CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 45
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à M. Devaux.
Au château de Ferney, pays de Gex,
par Genève, 26 Octobre 1761.
Vous serez toujours mon cher Panpan, eussiez-vous quarante ans et plus ; jamais je n’oublierai ce nom. Il me semble, monsieur, que je vous vois encore pour la première fois avec madame de Graffigny. Comme tout cela passe rapidement ! comme on voit tout disparaître en un clin d’œil ! Heureusement le roi de Pologne se porte bien. Vous êtes donc son lecteur ? Je voudrais aussi que vous fussiez celui de toutes les diètes de Pologne, et que vous y lussiez la Voix du Citoyen (1). S’il y a un livre dans le monde qui pût faire le bonheur d’une nation, c’est assurément celui-là.
J’ai vu dans mon ermitage jusqu’à des palatins qui trouvent que ce livre devrait être le seul code de la nation polonaise. Ah ! mon cher Panpan, que n’êtes-vous venu aussi dans mes petites retraites ! Que n’ai-je eu le bonheur d’y recevoir M. l’abbé de Boufflers (2) ! J’entends parler de lui comme d’un des esprits les plus aimables et les plus éclairés que nous ayons. Je n’ai point vu sa Reine de Golconde, mais j’ai vu de lui des vers charmants. Il ne sera peut-être pas évêque ; il faut vite le faire chanoine de Strasbourg, primat de Lorraine, cardinal, et qu’il n’ait point charge d’âmes. Il me paraît que sa charge est de faire aux âmes beaucoup de plaisir.
N’est-il pas fils de madame la marquise de Boufflers, notre reine ! c’est une raison de plus pour plaire. Mettez-moi aux pieds de la mère et du fils. Je suis très touché de la mort de madame de La Galaisière (3). J’aurai l’honneur de marquer à M. le chancelier toute ma sensibilité.
Je n’ai point vu le musicien dont vous me parlez. Je le crois actuellement à Berne avec sa troupe, qui n’est pas mauvaise, et qui gagnera de l’argent dans cette ville, où il y a beaucoup plus d’esprit qu’on ne croit. Cette partie de la Suisse est très instruite ; ce n’est plus le temps où l’on disait qu’il était plus aisé de battre les Suisses que de leur faire entendre raison. Ils entendent raison à merveille, et on ne les bat point. Je suis plus content que jamais de leur voisinage. J’y vois les orages de ce monde d’un œil assez tranquille ; il n’y a que ce pauvre frère Malagrida qui me fait un peu de peine. J’en suis fâché pour frère Menoux ; mais j’espère qu’il n’en perdra pas l’appétit. Il est né gourmand et gai ; avec cela on peut se consoler de tout.
Pardon si je ne vous écris pas de ma main, mais c’est que je n’en peux plus.
Votre très sincère ami et serviteur.
1 – La Voix libre du citoyen, ou Observations sur le gouvernement de Pologne, par le roi Stanislas. (G.A.)
2 – Plus tard chevalier de Boufflers. (G.A.)
3 – Femme du chancelier de Stanislas. (G.A.)
à M. Saurin.
A Ferney, octobre 1761.
Dieu soit loué, mon cher confrère, de votre sacrement de mariage (1) ! Si Moïse (2) Le Franc de Pompignan fait une famille d’hypocrites, il faut que vous en fassiez une de philosophes. