CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 47

Publié le par loveVoltaire

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à M. Damilaville.

 

Le 13 Novembre 1761.

 

 

          Je fis partir, il y a onze jours, mes chers frères, la scène que les comédiens ordinaires du roi demandaient. Elle fut faite le même jour que je reçus votre avis ; je le trouvai excellent, et la scène partit le lendemain, accompagnée des rogations que je renvoyais à M. Carré, comme Grizel, Car, Ah ! Ah ! et Gouju.

 

          Je renvoie fidèlement tout ce qu’on me confie. Peut-être trouva-t-on le paquet trop gros à la poste de Paris ; peut-être M. Janel (1) en a fait rire le roi. Je souhaiterais bien que sa majesté vît toutes mes lettres, et les paquets que je reçois  il serait bien convaincu qu’il n’a point de plus zélés, et, j’ose le dire, de plus tendres serviteurs que ceux qui sont appelés philosophes par des séditieux fanatiques, ennemis du roi et de la patrie. J’exhorte tous mes amis à payer gaiement la moitié de leur bien, s’il le faut, pour servir le roi contre ses injustes ennemis.

 

          Après cela, on peut saisir des Grizel, etc. On verra que les amateurs des lettres sont plus amateurs de la patrie que les convulsionnaires et les ennemis des arts. Je signe hardiment cette lettre ; votre véritable ami. VOLTAIRE.

 

 

1 – Administrateur des postes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

A Ferney, 14 Novembre 1761.

 

 

          Vous voyez que je suis plus diligent que je ne l’avais cru. Mon âge, mes infirmités, me font toujours craindre de ne pas achever l’histoire à laquelle je me suis dévoué ; ainsi je me hâte, sur la fin de ma carrière, de remplir celle où vous me faites marcher, et l’envie de vous plaire presse ma course. Votre excellence a dû recevoir le paquet contenant la fin tragique du czarovitz, avec une lettre (1) dans laquelle je vous exposais mon embarras et mes scrupules avec la franchise que votre caractère vertueux autorise, et que vos bontés m’inspirent. Je vous répète que j’ai cru nécessaire de relever ce chapitre funeste par quelques autres qui missent dans un jour éclatant tout ce que le czar a fait d’utile pour sa nation, afin que les grands services du législateur fissent tout d’un coup oublier la sévérité du père, ou même la fissent approuver. Permettez, monsieur, que je vous dise encore que nous parlons à l’Europe entière, que nous ne devons ni vous ni moi arrêter notre vue sur les clochers de Pétersbourg, mais qu’il faut voir ceux des autres nations, et jusqu’aux minarets des Turcs. Ce qu’on dit dans une cour, ce qu’on y croit, ou ce qu’on fait semblant d’y croire, n’est pas une loi pour les autres pays ; et nous ne pouvons amener les lecteurs à notre façon de penser qu’avec d’extrêmes ménagements. Je suis persuadé, monsieur, que c’est là votre sentiment, et que votre excellence sait combien j’ambitionne l’honneur de me conformer à vos idées. Vous pensez aussi, sans doute, qu’il ne faut jamais s’appesantir sur les petits détails qui ôtent aux grands évènements tout ce qu’ils ont d’important et d’auguste. Ce qui serait convenable dans un traité de jurisprudence, de police et de marine, n’est point du tout convenable dans une grande histoire. Les mémoires, les dupliques et les répliques, sont des monuments à conserver dans des archives ou dans les recueils des Lamberti, des Dumont (2), ou même des Rousset (3) ; mais rien n’est plus insipide dans une histoire. On peut renvoyer le lecteur à ces documents ; mais ni Polybe, ni Tite-Live, ni Tacite, n’ont défiguré leurs histoires par ces pièces ; elles sont l’échafaud avec lequel on bâtit, mais l’échafaud ne doit plus paraître quand on a construit l’édifice. Enfin le grand art est d’arranger et de présenter les événements d’une manière intéressante ; c’est un art très difficile, et qu’aucun Allemand n’a connu. Autre chose est un historien, autre chose est un compilateur.

