CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 51
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à M. le comte de Schowalow.
Aux Délices, 23 Décembre 1761.
Monsieur, je dépêche à M. le comte de Kaunitz un gros paquet à votre adresse. Il contient un volume de l’Histoire de Pierre-le-Grand, imprimé avec les corrections au bas des pages, et les réponses à des critiques. Votre excellence jugera aisément des unes et des autres. J’en garde un double par-devers moi. Quand vous aurez examiné à votre loisir ces remarques, qui sont très lisibles, vous me donnerez vos derniers ordres, et ils seront exactement suivis. J’ai réformé, avec la plus scrupuleuse exactitude, les nouveaux chapitres qui doivent entrer dans le second volume, et je me suis conformé à vos remarques sur ces premiers chapitres, en attendant vos ordres sur ceux qui commencent par le procès du czarovitz, et qui finissent à la guerre de Perse. Il restera alors très peu de chose à faire pour achever tout l’ouvrage, et pour le rendre moins indigne de paraître sous vos auspices. Je suis persuadé que vous ne voulez pas que j’entre dans les petits détails qui conviennent peu à la dignité de l’histoire, et que votre intention a été toujours d’avoir un grand tableau qui présentât l’empereur Pierre dans un jour lumineux. L’auteur d’une histoire particulière de la marine peut dire comment on a construit des chaloupes, et compter les cordages ; l’auteur d’une histoire des finances peut dire ce que valait un altin (1) en 1600, et ce qu’il vaut aujourd’hui ; mais celui qui présente un héros aux nations étrangères doit le présenter en grand, et le rendre intéressant pour tous les peuples ; il doit éviter le ton de la gazette et le ton du panégyrique. Je suis convaincu que vous ne pouvez penser autrement. J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous écrire plusieurs lettres ; je me flatte que vous les avez reçues, et que vous avez accepté l’hommage que je vous offre d’une tragédie nouvelle (2) que nous représenterons en société, le printemps prochain, dans mon petit château de Ferney. J’aurai la consolation de dire au public tout ce que je pense de votre personne. Je vous souhaite d’heureuses et de nombreuses années ; je serai, pendant celles où je vivrai, avec le plus tendre et le plus respectueux attachement, etc.
1 – Monnaie de Russie ; cent altins valent un rouble, qui vaut environ cinq francs. (Beuchot.)
2 – Olympie. (G.A.)
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à M. Tronchin, de Lyon.
23, Décembre 1761 (1).
M. le cardinal de Bernis et M. l’archevêque de Lyon ne dépensent pas par année autant que j’ai dépensé, depuis que j’ai choisi ce riche pays de Gex pour ma retraite. Il est vrai qu’on ne bâtit pas des châteaux, des églises et des théâtres pour rien. Je prévois que je resterai avec mes rentes et environ cent mille francs. Mais aussi, quand je serai réduit là, je ne toucherai certainement point au magot. Il faut ne pas mourir tout juste et laisser quelque chose aux siens. Il y aura du moins terres, meubles et le magot. Je laisserai beaucoup plus que je n’ai reçu, et de plus nous aurons vécu gaiement et splendidement. Je vais faire un arrangement de finance avec madame Denis, au moyen duquel tout sera en règle, et je saurai à quoi m’en tenir par année. Je prends la liberté d’entrer avec vous dans ce petit détail ; j’y suis autorisé par l’intérêt que vous daignez prendre à notre petite colonie. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la marquise de Boufflers.
Aux Délices, par Genève, 24 Décembre (1).
Vous m’avez permis, madame, d’avoir l’honneur de vous écrire quelquefois. Je profite de cette liberté pour vous dire que le roi ayant daigné souscrire pour la valeur de deux cents exemplaires de la nouvelle édition de Corneille, l’empereur pour cent, l’impératrice pour cent, l’impératrice de Russie pour deux cents, sa majesté le roi de Pologne a souscrit pour un (2). Nous allons imprimer les noms des souscripteurs. Je crains qu’il n’y ait une méprise dans cette unité du roi de Pologne. Il me semble que cette unité ferait un trop grand contraste avec les zéros qu’on trouve dans la souscription de tant d’autres souverains. Je crains de lui déplaire, et c’est le but de ma lettre. Mademoiselle Corneille ne demande point une libéralité trop forte et qui puisse être à charge ; mais j’ai peur qu’il ne convienne pas à la dignité du roi de Pologne que son nom paraisse pour un seul exemplaire.
J’ai cru que je ne pouvais mieux m’adresser qu’à vous, madame, pour savoir ce qui convient, et qu’elle est l’intention de sa majesté. Pardonnez-moi cette importunité ; elle me procure l’honneur de me rappeler à votre souvenir.
Il est vrai que mademoiselle Corneille n’est pas Lorraine ; mais elle est la nièce du grand Corneille. Le roi de Pologne est devenu Français, il écrit en français ; il s’appelle le Bienfaisant.
J’ai l’honneur d’être, avec bien du respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – On lit à la marge de la lettre : « M. de Voltaire a été trompé ; car le roi de Pologne a souscrit pour cinquante, qui lui ont été remis. » Cette note paraît être du chevalier de Boufflers, fils de la marquise. (A. François.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 24 Décembre 1761 (1).
