CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

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à M. l’abbé d’Olivet.

 

Au château de Ferney, 22 Janvier 1761.

 

 

          Mon cher Cicéron, qui ne vivez pas dans le siècle des Cicérons, n’allez pas faire comme l’abbé Sallier et l’abbé de Saint-Cyr (1) ; vivez, pour empêcher que la langue et le goût ne se corrompent de plus en plus ; vivez, et aimez-moi. Je vous prie d’avoir la bonté de me recommander de temps en temps à l’Académie, comme un membre encore plus attaché à son corps qu’il n’en est éloigné ; dites-lui que je respecterai et que j’aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie ce corps dont la gloire m’intéresse. Tâchez, mon cher maître, de nous donner un véritable académicien à la place de l’abbé de Saint-Cyr, et un savant à la place de l’abbé Sallier. Pourquoi n’aurions-nous pas cette fois-ci M. Diderot ? Vous savez qu’il ne faut pas que l’Académie soit un séminaire, et qu’elle ne doit pas être la cour des pairs. Quelques ornements d’or à notre lyre sont convenables ; mais il faut que les cordes soient à boyau, et qu’elles soient sonores.

 

          On m’a mandé que vous aviez été à une représentation de Tancrède. Vous ne dûtes pas y reconnaître ma versification ; je ne l’ai pas reconnue non plus. Les comédiens, qui en savent plus que moi, avaient mis beaucoup de vers de leur façon dans la pièce ; ils auront, à la reprise, la modestie de jouer la tragédie telle que je l’ai faite.

 

          Je ne peux m’empêcher de vous dire ici que je suis saisi d’une indignation académique quand je lis nos nouveaux livres. J’y vois qu’une chose est au parfait, pour dire qu’elle est bien faite. J’y vois qu’on a des intérêts à démêler vis-à-vis de ses voisins, au lieu d’avec ses voisins ; et ce malheureux mot de vis-à-vis employé à tort, à travers.

 

          On m’envoya, il y a quelque temps, une brochure dans laquelle une fille était bien éduquée, au lieu de bien élevée. Je parcours un roman du citoyen de Genève, moitié galant, moitié moral, où il n’y a ni galanterie, ni vraie morale, ni goût, et dans lequel il n’y a d’autre mérite que celui de dire des injures à notre nation. L’auteur dit qu’à la comédie les Parisiens calquent les modes françaises sur l’habit romain Tout le livre est écrit ainsi, et, à la honte du siècle, il réussira peut-être.

 

          Mon cher doyen le siècle passé a été le précepteur de celui-ci ; mais il a fait des écoliers bien ridicules. Combattez pour le bon goût ; mais voudrez-vous combattre pour les morts ?

 

          Adieu. Je voudrais que vous fussiez ici ; vous m’aideriez à rendre mademoiselle Corneille digne de lire les trois quarts de Cinna, et presque tout le rôle de Chimène et de Cornélie : je dis presque tout, et non pas tout ; car je ne connais aucun grand ouvrage parfait, et je crois même que la chose est impossible.

 

 

1 – Ces deux abbés étaient morts en janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Deodati de Tovazzi.

 

Au château de Ferney, en Bourgogne, 24 Janvier (1).

 

 

          Je suis très sensible, monsieur, à l’honneur que vous me faites de m’envoyer votre livre de l’Excellence de la langue italienne ; c’est envoyer à un amant l’éloge de sa maîtresse. Permettez-moi cependant quelques réflexions en faveur de la langue française, que vous paraissez dépriser un peu trop. On prend souvent le parti de sa femme, quand la maîtresse ne la ménage pas assez.

 

          Je crois, monsieur, qu’il n’y a aucune langue parfaite. Il en est des langues comme de bien d’autres choses, dans lesquelles les savants ont reçu la loi des ignorants. C’est le peuple ignorant qui a formé les langages ; les ouvriers ont nommé tous leurs instruments. Les peuplades, à peine rassemblées, ont donné des noms à tous leurs besoins ; et, après un très grand nombre de siècles, les hommes de génie se sont servis, comme ils ont pu, des termes établis au hasard par le peuple.

