          N’aurai-je point la Feuille (3) contre M. le Brun, contre mademoiselle Corneille et contre moi ?

 

          J’ai renvoyé à M Jannel la Pallade  (4) du roi pour M. Capperonnier, bibliothécaire ; j’ai écrit à l’un et à l’autre.

 

          Ainsi M. Thieriot peut m’envoyer le roman (5) Pouplinière, qui me sera sans doute plus de plaisir que celui de Jean-Jacques.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Rédacteur, avec de Caux, de la Semaine littéraire. (G.A.)

 

3 – De Fréron. (G.A.)

 

4 – Poème de Frédéric. (G.A.)

 

5 – Daïraa, par la Popelinière. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Au Château de Ferney, 26 Janvier 1761.

 

 

          Et ces yeux, ces yeux que vous fermez, quand vous êtes content, se portent-ils mieux, mon cher ange ?

 

          J’ai un besoin très grand d’être fortement recommandé à M. de Villeneuve (1). Est-il possible que je n’aie besoin de personne dans le pays étranger, et que j’aie besoin d’un intendant en France, avec mes terres libres ? Je ferai une belle requête pour M. le duc de Choiseul ; mais je lui ai tant demandé de choses pour les autres, que je n’ose plus rien demander pour moi.

 

          J’ai de terribles affaires sur les bras. Je chasse les jésuites d’un domaine usurpé par eux ; je poursuis criminellement un curé ; je convertis une huguenote ; et ma besogne la plus difficile est d’enseigner la grammaire à mademoiselle Corneille qui n’a aucune disposition pour cette sublime science.

 

          Est-il vrai, monsieur et madame, mes anges tutélaires, est-il vrai qu’on joue Tancrède ?

 

Est-il vrai qu’on joue aux Italiens une parade intitulée le Comte de Boursoufle (2), sous mon nom ? Justice ! justice ! Puissances célestes, empêchez cette profanation ; ne souffrez pas qu’un nom que vous avez toujours daigné aimer soit prostitué dans une affiche de la Comédie italienne. J’imagine qu’il est aisé de leur défendre d’imputer, dans les carrefours de Paris, à un pauvre auteur, une pièce dont il n’est pas coupable.

 

J’estime, mes anges, qu’il faut retrancher Le Franc de ce Panta-odai (3) à mademoiselle Clairon ; nous le retrouverons bien une autre fois. Il ne faut pas souiller par une satire les louanges de Melpomène. En ôtant Le Franc, tout va, tout se lie.

 

Et le roman de Jean-Jacques ? à mon gré, il est sot bourgeois, impudent, ennuyeux ; mais il y a un morceau admirable sur le suicide (4), qui donne appétit de mourir.

 

Avez-vous vu celui de La Popelinière ou Pouplinière ?

 

Est-ce vous qui avez envoyé à M. de La Marche notre Tancrède ?

 

Nous avons ici Ximenès, oui, le marquis de Ximenès (5). Hélas ! nous ne vous aurons pas. Nous baisons le bout de vos ailes.

 

 

1 – Intendant de Bourgogne. (G.A.)

 

2 – Voyez l’Echange. (G.A.)

 

3 – L’Epître à Daphné.

 

4 – Partie III, lettre XXI. (G.A.)

 

5 – Voyez le Catalogue des correspondants. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

A Ferney, 27 Janvier 1761.

 

 

          Après avoir été tant applaudi en vers à l’Académie, il faut que vous y soyez applaudi en prose, mon cher ami, dans un beau discours de réception. Vous fûtes d’abord mon disciple ; vous êtes devenu mon maître ; il faut que vous soyez mon confrère. Il me semble que cette place vous est due à plus d’un égard : ce sera une récompense du mérite, et une consolation de l’injustice que vous avez essuyée. Je ne regretterai Paris que le jour où je voudrais vous entendre et vous répondre. Je partagerai du moins tous vos succès, du fond de mes retraites. Si ma plume pouvait suivre mon cœur, je vous en dirais davantage ; mais ma mauvaise santé me force d’être court quand l’amitié voudrait me rendre bien long. Nous avons ici M. de Ximenès, votre confrère en poésie. Il me paraît n’avoir nulle envie d’être le Rodrigue de la Chimène (1) que nous possédons. Sur le nom du père de Chimène, mes respects à votre voisine (2).

