CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 5
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à M. Helvétius.
Aux Délices, 19 Janvier 1761.
Il est vrai, mon très cher philosophe persécuté, que vous m’avez un peu mis dans votre livre, in communi martyrum (1) ; mais vous ne me mettrez jamais in communi de ceux qui vous estiment et qui vous aiment. On vous avait assuré, dites-vous, que vous m’aviez déplu. Ceux qui ont pu vous dire cette chose qui n’est pas, comme s’exprime notre ami Swift, sont enfants du diable. Vous, me déplaire ! et pourquoi ? et en quoi ? vous en qui est gratia, fama ; vous qui êtes né pour plaire ; vous que j’ai toujours aimé, et dans qui j’ai chéri toujours, depuis votre enfance, les progrès de votre esprit. On avait comme cela dit à Duclos qu’il m’avait déplu, et que je lui avais refusé ma voix à l’Académie. Ce sont en partie ces tracasseries de MM. les gens de lettres, et encore plus les persécutions, les calomnies, les interprétations odieuses des choses les plus raisonnables, la petite envie, les orages continuels attachés à la littérature, qui m’ont fait quitter la France. On vend très bien des terres pendant la guerre, vu que cette guerre enrichit et MM. les trésoriers de l’extraordinaire, et MM. les entrepreneurs des vivres, fourrages, hôpitaux, vaisseaux, cordages, bœuf salé, artillerie, chevaux, poudre, et MM. leurs commis, et MM. leurs laquais, et mesdames leurs catins. J’ai trois terres ici, dont une jouit de toutes franchises, comme le franc-alleu le plus primier ; et le roi m’ayant conservé, par un brevet, la charge de gentilhomme ordinaire, je jouis de tous les droits les plus agréables. J’ai terre aux confins de France, terre à Genève, maison à Lausanne ; tout cela dans un pays où il n’y a point d’archevêque qui excommunie les livres qu’il n’entend pas. Je vous offre tout, disposez-en.
Cet archevêque (2), dont vous me parlez, ferait bien mieux d’obéir au roi, et de conserver la paix, que de signer des torche-culs de mandements. Le parlement a très bien fait, il y a quelques années, d’en brûler quelques-uns, et ferait fort mal de se mêler d’un livre de métaphysique, portant privilège du roi. J’aimerais mieux qu’il me fît justice de la banqueroute du fils de Samuel Bernard, juif, fils de juif, mort surintendant de la maison de la reine, maître des requêtes, riche de neuf millions, et banqueroutier. Vendez votre charge de maître-d’hôtel, vende omnia quœ habes, et sequere me. Il est vrai que les prêtres de Genève et de Lausanne sont des hérétiques qui méprisent saint Athanase, et qui ne croient pas Jésus-Christ Dieu ; mais on peut du moins croire ici la Trinité, comme je fais, sans être persécuté ; faites-en autant ; soyez bon catholique, bon sujet du roi, comme vous l’avez toujours été, et vous serez tranquille, heureux, aimé, estimé, honoré partout, particulièrement dans cette enceinte charmante, couronnée par les Alpes, arrosée par le lac et par le Rhône, couverte de jardins et de maisons de plaisance, et près d’une grande ville où l’on pense. Je mourrais assez heureux si vous veniez vivre ici. Mille respects à madame votre femme.
Notre nièce est très sensible à l’honneur de votre souvenir.
1 – C’est-à-dire sur la même ligne que Crébillon. (G.A.)
2 – Christophe de Beaumont. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
A Ferney, 20 Janvier 1761.
Vous connaissez ma vie, monsieur ; mes occupations sont fort augmentées. Depuis que j’ai eu le malheur de vous perdre (1), je n’ai pas eu un moment à moi. J’ai voulu vous écrire tous les jours et je me suis contenté de penser sans cesse à vous. Je vois, par les lettres dont vous m’honorez, que vous êtes heureux. Il n’y a que deux sortes de bonheur dans ce monde, celui des sots qui s’enivrent stupidement de leurs illusions fanatiques, et celui des philosophes. Il est impossible à un être qui pense de vouloir tâter de la première espèce de bonheur, qui tient de l’abrutissement. Plus vous vous éclairez, et plus vous jouissez. Rien n’est plus doux que de rire des sottises des hommes, et de rire en connaissance de cause. Si vous daignez vous amuser, monsieur, à rechercher en quel temps certaines gens s’avisèrent de dire que deux et deux font cinq, et dans quel temps d’autres docteurs assurèrent que deux et deux font six, il vous sera aisé de voir que ni le sentiment d’Arius ni celui d’Athanase n’étaient nouveaux ; et que, dès le troisième siècle, les théologiens, étant devenus platoniciens, se battirent à coups d’écritoire pour savoir si l’œuf est formé avant la poule ou la poule avant l’œuf, et si c’est un péché mortel de manger des œufs à la coque certains jours de l’année.