 

          Il me paraît qu’il n’y a dans le monde que deux langues véritablement harmonieuses, la grecque et la latine. Ce sont en effet les seules dont les vers aient une vraie mesure, un rythme certain, un vrai mélange de dactyles et de spondées, une valeur réelle dans les syllabes. Les ignorants qui formèrent ces deux langues avaient sans doute la tête plus sonnante, l’oreille plus juste, les sens plus délicats que les autres nations.

 

          Vous avez, comme vous le dites, monsieur, des syllabes longues et brèves dans votre belle langue italienne ; nous en avons aussi : mais ni vous, ni nous, ni aucun peuple, n’avons de véritables dactyles et de véritables spondées. Nos vers sont caractérisés par le nombre, et non par la valeur des syllabes. La bella lingua toscana è la figlia primogenita del latino. Mais jouissez de votre droit d’aînesse, et laissez à vos cadettes partager quelque chose de la succession.

 

          J’ai toujours respecté les Italiens comme nos maîtres ; mais vous avouerez que vous avez fait de fort bons disciples. Presque toutes les langues de l’Europe ont des beautés et défauts qui se compensent. Vous n’avez point les mélodieuses et nobles terminaisons des mots espagnols, qu’un heureux concours de voyelles et de consonnes rend si sonores : Los rios, los hombres, las historias, las costumbres. Il vous manque aussi les diphthongues, qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux : Les rois, les empereurs, les exploits, les histoires. Vous nous reprochez nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche ; mais c’est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire ; toutes ces désinences heureuses laissent dans l’oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches.

 

          Avouez, monsieur, que la prodigieuse variété de toutes ces désinences peut avoir quelque avantage sur les cinq terminaisons de tous les mots de votre langue. Encore, de ces cinq terminaisons faut-il retrancher la dernière, car vous n’avez que sept ou huit mots qui se terminent en u ; reste donc quatre sons, a, e, i, o, qui finissent tous les mots italiens.

 

          Pensez-vous, de bonne foi, que l’oreille d’un étranger soit bien flattée, quand il lit, pour la première fois,

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . e’l Capitano

Che’l gran sepolcro libero di Cristo ;

 

et

 

Molto egli opro col senno, a con la mano ?

 

Jésus, déliv., ch. I, st. I.

 

 

Croyez-vous que tous ces o soient bien agréables à une oreille qui n’y est pas accoutumée ? Comparez à cette triste uniformité, si fatigante pour un étranger, comparez à cette sécheresse ces deux vers simples de Corneille :

 

Le destin se déclare, et nous venons d’entendre

Ce qu’il a résolu du beau-père et du gendre.

 

La Mort de Pompée, acte I, sc. I.

 

          Vous voyez que chaque mot se termine différemment. Prononcez à présent ces deux vers d’Homère :

 

 

Ἀλλ' οὐδ' ὧς ἑτάρους ἐρρύσατο, ἱέμενός περ·

 αὐτῶν γὰρ σφετέρῃσιν ἀτασθαλίῃσιν ὄλοντο,

 

Iliade, liv. I.

 

 

          Qu’on prononce ces vers devant une jeune personne, soit anglaise ou allemande, qui aura l’oreille un peu délicate, elle donnera la préférence au grec, elle souffrira le français, elle sera un peu choquée de la répétition continuelle des désinences italiennes. C’est une expérience que j’ai faite plusieurs fois.

 

          (2) Vos poètes qui ont servi à former votre langue, ont si bien senti ce vice radical de la terminaison des mots italiens, qu’ils ont retranché les lettres e et o, qui finissaient tous les mots à l’infinitif, au passé et au nominatif ; ils disent amar pour amare, nocqueron pour nocquerono, la stagion, pour la stagione, buon pour buono, malevol pour malevole. Vous avez voulu éviter la cacophonie, et c’est pour cela que vous finissez très souvent vos vers par la lettre canine r ; ce que les Grecs ne firent jamais.