 

 

1 – Marie Corneille. (G.A.)

 

2 – Mademoiselle Clairon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Ferney, 30 Janvier 1761.

 

 

          Mon divin ange et ma divine ange, amusez-vous de cet imprimé (1), et voyez comme on trouve des jésuites partout ; mais aussi ils me trouvent. Je leur ai ôté la vigne de Naboth. Il leur en coûte vingt-quatre mille livres : cela apprendra à Berthier qu’il y a des gens qu’on doit ménager. Il s’agit à présent de poursuivre un sacrilège. Je serai aussi terrible dans le spirituel que dans le temporel.

 

          Adorables anges, je demande grâce pour ce beau mot (2) :

 

 

S’il y sert Dieu, c’est qu’il est exilé ;

 

car vous savez que d’ordinaire disgrâce engendre dévotion. Oui, mort-dieu, je sers Dieu, car j’ai en horreur les jésuites et les jansénistes, car j’aime ma patrie, car je vais à la messe tous les dimanches, car j’établis des écoles, car je bâtis des églises, car je vais établir un hôpital, car il n’y a plus de pauvres chez moi, en dépit des commis des gabelles. Oui, je sers Dieu, je crois en Dieu, et je veux qu’on le sache.

 

          Vous n’êtes pas contents du portrait du petit singe ? Eh bien ! en voici un autre :

 

 

Un petit singe, ignorant, indocile,

Au sourcil noir, au long et noir habit,

Plus noir encore et de cœur et d’esprit,

Répand sur moi ses phrases et sa bile.

En grimaçant le monstre s’applaudit

D’être à la fois et Thersite et Zoïle ;

Mais, grâce au ciel, il est un roi puissant,

Sage, éclairé, etc.

 

 

          Le singe se reconnaîtra s’il veut ; je ne peux faire mieux quant à présent. Je n’ai que trois gardes ; si j’en avais davantage, je vous réponds que tous ces drôles s’en trouveraient mal. Il faut verser son sang pour servir ses amis et pour se venger de ses ennemis, sans quoi on n’est pas digne d’être homme. Je mourrai en bravant tous ces ennemis du sens commun. S’ils ont le pouvoir (ce que je ne crois pas) de me persécuter dans l’enceinte de quatre-vingts lieues de montagnes qui touchent au ciel, j’ai, Dieu merci, quarante-cinq mille livres de rente dans les pays étrangers, et j’abandonnerai volontiers ce qui me reste en France pour aller mépriser ailleurs à mon aise, et d’un souverain mépris, des bourgeois insolents (3) dont le roi est aussi mécontent que moi.

 

          Pardonnez, mes divins anges, à cet enthousiasme ; il est d’un cœur né sensible ; et qui ne sait point haïr ne sait point aimer.

 

          Venons à présent au tripot, et changeons de style.

 

Vous vous plaignez de n’avoir point Fanime. Quoi ! vous voulez donner tout de suite deux vieillards radoteurs qui frondent leurs filles ? n’avez-vous pas de honte ? ne sentez-vous pas quelle prodigieuse différence il y a entre la fin de Tancrède et la fin de Fanime ? Attendez-vous dis-je, attendez Pâques fleuries. Je vous remercie bien humblement, bien tendrement, de toutes vos bontés charmantes, et de votre tasse pour la Muse limonadière.

 

Je vois d’ici mademoiselle Clairon enchanter tous les cœurs ; et si les sifflets sont pour moi, les battements de mains sont pour elle. Je m’appelle Pancrace (4) ; mais je ne veux de ma vie gratter la porte d’aucun cabinet : j’aimerais mieux gratter la terre. Mon seul malheur, dans ce monde, c’est de n’être pas dans votre cabinet pour manger avec vous du parmesan, pour boire, car j’aime à boire, comme vous savez. Puissent les yeux de M. d’Argental ne pleurer qu’aux tragédies ! Les miens pleurent d’une absence qu’un parti triste, mais sagement pris, rend éternelle.