Pour votre pâté de perdrix (2), il nous arrivera heureusement avant le carême ; ainsi nous pourrons en manger en sûreté de conscience ; car vous sentez combien Dieu est irrité, et qu’il y va de la damnation éternelle, quand on est assez pervers pour manger des perdrix à la fin de février, ou au commencement de mars.
J’ai fait, depuis votre départ, une terrible action d’impiété : j’ai contraint les jésuites à déguerpir d’un domaine qu’ils avaient usurpé sur six gentilshommes mes voisins, tous frères, tous officiers du roi, tous servant dans le régiment de Deux-Ponts, tous braves gens, tous en guenilles.
Je me damne de plus en plus ; je suis actuellement occupé à poursuivre criminellement un curé de nos cantons, lequel a cru qu’il est de droit divin de rosser ses paroissiens. Il est allé pieusement, à onze heures du soir, chez une dame, avec cinq ou six paysans armés de bâtons ferrés, pour empêcher qu’on ne fît l’amour sans sa permission. Son zèle a été jusqu’à laisser sur le carreau un jeune homme de famille, baigné dans son sang ; et s’il ne s’était trouvé un impie comme moi, ce pauvre garçon était mort, et le curé impuni. Le curé se défend tant qu’il peut ; il dit qu’il ne veut point aller aux galères et que je serai damné ; mais heureusement un bon prêtre (3) vient de prouver à Neuchâtel que l’enfer n’est point du tout éternel, qu’il est ridicule de penser que Dieu s’occupe, pendant une infinité de siècles, à rôtir un pauvre diable. C’est dommage que ce prêtre soit un huguenot, sans cela ma cause était bonne : je n’aime point ces maudits huguenots. Nous avons eu, depuis peu, un cocu à Genève ; ce cocu, comme vous savez, tira un coup de pistolet à l’amant (4) de sa femme. La petite Eglise de Calvin qui fait consister la vertu dans l’usure et dans l’austérité des mœurs, s’est imaginé qu’il n’y avait de cocus dans le monde que parce qu’on jouait la comédie. Ces maroufles s’en sont pris aux jeunes gens de leur ville qui avait joué sur mon théâtre de Tournay, et ils ont eu l’insolence de leur faire promettre de ne plus jouer avec des Français, qui pourraient corrompre les mœurs de Genève.
Vous voyez, monsieur, qu’on est aussi sot à Genève qu’on est fou à Paris ; mais je pardonne à ces Barbares, parce qu’il y a chez eux dix ou douze personnes de mérite. Dieu n’en trouva pas cinq dans Sodome : je ne suis pas assez puissant pour faire pleuvoir le feu du ciel sur Genève ; je le suis du moins assez pour avoir beaucoup de plaisir chez moi, au nez de tous ces cagots. J’en aurais bien davantage, monsieur, si vous étiez encore ici ; vous y verriez la descendante du grand Corneille que nous avons adoptée pour fille, madame Denis et moi. Son caractère paraît aussi aimable que le génie de Corneille est respectable.
Adieu, monsieur ; nous vous regretterons et nous vous aimerons toujours. S’il y a quelqu’un qui pense dans votre pays, faites-lui mes compliments. Madame Denis vous fait les siens bien tendrement.
1 – Depuis septembre 1760, où d’Argence était à Ferney. (G.A.)
2 – Pâté d’Angoulême. (G.A.)
3 – Petitpierre. (G.A.)
4 – Le professeur Necker. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
21 Janvier 1761.
Voici, pour votre excellence, la négociation la plus importante que vous ayez jamais fait réussir. Le porteur, avec son baragouin, est à la tête d’une troupe d’histrions ; il a le privilège du gouverneur de Bourgogne ; il veut nous donner du plaisir ; c’est donc un homme nécessaire à la société. Une autre troupe d’histrions, nommés prédicants calvinistes, a eu l’insolence de trouver mauvais que les Génevois jouassent Alzire en France, au château de Tournay. Cette ville d’usuriers corromprait, sans doute, en France la pureté de ses mœurs. De plus, les faquins à monologue sont si jaloux des gens à dialogue, qu’ils veulent avoir le privilège exclusif d’ennuyer le monde. Le porteur a une troupe catholique : il peut donner du plaisir sur terre de France ; mais les terres de Savoie sont plus à portée. S’il peut s’établir à Carouge, petit village aux portes de Genève, il croit nos plaisirs assurés et sa fortune faite. Il demande donc votre protection. O belle ambassadrice ! actrice charmante ! portez nos prières à M. de Chauvelin ; favorisez un art dans lequel vous daignez exceller ; confondez des hérétiques qui prêchent contre la divinité de Jésus-Christ, et contre Athalie et Polyeucte. La descendante du grand Corneille, qui est aux Délices, vous conjure par les mânes de Cinna et de Chimène de procurer une église dans Carouge au sacristain que nous vous dépêchons.
Monsieur l’ambassadeur, regardez cette affaire comme la plus importante de votre vie, ou du moins de la nôtre. Les Délices seront-elles assez heureuses pour vous reposséder au mois de mai ?
