CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 48

Publié le par loveVoltaire

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à M. Bouret.

 

A Ferney, près Genève, 20 Novembre 1761.

 

 

          Vous êtes une belle âme, monsieur, tout le monde le sait, j’en ai des preuves, et je vous dois de la reconnaissance. Monsieur votre frère est une belle âme aussi ; il veut le bien public et celui du roi, qui sont les mêmes.

 

          S’il avait vu le petit pays de Gex que j’ai choisi pour finir mes jours doucement, il n’en croirait pas les faux mémoires qu’on lui a donnés.

 

          1°/ Les ennemis de notre pauvre petite province en imposent à MM. les fermiers-généraux, en disant que ce pays est peuplé et riche, et que les fonds s’y vendent au denier soixante.

 

          Je suis la cause malheureuse des louanges cruelles qu’on nous donne. Je suis le seul qui, depuis trente ans, ai acheté des terres dans cette province : je les ai achetées trois fois plus cher qu’elles ne valent : mais de ce que je suis une dupe, il ne s’ensuit pas que le terrain soit fertile.

 

          Je certifie que, dans toute l’étendue de la province, la terre ne rend pas plus de trois pour un : ainsi elle ne vaut pas la culture. Le paysage est charmant, je l’avoue, mais le sol est détestable.

 

          Sur mon honneur, nous sommes tous gueux ; et j’ai l’honneur de le devenir comme les autres pour avoir acheté, bâti, et défriché très chèrement.

 

 

          2°/ Nous manquons d’habitants et de secours. Le pays, qui possédait, il y a soixante ans, seize mille habitants et seize mille bêtes à cornes, n’en a plus guère que la moitié. Nous sommes tous obligés de faire cultiver nos terres par des Suisses et par des Savoyards, qui emportent tout l’argent du pays. Donnez-nous quelque facilité, le pays se repeuplera, et les fermes du roi y gagneront.

 

 

          3°/ Je peux vous assurer, monsieur, vous et MM. vos confrères, que trois Génevois étaient déjà prêt à acheter des domaines dans le pays, sur la nouvelle que le conseil de sa majesté allait retirer les brigades des employés, et qu’il daignait faire pour nous un arrangement utile.

 

          Nous avons compté sur cet arrangement fait par les membres du conseil les plus expérimentés et les plus instruits : jugez combien il serait cruel de nous priver d’un bien que leur équité nous avait promis !

 

 

          4°/ Pour peu qu’on jette les yeux sur la carte de la province, on verra clairement que vos brigades, répandues dans le plat pays, ne servent à rien du tout qu’à vous coûter beaucoup de frais ; placez-les dans les gorges des montagnes, quatre hommes y arrêteraient une armée de contrebandiers ; mais dans le plat pays, les contrebandiers suisses, savoyards et autres ont mille routes.

 

          Pour nos paysans, ils ne font d’autre contrebande que de mettre dans leurs chausses une livre de sel et une once de tabac pour leur usage, quand ils vont à Genève.

 

          A l’égard de la grande contrebande, toute la noblesse du pays la regarde comme un crime honteux, et nous vous offrons notre secours contre tous ceux qui voudraient forcer les passages.

 

          5°/ On allègue que, depuis quelques mois, les bandes armées se sont multipliées. Oui, elles ont été une fois dans le plat pays (1). Ne divisez plus vos forces, et il ne passera pas un contrebandier.

 

          6°/ On allègue que si on retirait les brides du plat pays, si on s’abonnait avec nous, si on suivait le règlement proposé, nous nous vêtirions d’étoffes étrangères, au préjudice des manufactures du royaume.

 

          Nous prions instamment MM. les fermiers-généraux d’observer que la capitale de notre opulente province n’a pas un marchand, pas un artisan tolérable, et que, quand on a besoin d’un habit, d’un chapeau, d’une livre de bougie et de chandelle, il faut aller à Genève.

 

          Que le conseil nous accorde cet abonnement utile à jamais pour les fermes du roi et maintenant pour nous (abonnement proposé par plusieurs de vos confrères), nous deviendrons les rivaux de Genève, au lieu d’être ses tributaires.

 

          7°/ On nous oppose que le port franc de Marseille n’a pas les privilèges que nous demandons. Mais, monsieur, peut-on comparer nos huit à neuf mille pauvres habitants à la ville de Marseille, qui n’a nul besoin d’un pareil abonnement ? D’autres provinces, dit-on, seraient aussi en droit que nous de demander ces privilèges.

 

          Considérez, je vous prie, que nulle province n’est située comme la nôtre. Elle est entièrement séparée de la France par une chaîne de montagnes inaccessibles, dans lesquelles il n’y a que trois passages à peine praticables. Nous n’avons de communication et de commerce qu’avec Genève. Traitez-nous comme notre situation le demande et comme la nature l’indique. Si vous mettez à grands frais des barrières (d’ailleurs inutiles) entre Genève, et nous, vous nous gênez, vous nous découragez, vous nous faites déserter notre patrie, et vous n’y gagnez rien.