 

Une autre fois je vous parlerai du Droit du Seigneur ; je ne peux vous parler aujourd’hui que des justes droits que vous avez sur mon âme.

 

Je suis malingre ; j’ai dicté, et peut-être avec mauvaise humeur : excusez un vieillard vert.

 

 

1 – Voyez, au 10 Janvier, la requête pour de Croze. (G.A.)

 

2 – Dans l’Epître à Daphné. (G.A.)

 

3 – Les membres du parlement, qui, le 10 Janvier 1761, avaient résolu d’adresser au roi de très humbles et très respectueuses Remontrances. (Clogenson.)

 

4 – Voyez l’Epître à Daphné. C’est Colardeau et non lui-même qu’il a voulu peindre sous les traits de Pancrace. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

Au château de Ferney, pays de Gex

en Bourgogne, par Genève, 30 Janvier.

 

 

          Permettez-moi, monsieur, d’être aussi en colère contre vous que je me sens pour vous d’estime et d’amitié. Vous auriez bien dû m’envoyer plus tôt la lettre insolente de ce coquin de Fréron, depuis la page 145 jusqu’à la page 164. Je n’insisterai point ici sur les mauvaises critiques qu’il fait de votre Ode. Parmi ses censures de mauvaise foi, il y en a quelques-unes qui pourraient éblouir, et, si vous réimprimez votre ode, je vous demande en grâce de consulter quelque ami d’un goût sévère, et surtout de ménager l’impatience des lecteurs français, qui, d’ordinaire, ne peut souffrir dans une ode que quinze ou vingt strophes tout au plus. Le sujet est si beau, et il y a dans votre ode des morceaux si touchants, que vous vous êtes vous-même imposé la nécessité de rendre votre ouvrage parfait. Un des grands moyens de le perfectionner est de l’accourcir, et de sacrifier quelques expressions auxquelles l’oreille française n’est pas accoutumée.

 

          Je n’ai jamais fait un ouvrage de longue haleine, sans consulter mes amis. M. d’Argental m’a fait corriger plus de deux cents vers dans Tancrède, et m’en a fait retrancher plus de cent ; et la pièce est encore très loin de mériter les bontés dont il l’a honorée.

 

          Croyez-moi, monsieur, il faut que nos ouvrages appartiennent à nos amis et à nous.

 

 

Vir bonus et prudens v ersus reprehendet inertes,

Culpabit duros .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

HOR., de Art poet.

 

 

          Je me sens vivement intéressé à votre gloire, et je crois qu’il vous sera très aisé de rendre toute votre ode digne de votre génie, de la noblesse d’âme qui vous l’a inspirée, et du sujet intéressant qui en est l’objet.

 

          Vous me pardonnerez sans doute la liberté que je prends ; les soins que nous avons pris tous deux du grand nom de Corneille doivent nous lier à jamais. Je regarde jusqu’à présent comme un bienfait l’honneur et le plaisir que vous avez procurés à ma vieillesse ; mademoiselle Corneille paraît mériter de plus tous les soins que vous avez pris d’elle. Ma nièce l’élève et la traite comme sa fille ; mais plus le nom de Corneille est respectable, et plus vos soins, ceux de M. Titon, et ceux de ma nièce, ont l’approbation de tous les honnêtes gens, plus l’outrage que Fréron ose faire à cette demoiselle et à vos bontés est punissable.

 

          M. le chancelier et M. de Malesherbes peuvent lui permettre de dire son avis à tort et à travers sur des vers et de la prose ; mais ils ne doivent certainement pas souffrir qu’il insulte personnellement madame Denis, mademoiselle Corneille, et vous-même, monsieur, qui nous avez procuré l’honneur que nous avons. Le nom de Lamoignon est respectable, mais celui de Corneille l’est aussi, et sans compter deux cents ans de noblesse qui sont dans la famille des Corneille, la France doit aimer assez ce nom pour demander le châtiment du coquin qui ose insulter la seule personne qui le porte.