Madame, la grande maîtresse des cœurs dira peut-être à votre altesse sérénissime que les yeux ne se trouvent point bien du tout des vents du nord et de la neige. Elle demandera grâce pour moi, si je ne vous écris pas de ma main.
Votre altesse sérénissime passe donc continuellement en revue des Prussiens et des Français. Votre palais ressemble à la maison de Polèmon, du roman de Cassandre (2), dans laquelle les héros des deux partis se trouvent tous sans savoir pourquoi. S’ils y venaient uniquement pour vous faire leur cour, et pour apprendre ce que c’est que la raison ornée des grâces, je n’aurais pas de reproches à leur faire.
J’ai mille grâces à rendre à votre altesse sérénissime du paquet de madame de Bassevitz. Je voudrais que cette dame s’amusât à faire des mémoires de tout ce qu’elle a vu et de tout ce qu’elle voit ; car il me paraît qu’elle voit tout très bien, et qu’elle écrit de même. Il faut qu’elle aime bien son château pour y rester exposée aux visites des Prussiens, des Hanovriens et des Russes. Si les choses de ce monde allaient d’une manière un peu plus honnête, nous devrions être à vos pieds, madame de Bassevitz et moi. Ce n’est pas que je me plaigne de ma position, elle est assurément très agréable ; mais elle est trop éloignée de la belle forêt de Thuringe.
Si vous aimez les sermons (3), madame, en voici un qu’on vient de m’envoyer de Smyrne, et qui pourra vous édifier. Si vous étiez reine de Portugal, je ne prendrais pas cette liberté ; mais une duchesse de Saxe philosophe peut très bien lire le Sermon d’un rabbin, sans scandale.
Je me mets aux pieds de vos altesses sérénissimes avec le plus profond respect. Le Suisse V.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – De la Calprenède. (G.A.)
3 – Voyez le Sermon du rabbin Akib. (G.A.)
à Madame la comtesse de Bassevitz.
Aux Délices, 25 Décembre 1761.
Madame, vous m’inspirez autant d’étonnement que de reconnaissance. Non seulement vous écrivez des lettres charmantes à la barbe des houssards noirs, mais vous écrivez des mémoires qui méritent d’être imprimés ; et tout cela dans une langue qui n’est point la vôtre, avec l’exactitude d’un savant, et avec les grâces de nos dames de la cour de Louis XIV ; car nous n’avons point aujourd’hui de dames que je vous compare.
Je n’ai reçu, madame, aucune des lettres dont vous me faites l’honneur de me parler. Quand il n’y aurait que ce malheur attaché à la guerre, je la détesterais ; c’est être véritablement pillé que de perdre les lettres dont vous m’honorez.
Je n’ai point changé de demeure, je conserve toujours mes Délices auprès de Genève ; elles me seront toujours chères, puisqu’un fils de notre adorable madame la duchesse de Gotha a daigné les habiter. Mais comme j’ai des terres en France dans le voisinage, et que par les circonstances les plus singulières et les plus heureuses ces terres sont libres, j’y ai fait bâtir un château assez joli. Si je n’étais que Génevois, je dépendrais trop de Genève ; si je n’étais que Français, je dépendrais trop de la France. Je me suis fait une destinée à moi tout seul, et j’ai acquis cette précieuse liberté après laquelle j’ai soupiré toute ma vie, et sans laquelle je ne crois pas qu’un être pensant puisse être heureux.
Je suis pénétré de vos bontés, madame ; j’ai le règlement ecclésiastique de ce Pierre-le-Grand qui savait si bien contenir les prêtres. J’ai son oraison funèbre, et toute oraison funèbre est suspecte. Les matériaux ne me manquent point ; mais rien n’approche de vos mémoires. L’aventure de la glace cassée (1), et la réponse de Catherine, sont des anecdotes bien précieuses. On voit bien tout ce que cela signifie, mais il n’est pas encore temps de le dire ; les vérités sont des fruits qui ne doivent être cueillis que bien mûrs. Je n’avais jamais entendu parler, madame, des mémoires du baron de Wissen, qui avait élevé cet infortuné czarovitz ; ils doivent être fort curieux. Je vous avoue que je vous aurais la plus grande obligation de vouloir bien me les faire parvenir ; j’implore la protection de madame la duchesse de Gotha pour obtenir cette grâce ; vous ne refuserez rien à ce nom. Je souhaite que ce baron Wissen ait dit la vérité : il devait bien connaître son élève ; mais la vérité qu’il peut dire est bien délicate. On m’ouvre en Russie à deux battants les portes de l’amirauté, des arsenaux, des forteresses, et des ports ; mais on ne communique guère la clef du cabinet et de la chambre à coucher.
Quand j’ai un peu de santé, madame, il me prend une forte envie de faire un tour d’Allemagne, d’aller surtout à Gotha, puis à Hambourg, puis à Rostock, et de me présenter en chevalier errant à la porte de Dalwitz ; mais, après ce beau rêve, quand je considère que j’ai bientôt soixante-dix ans, et que je deviens borgne, je reste à ma cheminée et entre deux poêles, tout plein de la respectueuse et tendre reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, madame, votre, etc.
1 – Voyez l’Histoire de Russie, partie II, chap XVII. (G.A.)