 

          8°/ Enfin, monsieur, c’est sur un mémoire de plusieurs de vos confrères mêmes que M. de Trudaine arrangea notre abonnement du sel forcé, et qu’il écrivit à M. l’intendant de Bourgogne. Nous acceptâmes l’arrangement. Faut-il qu’aujourd’hui, sur les calomnies de quelques regrattiers de sel intéressés à nous nuire, on révoque, on désavoue le plan le plus sage, le plus utile pour tout le monde, dressé par M. de Trudaine lui-même !

 

          9°/ Je vous supplie, monsieur, de faire remarquer à MM. les fermiers, vos confrères, les expressions de la lettre de M. de Trudaine à M. l’intendant de Bourgogne, du 16 Août 1761 : « Je vous prie de faire goûter ces bonnes raisons à ceux qui sont à la tête de l’administration du pays. Je ferai expédier, sans retardement, l’arrêt et les lettres patentes. »

 

          Il est évident qu’on avait discuté le pour et le contre de cet abonnement, qu’on avait consulté messieurs des fermes, qu’on attendait de nous l’acceptation de leurs bonnes raisons : nous les avons acceptées ; nous avons regardé la lettre de M. de Trudaine comme une loi ; nous avons compté sur la convention faite avec vous.

 

          Qu’est-il donc arrivé depuis, et qui a pu changer une résolution prise avec tant de maturité ?

 

          Quelque préposé au sel a craint de perdre un petit profit ; il a voulu surprendre l’équité de M. votre frère ; il a voulu immoler le pays à ce petit intérêt.

 

          Toute la province vous conjure, monsieur, d’examiner nos remontrances avec M. votre frère, en présence de M. de Trudaine, et de finir ce qui était si bien commencé ; elle vous aura autant d’obligations que vous en a la Provence (2).

 

          En mon particulier, je sentirai votre bonté plus que personne.

 

          J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – C’est-à-dire que quatre paysans étrangers voulant passer avec du tabac tuèrent un guide, il y a près de deux ans : preuve évidente que ces gardes dispersés dans le plat pays ne servent à rien. La dixième partie, placée dans les gorges des montagnes, formerait une barrière impénétrable.

 

2 - Qu’il avait approvisionné de blé sans en tirer profit en 1744. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

23 Novembre 1761.

 

 

          Vous êtes donc du comité, monsieur ; vous êtes un des anges ; vous avez vu l’œuvre des six jours. Je ne m’en suis pas repenti : je ne veux pas le noyer, comme on le dit d’un grand auteur (1) ; mais je veux le corriger, sans me mettre en colère comme lui.

 

          Je vous dirai d’abord ce que j’ai déjà dit au comité (2), que votre idée de Clairon-Olympie vous a trompé. Ce rôle n’est point du tout dans son caractère. Olympie est une fille de quinze ans, simple, tendre, effrayée, qui prend à la fin un parti affreux, parce que son ingénuité a causé la mort de sa mère, et qui n’élève la voix qu’aux derniers vers, quand elle se jette dans le bûcher. Ce n’est pourtant point Zaïre ; et il serait très insipide de la faire parler d’amour avant le moment de son mariage, qui est un coup de théâtre très neuf, dont tous ces froids préliminaires feraient perdre le mérite.

 

          Ce n’est point Chimène, car elle révolterait au lieu d’attendrir, si elle avouait d’abord sa passion pour l’empoisonneur de son père et pour l’assassin de sa mère. Chimène peut avec bienséance aimer encore celui qui vient de se battre honorablement contre son brutal de père ; mais si Olympie, en voulant ridiculement imiter Chimène, disait qu’elle veut adorer et poursuivre un empoisonneur et un assassin, on lui jetterait des pierres.

 

          Il est beau, il est neuf qu’Olympie n’ait de confidente que sa mère ; elle doit attendrir, quand elle avoue enfin à cette mère qu’elle aime à la vérité celui qu’elle regarde comme son mari, mais qu’elle renonce à lui. On doit le plaindre ; mais on plaint encore plus Statira, et c’est cette Statira qui est le grand rôle.

 

          Vieillissez mademoiselle Clairon, rajeunissez mademoiselle Gaussin, et la pièce sera bien jouée. D’ailleurs, que de choses à changer, à fortifier, à embellir ! Donnez-moi du temps, sept ou huit jours par exemple.