Respect et attachement éternel. Comment se portent le fils et la mère ?
à M. Thieriot.
A Ferney, 21 Janvier 1761.
Reçu le petit livre royal De Moribus brachmanorum. Me voilà plus confirmé que jamais dans mon opinion, que les livres rares ne sont rares que parce qu’ils sont mauvais ; j’en excepte seulement certains livres de philosophie, qui sont lus des seuls sages, que les sots n’entendraient pas, et que les sots persécutent.
Je reçois aussi la Divine légation de Moïse (1), de l’évêque Warburton, dans laquelle cet évêque prouve que Moïse était inspiré de Dieu, parce qu’il n’enseignait pas l’immortalité de l’âme (2).
1 – Par Warburton. (G.A.)
2 – Ce n’est là qu’un fragment de lettre. Dans les autres éditions, suivent deux alinéas qu’on trouvera dans la lettre à Thieriot du 25 Janvier. (G.A.)
à la Duchesse de Saxe-Gotha.
Au château de Ferney, pays de Gex,
en Bourgogne, par Genève, 22 Janvier (1).
Madame, moi, n’avoir point écrit à votre altesse sérénissime ! Moi, coupable d’ingratitude ! Non, madame, il est impossible d’être ingrat avec vous ; il y a trop de plaisir à sentir et à exprimer les sentiments qu’on vous doit. Ce n’est qu’avec les ennuyeux qu’on est ingrat on ne l’est jamais envers les vertus aimables.
J’ai eu l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime tant que j’ai eu un souffle de vie ; et l’état de faiblesse où je suis me force aujourd’hui de vous remercier de vos bienfaits par une main étrangère. Je reçois le paquet de madame de Bassevitz. Je vais la remercier ; mais elle permettra que je commence par madame la duchesse de Gotha.
Je m’étais bien donné de garde, madame, d’adresser par la poste les volumes du Czar Pierre. Le port immense qu’ils auraient coûté eût été une indiscrétion, et le paquet ne valait pas cette dépense. J’envoyai le petit ballot par le commissionnaire Oboussier de Lausanne. Il m’a plusieurs fois assuré que le paquet était arrivé à Francfort ; je lui écris encore aujourd’hui pour savoir le nom de son correspondant. Le peu de sûreté des voitures publiques, est, à la vérité, le plus petit malheur de la guerre ; mais il ne laisse pas d’en être un. Quand finira-t-elle donc, madame, cette guerre funeste ? Madame de Bassevitz n’en souffre-t-elle pas beaucoup ? Son pays n’est-il pas dévasté et rançonné ?
Oserais-je, madame, prendre la liberté de vous demander où est à présent M. le landgrave de Hesse ? Serait-il vrai qu’il fût gardé à vue, et qu’on ne pût lui écrire les choses les plus simples qu’en courant quelque risque ? N’est-ce pas encore là un des effets de cette guerre maudite ?
Un de mes étonnements est que le roi de Prusse ait pu envoyer un détachement de son armée à celle de ses alliés. Depuis Mithridate, on n’a jamais résisté si longtemps ; il fut vaincu par des Romains ; mais le Mithridate d’aujourd’hui est le seul Romain que je connaisse. Son poème sur l’art de la guerre est très bien traduit en italien. Il est plus aisé de traduire ses vers que d’imiter ses exemples.
Je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime et à ceux de toute votre auguste famille, avec le plus profond et le plus tendre respect. Le vieux Suisse V.
P.S. : La grande maîtresse des cœurs m’a-t-elle entièrement oublié ? Je ne doute pas que votre altesse sérénissime n’ait un ministre à Paris ; mais si elle n’en avait pas, elle me permettra de lui recommander un Génevois nommé Cromelin, dont je réponds comme de moi-même. Elle en serait quitte, je crois, pour 1,200 livres de France par an, ou à peu près, et elle serait fidèlement servie. – Son altesse sérénissime permet-elle qu’on insère ici cette lettre pour madame de Bassevitz ?
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à Madame la comtesse de Bassevitz.
Ferney, 22 Janvier 1761.
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Une Polonaise, en 1722, vint à Paris, et se logea à quelques pas de la maison que j’occupais. Elle avait quelques traits de ressemblance avec l’épouse du czarovitz. Un officier français, nommé d’Aubant, qui avait servi en Russie, fut étonné de la ressemblance ; cette méprise donna envie à la dame d’être princesse ; elle avoua ingénument à l’officier qu’elle était la veuve de l’héritier de la Russie, qu’elle avait fait enterrer une bûche à sa place, pour se sauver de son mari. D’Aubant fut amoureux d’elle et de sa principauté ; ils se marièrent. D’Aubant, nommé gouverneur dans une partie de la Louisiane, mena sa princesse en Amérique. Le bon homme est mort croyant fermement avoir épousé une belle-sœur d’un empereur d’Allemagne, et la bru d’un empereur de Russie ; ses enfants le croient aussi, et ses petits-enfants n’en douteront pas…
1 – Autre fragment de lettre. (G.A.)