CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 53

Publié le par loveVoltaire

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à M. le cardinal de Bernis.

 

Aux Délices, 28 Décembre 1761.

 

 

          Monseigneur, les chevaux et les Ânes (1) étaient une petite plaisanterie ; je n’en avais que deux exemplaires, on s’est jeté dessus ; car nous avons des virtuoses. Si je les retrouve, votre éminence s’en amusera un moment ; ce qui m’en plaisait surtout, c’est que le théatin Boyer était au rang des ânes.

 

          Voyez, je vous prie, si je suis un âne dans l’examen de Rodogune. Vous me trouverez bien sévère, mais je vous renvoie à la petite apologie que je fais de cette sévérité à la fin de l’examen. Ma vocation est de dire ce que je pense, fari quœ sentiam ; et le théâtre n’est pas de ces sujets sur lesquels il faille ménager la faiblesse, les préjugés et l’autorité. Je vous demande en grâce de consacrer deux ou trois heures à voir en quoi j’ai raison et en quoi j’ai tort. Rendez ce service aux lettres, et accordez-moi cette grâce. Dictez Il vostro parere à votre secrétaire. Vous lirez au coin du feu, et vous dicterez sans peine des jugements auxquels je me conformerai.

 

 

Bene si potria dir, frate, tu vai

L’altrui mostrando, e non vedi il tuo fallo ;

 

 

et puis vous me parlerez de poutres et de pailles dans l’œil ; à quoi je répondrai que je travaille jour et nuit à rapetasser mon Cassandre, et que je pourrai même vous sacrifier ce poignard qu’on jette au nez des gens, etc., etc., etc.

 

          Quoi ! sérieusement, vous voulez rendre la théologie raisonnable ? mais il n’y a que le diable de La Fontaine à qui cet ouvrage convienne. C’est La chose impossible  (2).

 

          Laissez là saint Thomas s’accorder avec Scote (3). J’ai lu ce Thomas, je l’ai chez moi ; j’ai deux cents volumes sur cette matière, et qui pis est, je les ai lus. C’est faire un cours de Petites-Maisons. Riez, et profitez de la folie et de l’imbécillité des hommes. Voilà, je crois, l’Europe en guerre pour dix ou douze ans. C’est vous, par parenthèse, qui avez attaché le grelot (3). Vous me fîtes alors un plaisir infini. Je ne croyais point que le sanglier que vous mettiez à la broche fût d’une si dure digestion. C’est, je crois, la faute de vos marmitons. Une chose me console, avant que je meure : c’est que je n’ai pas peu contribué, tout chétif atome que je suis, à rendre irréconciliables certain chasseur (4) et votre sanglier. J’en ris dans ma barbe ; car, quand je ne souffre pas, je ris beaucoup, et je tiens qu’il faut rire tant qu’on peut. Riez donc, monseigneur, car, au bout du compte, vous aurez toujours de quoi rire. Je me sens pour vous le goût le plus tendre et le plus respectueux. Je me souviens toujours de vos grâces, de votre belle physionomie, de votre esprit ; vive felix. Daignez m’aimer un peu, vous me ferez un plaisir extrême.

 

 

1 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)

 

2 – Conte de La Fontaine. (G.A.)

 

3 – Boileau, sat. VIII. (G.A.)

 

4 – « Nous parlerons quelque jour du grelot que vous dites que j’ai attaché, répondit Bernis le 30 janvier, et des marmitons qu’on a voulu employer malgré moi. J’ai connu un architecte à qui on a dit : Vous ferez le plan de cette maison, mais bien entendu que l’ouvrage commencé, les piqueurs, ni les maçons, ni les manœuvres, ne seront point sous votre direction, et s’écarteront de votre plan autant qu’il leur conviendra de le faire. » (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

28 Décembre 1761.

 

 

          Est-il donc bien vrai, mes anges, que l’Espagne a enfin exaucé mes vœux ? Puis-je en faire mon compliment ?

 

          Me permettrez-vous de vous envoyer ce petit mémoire à l’Académie (1), que je vous supplie de faire passer à M. le secrétaire ?

 

          M. le comte de Choiseul a eu tant de bonté, que j’en abuse. Il s’agit de bien autre chose que de M. d’Exideuil (2). Il est question de savoir s’il est vrai que la cour de France ait amusé pendant deux ans la cour russe d’un mariage du roi avec mon impératrice Elisabeth, alors pauvre princesse, et qui vient d’envoyer huit mille livres pour l’édition de mademoiselle Corneille. Il est très certain que M. Campredon en parla très souvent à mon père. Si cette recherche vous amuse, je vous conjure de vous informer de la vérité.

 

          Cassandre ne va pas mal, il se débarbouille. – Mille tendres respects.

 

 

          Bota bene qu’il y a deux ans que je dis : L’Espagne tombera sur le Portugal.

 

 

1 – Choiseul et Frédéric II. (G.A.)

 

2 – La lettre du 25 Décembre. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame de Chambonin.

 

De Ferney.