 

          Je suis absolument de l’avis des anges sur un morceau de Cassandre ; je crois, comme eux, qu’il priait trop son rival après avoir tant prié les dieux. C’est trop prier, et quand on s’abaisse à implorer le même homme qu’on a voulu tuer le moment d’auparavant, il faut un excès d’égarement et de douleur qui excuse cette disparate, et qui en fasse même une beauté. Ce n’est pas assez de dire : Tu vois combien je suis égaré, il faut ne le pas dire, et l’être. J’envoie une petite esquisse de ce que Cassandre pourrait dire en cette occasion. L’objet le plus essentiel est qu’un empoisonneur et un assassin puissent intéresser en sa faveur. Si on réussit dans cette entreprise délicate, tout est sauvé ; les autres rôles vont d’eux-mêmes.

 

          Mais, encore une fois, ne nous trompons point sur Olympie. Vouloir fortifier ce rôle, c’est le gâter. Le mérite de ce rôle consiste dans la réticence ; elle ne doit dire son secret qu’au dernier vers. Si vous changez quelque chose à cet édifice, vous le détruirez : c’est dans cet esprit que j’ai fait la pièce, et je ne peux pas la refaire dans un autre.

 

          Pardon, monsieur, de tant de paroles oiseuses. Madame Denis vous écrira moins et mieux.

 

 

1 – Pœnituit, dit la Genèse. (G.A.)

 

2 – Mémoire à tous les anges, du 12 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

Aux Délices, 23 Novembre 1761.

 

 

          Monseigneur, c’est à vous à m’apprendre si, après avoir passé six jours à créer, je dois dire pœnituit fecisse. A qui m’adresserai-je, sinon à vous ? Vous pouvez avoir perdu le goût de vous amuser à faire les vers du monde les plus agréables ; mais sûrement vous n’avez pas perdu ce goût fin que je vous ai connu, qui vous en faisait si bien juger. Votre éminence aime toujours nos arts, qui font le charme de ma vie. Daignez donc me dire ce que vous pensez de l’esquisse que j’ai l’honneur de vous envoyer. Le brouillon n’est pas trop net ; mais s’il y a quelques vers d’estropiés, vous les redresserez ; s’il y en a d’omis, vous les ferez. Je crois que pendant que vous étiez dans le ministère, vous n’avez jamais reçu de projet de nos têtes chimériques plus extraordinaire que le plan de cette tragédie. Vous verrez que je ne vous ai pas trompé, quand je vous ai dit que vous y trouverez une religieuse, un confesseur, un pénitent.

 

          Que je suis fâché que vous n’ayez point de terres vers le pays de Gex ! nous jouerions devant votre éminence. J’ai un théâtre charmant, et une jolie église ; vous présideriez à tout cela ; vous donneriez votre bénédiction à nos plaisirs honnêtes.

 

          Serez-vous assez bon pour marquer sur de petits papiers attachés avec de petits pains : « Ceci est mal fait, cela est mal dit ; ce sentiment est exagéré, cet autre est trop faible ; cette situation n’est pas assez préparée, ou elle l’est trop, etc. » ?

 

 

Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes,

Culpabit duros, etc.

 

HOR., de Art. poet.

 

 

          Puissiez-vous vous amuser autant à m’instruire que je me suis amusé à faire cet ouvrage, et avoir autant de bonté pour moi que j’ai envie de vous plaire et de mériter votre suffrage ! Ah ! que de gens font et jugent, et que peu font bien et jugent bien ! Le cardinal de Richelieu n’avait point de goût  mais, mon Dieu, était-il un aussi grand homme qu’on le dit ? J’ai peut-être dans le fond de mon cœur l’insolence de … ; mais je n’ose pas… ; je suis plein de respect et d’estime pour vous, et si … ; mais…

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 Novembre 1761.

 

 

          O anges ! – 1°/ L’incluse est pour votre tribunal aussi bien que pour M. de Thibouville.

 

          2°/ Que voulez-vous que je rapetasse encore au Droit du Seigneur ? qu’importe qu’on marie Dorimène demain ou aujourd’hui ?

 

          3°/ Voulez-vous me renvoyer Cassandre, et vous l’aurez avec des cartons huit jours après ?

 

          4°/ Faites-vous montrer, je vous prie, la lettre que j’ai eu l’honneur d’écrire à M. de Courteilles, au sujet de M. le président de Brosses ; quoique vous soyez conseiller d’honneur, vous trouverez le procédé de M. de Brosses comique.

 

          5°/ Quand on jouera Cassandre, mon avis est que Clairon ou Dumesnil soit Statira, et que quelque jeune actrice bien montrée soit Olympie.

 

          6°/ Quelle nouvelle de Zulime ?

 

          7°/ On dit que votre traité avec l’Espagne est signé (1).

 

          8°/ J’oubliais ma pancarte pour Marie Corneille. Je crois que tout privilège de Corneille étant expiré, c’est un bien de famille qui doit revenir à Marie.

 

          9°/ Je viens de faire une allée de quinze cents toises ; mais j’aime encore mieux Cassandre.

 

 

1761 - 48

 

1 – Il était encore secret. (G.A.)

 

 

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