 

          Je finis, monsieur, par l’article le plus essentiel : c’est de forcer les lecteurs à voir Pierre-le-Grand, à le voir toujours fondateur et créateur au milieu des guerres les plus difficiles se sacrifiant tout pour le bien de son empire. Qu’un homme (4) trop intéressé à rabaisser votre gloire dise tant qu’il voudra que Pierre-le-Grand n’était qu’un barbare qui aimait à manier la hache, tantôt pour couper du bois et tantôt pour couper des têtes, et qu’il trancha lui-même celle de son fils innocent ; qu’il voulait faire périr sa seconde femme, et qu’il fut prévenu par elle ; que ce même homme dise et écrive les choses les plus offensantes contre votre nation ; qu’enfin il me marque le mécontentement le plus vif, et qu’il me traite avec indignité, parce que j’écris l’histoire d’un règne admirable ; je n’en suis ni surpris ni fâché, et j’espère qu’il sera obligé de convenir lui-même de la supériorité que votre nation obtient en tout genre depuis Pierre-le-Grand. Ce travail, que vous m’avez bien voulu confier, monsieur, me devient tous les jours plus cher par l’honneur de votre correspondance. M. de Soltikof m’a dit que votre excellence ne serait pas fâchée que je vous dédiasse quelque autre ouvrage et que mon nom s’appuyât du vôtre. J’ai fait depuis peu une tragédie d’un genre assez singulier : si vous me le permettez, je vous la dédierai ; et ma dédicace sera un discours sur l’art dramatique, dans lequel j’essaierai de présenter quelques idées neuves. Ce sera pour moi un plaisir bien flatteur de vous dire publiquement tout ce que je pense de vous, des beaux-arts, et du bien que vous leur faites. C’est encore un des prodiges de Pierre-le-Grand, qu’il se soit formé un Mécène dans ces marécages où il n’y avait pas une seule maison dans mon enfance, et où il s’est élevé une ville impériale qui fait l’admiration de l’Europe. C’est une chose dont je suis bien vivement frappé. Adieu, monsieur ; voilà une lettre fort longue : pardonnez si je cherche à me dédommager, en vous écrivant, de la perte que je fais en ne pouvant être auprès de vous.

 

          Vous ne doutez pas des tendres et respectueux sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Celle du 9 novembre. (G.A.)

 

2 – Le Corps universel diplomatique du droit des gens, 1726. (G.A.)

 

3 – Supplément au Corps diplomatique, 1739. (G.A.)

 

4 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

Ferney, 14 Novembre 1761.

 

 

          Je suis très étonné, monsieur, de ne point recevoir de réponse de vous au sujet de mes passe-ports ; ma santé me force de quitter le climat froid de Gex, et de me rapprocher de M. Tronchin ; j’ai déjà eu l’honneur de vous mander que je ne peux vivre aux Délices sans pain, et qu’il est juste que je mange le blé que j’ai semé ; ayez au moins la bonté de me répondre pourquoi vous ne me répondez pas. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et obéissant serviteur.

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 18 Novembre 1761.

 

 

          Vous m’affligez, madame ; je voudrais vous voir heureuse dans ce plus sot des mondes possibles, mais comment faire. C’est déjà beaucoup de n’être pas du nombre des imbéciles et des fanatiques qui peuplent la terre ; c’est beaucoup d’avoir des amis : voilà deux consolations que vous devez sentir à tous les moments. Si, avec cela, vous digérez, votre état sera tolérable.

 

          Je crois, toutes réflexions faites, qu’il ne faut jamais penser à la mort ; cette pensée n’est bonne qu’à empoisonner la vie. La grande affaire est de ne point souffrir ; car, pour la mort, on ne sent pas plus cet instant que celui du sommeil. Les gens (1) qui l’annoncent en cérémonie sont les ennemis du genre humain ; il faut défendre qu’ils n’approchent jamais de nous. La mort n’est rien du tout ; l’idée seule en est triste. N’y songeons donc jamais, et vivons au jour la journée. Levons-nous en disant : Que ferai-je aujourd’hui pour me procurer de la santé et de l’amusement ? c’est à quoi tout se réduit à l’âge où nous sommes.

 

          J’avoue qu’il y a des situations intolérables, et c’est alors que les Anglais ont raison ; mais ces cas sont assez rares : on a presque toujours quelques consolations ou quelques espérances qui soutiennent. Enfin, madame, je vous exhorte à être toute la vie la plus heureuse que vous pourrez.