 

          J’avoue que la langue latine dut longtemps paraître rude et barbare aux Grecs par la fréquence de ses ur, de ses um, qu’on prononçait our et oum, et par la multitude de ses noms propres, terminés tous en us ou plutôt en ous. Nous avons brisé plus que vous cette uniformité. Si Rome était pleine autrefois de sénateurs et de chevaliers en us, on n’y voit à présent que des cardinaux et des abbés en i.

 

          Vous vantez, monsieur, et avec raison, l’extrême abondance de votre langue ; mais permettez-nous de n’être pas dans la disette. Il n’est, à la vérité, aucun idiome au monde qui peigne toutes les nuances ces choses. Toutes les langues sont pauvres à cet égard ; aucune ne peut exprimer, par exemple, en un seul mot, l’amour fondé sur l’estime, ou sur la beauté seule, ou sur la convenance des caractères, ou sur le besoin d’aimer. Il en est ainsi de toutes les passions, de toutes les qualités de notre âme. Ce que l’on sent le mieux est souvent ce qui manque de terme.

 

          Mais, monsieur, ne croyez pas que nous soyons réduits à l’extrême indigence que vous nous reprochez en tout. Vous faites un catalogue en deux colonnes de votre superflu et de notre pauvreté ; vous mettez d’un côté orgoglio, alterigia, superbia, et de l’autre, orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance (3). Tous ces mots expriment des nuances différentes, de même que chez vous orgoglio, alterigia, superbia, ne sont pas toujours synonymes.

 

          Vous nous reprochez, dans votre alphabet de nos misères, de n’avoir qu’un mot pour signifier vaillant.

 

          Je sais, monsieur, que votre nation est très vaillante quand elle veut, et quand on le veut ; l’Allemagne et la France ont eu le bonheur d’avoir à leur service de très braves et de très grands officiers italiens.

 

 

L’italico valor non è ancor morto.

 

 

          Mais, si vous avez valente, prode, animoso, nous avons vaillant, valeureux, preux, courageux, intrépide, hardi, animé, audacieux, brave, etc. Ce courage, cette bravoure, ont plusieurs caractères différents, qui ont chacun leurs termes propres. Nous dirions bien que nos généraux sont vaillants, courageux, braves, etc. ; mais nous distinguerions le courage vif et audacieux du général (4) qui emporta, l’épée à la main, tous les ouvrages de Port-Mahon taillés dans le roc vif ; la fermeté constante, réfléchie et adroite avec laquelle un de nos chefs (5) sauva une garnison entière d’une ruine certaine, et fit une marche de trente lieues, à la vue d’une armée ennemie de trente mille combattants.

 

          Nous exprimerions encore différemment l’intrépidité tranquille que les connaisseurs admirèrent dans le petit-neveu (6) du héros de la Valteline, lorsque, ayant vu son armée en déroute par une terreur panique de nos alliés, ce général, ayant aperçu le régiment de Diesbach et un autre, qui faisaient ferme contre une armée victorieuse, quoiqu’ils fussent entamés par la cavalerie et foudroyés par le canon, marcha seul à ces régiments, loua leur valeur, leur courage, leur fermeté, leur intrépidité, leur vaillance, leur patience, leur audace, leur animosité, leur bravoure, leur héroïsme, etc.

 

          Voyez, monsieur, que de termes pour un. Ensuite il eut le courage de ramener ces deux régiments à petits pas, et de les sauver du péril où leur valeur les jetait, les conduisit en bravant les ennemis victorieux, et eut encore le courage de soutenir les reproches d’une multitude toujours mal instruite.

 

          Vous pourrez encore voir, monsieur, que le courage, la valeur, la fermeté de celui (7) qui a gardé Cassel et Gotingen, malgré les efforts de soixante mille ennemis très valeureux, est un courage composé d’activité, de prévoyance et d’audace. C’est aussi ce qu’on a reconnu dans celui (8) qui a sauvé Vesel. Croyez donc, je vous prie, monsieur, que nous avons, dans notre langue, l’esprit de faire sentir ce que les défenseurs de notre patrie ou de notre pays ont le mérite de faire.