 

 

          Gros chat, je vous ai toujours répondu  et si vous vous plaignez, ce doit être de mon mauvais style, et non de mon oubli. Il faut que je vous aie écrit dans le goût de La Beaumelle, ou de Fréron, ou de quelque auteur de cette espèce, pour que vous soyez mécontente de moi. J’aimerai toujours gros chat. On croirait, à votre lettre, que madame la marquise des Ayvelles (1) est rentrée dans sa terre au nom de ses enfants, et que le comte de Contenau en est chassé. Elle est donc de ces meunières qui ont vendu leur son plus cher que leur farine. Mon cher gros chat, je ne me console point de notre séparation et de notre éloignement ; je vous amuserais, si vous étiez ma voisine ; j’ai un des plus jolis théâtres qui soient en France ; nous y jouons quelquefois des pièces nouvelles ; il nous vient de temps en temps très bonne compagnie de Paris ; et dans mon château bâti à l’italienne, dans ma terre libre, vivant plus libre que personne, je me moque à mon aise de frère Berthier, et des billets de confession, et e toutes les sottises de ce monde. Je ne me tiens pas tout à fait heureux, parce que je ne partage pas mon bonheur avec vous. Je ne peux que vous exhorter à tirer de la vie le meilleur parti que vous pourrez. Je voudrais pouvoir vous envoyer des livres : on ne sait comment faire ; la poste ne veut pas s’en charger. Les formalités sont le poison de la société : il faut passer par cent mains avant d’arriver à sa destination, et puis on n’y arrive point. Il semble que, d’une province à une autre, on soit en pays ennemi : cela serre le cœur.

 

          Voyez-vous quelquefois M. le marquis du Châtelet ? M. son fils (2) m’a écrit de Vienne. Il s’est donné de bonne heure une très grande considération : cela doit prolonger les jours de M. son père. Si vous le voyez, ne m’oubliez pas auprès de lui.

 

          Adieu, mon gros chat ! Mes compliments à vos compagnes, dont vous faites le bonheur, et qui contribuent au vôtre. Je vous embrasse bien tendrement.

 

         

 

 

1 – Parente des du Châtelet. (G.A.)

 

2 – Le comte du Châtelet était ambassadeur à Vienne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le docteur Bianchi.

 

 

 

          Vous avez prononcé, monsieur, l’éloge dramatique, et je suis tenté de prononcer le vôtre. Je regardai cet art, dès mon enfance, comme le premier de tous ceux à qui ce mot de beau est attaché. On me dira : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ; mais je répondrai que c’est Sophocle qui m’a donné mes lettres de maîtrise, et que j’ai commencé par admirer avant de travailler.

 

          Je vois avec plaisir que dans l’Italie, cette mère de tous les beaux-arts, plusieurs personnes de la première considération non seulement font des tragédies et des comédies, mais les représentent. M. le marquis Albergati Capacelli a fait des imitateurs. Ni vous, ni lui, ni moi, monsieur, ne prétendons qu’on fasse de l’Europe la patrie des Abdérites ; mais quel plus noble amusement les hommes bien élevés peuvent-il imaginer ? De bonne foi, vaut-il mieux mêler des cartes, ou ponter un pharaon ? c’est l’occupation de ceux qui n’ont point d’âme ; ceux qui en ont doivent se donner des plaisirs dignes d’eux. Y a-t-il une meilleure éducation que de faire jouer Auguste à un jeune prince, et Emilie à une jeune princesse ? On apprend en même temps à bien prononcer sa langue, et à la bien parler ; l’esprit acquiert des lumières et du goût, le corps acquiert des grâces : on a du plaisir et on en donne très honnêtement. Si j’ai fait bâtir un théâtre chez moi, c’est pour l’éducation de mademoiselle Corneille ; c’est un devoir dont je m’acquitte envers la mémoire du grand homme dont elle porte le nom.

 

          Ce qu’il y avait de mieux au collège des jésuites de Paris, où j’ai été élevé, c’était l’usage de faire représenter des pièces par les pensionnaires, en présence de leurs parents. Plût à Dieu qu’on n’eût eu que cette récréation à reprocher aux jésuites ! Les jansénistes ont tant fait qu’ils ont fermé leurs théâtres. On dit qu’ils fermeront bientôt leurs écoles (1). Ce n’est pas mon avis ; je crois qu’il faut les soutenir et les contenir (2) ; leur faire payer leurs dettes quand ils sont banqueroutiers ; les pendre même quand ils enseignent le parricide ; se moquer d’eux quand ils sont d’aussi mauvais critiques que frère Berthier. Mais je ne crois pas qu’il faille livrer notre jeunesse aux jansénistes, attendu que cette secte n’aime que le Traité de la Grâce, de saint Prosper, et se soucie peu de Sophocle, d’Euripide, et de Térence, quoique, par une de ces contradictions si ordinaires aux hommes, Térence ait été traduit par les jansénistes de Port-Royal. Faites aimer l’art de ces grands hommes (je ne parle pas des jansénistes, je parle des Sophocle). Malheur aux barbares jaloux à qui Dieu a refusé un cœur et des oreilles ! malheur aux autres barbares qui disent : On ne doit enseigner la vertu qu’en monologue ; le dialogue est pernicieux ! Eh, mes amis, si l’on peut parler de morale tout seul, pourquoi pas deux et trois ? Pour moi, j’ai envie de faire afficher : On vous donnera mardi un Sermon en dialogue, composé par le R.P. Goldoni.

 

          N’êtes-vous pas indigné, comme moi, de voir des gens qui se disent gravement : Passons notre vie à gagner de l’argent ; cabalons, enivrons-nous quelquefois ; mais gardons-nous d’aller entendre Polyeuthe, etc ?

 

 

 

1 – Les jésuites durent les fermer le 1er Avril 1762. (G.A.)

 

2 – Voyez aux FACÉTIES, Balance égale. (G.A.)

 

 

 

1761 - 53

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