 

          Votre lettre m’a fait tant d’impression que je vous écris sur-le-champ, moi qui n’écris guère. J’ai une douzaine de fardeaux à porter ; je me suis imposé tous ces travaux pour n’avoir pas un instant désœuvré et triste ; je crois que c’est un secret infaillible.

 

          Je ferai mettre dans la liste de ceux qu retiennent un Corneille commenté les personnes dont vous me faites l’honneur de me parler. J’aime passionnément à commenter Corneille ; car il a fait l’honneur de la France dans le seul art peut-être qui met la France au-dessus des autres nations. De plus, je suis si indigné de voir des hypocrites et des énergumènes qui se déclarent contre nos spectacles, que je veux les accabler d’un grand nom.

 

          Je n’ai point encore la Reine de Golconde ; mais j’ai vu de très jolis vers de M. l’abbé de Boufflers : il faut en faire un abbé de Chaulieu, avec cinquante mille livres de rentes en bénéfices ; cela vaut cinquante mille fois mieux que de s’ennuyer en province avec une croix d’or.

 

          Avez-vous lu la Conversation de l’abbé Grizel et d’un intendant des Menus ? si vous ne la connaissez pas, je vous céderai l’exemplaire qu’on m’a envoyé.

 

          Recevez les tendres respects du Suisse V.

 

 

1 – Les prêtres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Courteilles.

 

A Ferney, 18 Novembre 1761.

 

 

          Monsieur, si M. le président de Brosses (1) est roi de France, ou au moins de la Bourgogne Cisjurane, je suis prêt à lui prêter serment de fidélité. Il n’a voulu recevoir ni d’un huissier ni de personne l’arrêt du conseil à lui envoyé, par lequel il devait présenter au conseil du roi les raisons qu’il prétend avoir pour s’emparer de a justice de la Perrière qui appartient à sa majesté.

 

          Il me persécute d’ailleurs pour cette bagatelle (2), comme s’il s’agissait d’une province.  Vous en jugerez, monsieur, par la lettre ci-jointe que j’ai été forcé de lui écrire, et dont j’ai envoyé copie à Dijon à tous ses confrères qui lèvent les épaules.

 

          Au reste, monsieur, je ferai tout ce que vous voudrez bien me prescrire, et je vous obéirai avec plaisir quand même je serais roi de la Bourgogne Cisjurane, ainsi que M. le président de Brosses. J’ose imaginer, monsieur, que le roi peut à toute force conserver la justice de la Perrière, malgré la déclaration de guerre de M. le président.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec beaucoup de respect, monsieur, votre très humble, etc.

 

 

1 – Beau-père de M. de Courteilles. (G.A.)

 

2 – C’est-à-dire à cause de cette bagatelle, en haine de mon bon droit en cette bagatelle.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Ferney, par Genève, 18 Novembre 1761.

 

 

          Monsieur, j’ai l’honneur de vous envoyer encore l’essai d’un chapitre sur la guerre de Perse. Votre excellence doit avoir entre les mains les essais concernant la catastrophe du czarovitz, les lois, le commerce, l’Eglise, la paix glorieuse avec la Suède Il me semble qu’il n’en faudrait qu’un sur les affaires intérieures jusqu’à la mort de Pierre-le-Grand. Je suivrai exactement vos instructions, tant pour le second volume que pour le premier ; et dès que j’aurai reçu vos réflexions et vos ordres sur les nouveaux chapitres, je les travaillerai avec d’autant plus de soi, que je serai plus sûr de ne point errer. Il est étrange combien de matériaux j’avais rassemblés pour ne m’en point servir. Quel amas de détails inutiles, quelle foule de mémoires de particuliers qui ne parlent que d’eux-mêmes au lieu de parler de Pierre-le-Grand ; et enfin quelle foule d’erreurs et de calomnies m’est tombée entre les mains ! J’espère avant qu’il soit peu compléter l’ouvrage, et qu’avant Pâques tout sera conforme à vos désirs. J’ai donné la préférence au plus grand des Pierre sur notre grand Pierre Corneille, et je vous la donne dans mon cœur sur tous les Mécènes de l’Europe.

 

          J’ai l’honneur d’être avec le plus tendre respect, etc.

 

 

 

 

1761 - 47

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