 

          Vous nous insultez, monsieur, sur le mot de ragoût ; vous vous imaginez que nous n’avons que ce terme pour exprimer nos mets, nos plats, nos entrées de table, et nos menus. Plût à Dieu que vous eussiez raison, je m’en porterais mieux ! mais malheureusement nous avons un dictionnaire entier de cuisine.

 

          Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand ; mais daignez plaindre, monsieur, nos gourmands, nos goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons.

 

          Vous ne connaissez que le mot de savant ; ajoutez-y, s’il vous plaît, docte, érudit, instruit, éclairé, habile, lettré ; vous trouverez parmi nous le nom et la chose. Croyez qu’il en est ainsi de tous les reproches que vous nous faites. Nous n’avons point de diminutifs ; nous en avions autant que vous du temps de Marot, et de Rabelais, et de Montaigne ; mais cette puérilité nous a paru indigne d’une langue ennoblie par les Pascal, les Bossuet, les Fénelon, les Pélisson, les Corneille, les Despréaux, les Racine, les Massillon, les La Fontaine, les La Bruyère, etc. ; nous avons laissé à Ronsard, à Marot, à du Bartas, les diminutifs badins en otte et en ette, et nous n’avons guère conservé que fleurette, amourette, fillette, grisette, grandelette, vieillotte, nabote, maisonnette, villotte ; encore ne les employons-nous que dans le style très familier. N’imitez pas le Buonmattei (9), qui, dans sa harangue à l’Académie de la Crusca, fait tant valoir l’avantage exclusif d’exprimer corbello, corbellino, en oubliant que nous avons descorbeilles et des corbillons.

 

          Vous possédez, monsieur, des avantages bien plus réels, celui des inversions, celui de faire plus facilement cent bons vers en italien, que nous n’en pouvons faire dix en français. La raison de cette facilité, c’est que vous vous permettez ces hiatus, ces bâillements de syllabes que nous proscrivons ; c’est que tous vos mots, finissant en a, e, i, o, vous fournissent au moins vingt fois plus de rimes que nous n’en avons, et que, par-dessus cela, vous pouvez encore vous passer de rimes. Vous êtes moins asservis que nous à l’hémistiche et à la césure  vous dansez en liberté, et nous dansons avec nos chaînes.

 

          Mais croyez-moi, monsieur, ne reprochez à nos langue ni la rudesse, ni le défaut de prosodie, ni l’obscurité, ni la sécheresse. Vos traductions de quelques ouvrages français prouveraient le contraire. Lisez d’ailleurs tout ce que MM d’Olivet et Dumarsais ont composé sur la manière de bien parler notre langue ; lisez M. Duclos ; voyez avec combien de force, de clarté, d’énergie, et de grâce, s’expriment MM. d’Alembert et Diderot. Quelles expressions pittoresques emploient souvent M. de Buffon et M. Helvétius, dans des ouvrages qui n’en paraissent pas toujours susceptibles !

 

          Je finis cette lettre trop longue par une seule réflexion. Si le peuple a formé les langues, les grands hommes les perfectionnent par les bons livres ; et la première de toutes les langues est celle qui a le plus d’excellents ouvrages.

 

          J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec beaucoup d’estime pour vous et pour la langue italienne, etc.

 

 

 

 

 

1 – Voyez la lettre à Damilaville du 6 Février. (G.A.)

 

2 – Cet alinéa et le suivant ne sont ni dans le recueil de 1766, ni dans l’édition originale. (Beuchot.)

 

3 – « Mot très énergique et trop abandonné, » est-il dit dans le Journal encyclopédique, qui publia cette lettre le 1er Février. (G.A.)

 

4 – Le duc de Richelieu. (G.A.)

 

5 – Le maréchal de Belle-Isle opérant sa retraite de Prague en 1742. (G.A.)

 

6 – Soubise. Voyez la lettre à Deodati de Tovazzi du 9 septembre 1766. (G.A.)

 

7 – De Broglie. (G.A.)

 

8 – Schomberg, sur l’ordre du marquis de Castries. (G.A.)

 

9 – Né, en 1581, à Florence, mort en 1647. (G.A.)

 

 

 

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