 

          Madame Denis est mademoiselle, et est veuve d’un gentilhomme mort au service du roi : elle est estimée et considérée ; toute sa famille est dans la magistrature et dans le service. Ces mots de Fréron : « Mademoiselle Corneille va tomber entre bonnes mains, » méritent le carcan.

 

          Le sieur L’Ecluse, qui n’avait certainement que faire à tout cela, se trouve insulté dans la même page ; il est vrai qu’étant jeune il monta sur le théâtre ; mais il y a plus de vingt-cinq ans qu’il exerce avec honneur la profession de chirurgien-dentiste. Il est faux qu’il loge chez moi ; il y est venu il y a un an pour avoir soin des dents de ma nièce. Je le traite, dit-il, comme mon frère, et il insinue que je ne fais nulle différence entre une demoiselle de condition du nom de Corneille, et un acteur de la Foire. J’ai reçu M. de l’Ecluse avec amitié, et avec la distinction que mérite un chirurgien habile et un homme très estimable tel que lui. Il y a, d’ailleurs, quatre mois entiers qu’il n’est plus chez moi, et qu’il exerce sa profession à Genève, où il est très honorablement accueilli. J’enverrai, s’il le faut, les témoignages des syndics de Genève, qui certifieront tout ce que j’ai l’honneur de vous dire.

 

          Le résultat de la lettre insolente de Fréron est que vous m’avez envoyé une fille de qualité pour être élevée par une danseuse de corde. C’est outrager aussi Titon, mademoiselle de Vilgenou, madame votre femme et tous ceux qui se sont intéressé à l’éducation de mademoiselle Corneille. Je ne doute pas que si vous présentez les choses sous ce point de vue à monseigneur le prince de Conti, il ne trouve que Fréron mérite punition. On devrait en parler aux ministres, et je crois même que c’est une affaire du ressort du lieutenant criminel ; jamais rien n’a été plus marqué au coin du libelle diffamatoire que ces quatre lignes de la page 164. Vous pourriez, monsieur, engager son père à signer un pouvoir à un procureur. Ma nièce, M. de l’Ecluse, et moi, nous pourrions intervenir au procès. Je vous supplie, monsieur, de m’instruire au plus tôt de ce que vous aurez fait, et de me dire ce qu’on me conseille de faire. Nous allons d’ailleurs envoyer nos plaintes à M. le chancelier. Voici copie de la lettre de madame Denis (1).

 

          Je vous présente mes respects. VOLTAIRE.

 

N.B. – Il faut mettre la page 164 entre les mains de mon procureur, nommé Pinon du Coudrai, rue de Bièvre, et attaquer Fréron à la Tournelle ; c’est le droit de la noblesse.

 

 

1 – LETTRE DE MADAME DENIS A M. LE CHANCELIER DE FRANCE.

 

Ferney, 30 Janvier.

 

Je me joins au cri de la nation contre un homme qui la déshonore. Un nommé Fréron insulte toutes les familles : il m’outrage personnellement, moi, mademoiselle Corneille, alliée à tout ce qu’il y a de plus grand en France, et portant un nom plus respectable que ses alliances. Je suis la veuve d’un gentilhomme mort au service du roi ; je prends soin de la vieillesse de mon oncle, qui a l’honneur d’être connu de vous. J’ai recueilli chez moi la petite-nièce du grand Corneille, et je me suis fait un honneur de présider à son éducation. Ce n’est pas au nommé Fréron, dont on tolère les impertinentes feuilles sur des points de littérature, à oser entrer dans le secret des familles, à insulter la noblesse, et à noircir publiquement de couleurs abominables une bonne action qu’il est fait pour ignorer. Sa page 164 est un libelle diffamatoire : nous en demandons justice, moi, mademoiselle Corneille, mon oncle, et un autre citoyen, tous également outragés.

 

Si cette insolence n’était pas réprimée, il n’y aurait plus de familles en sûreté. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

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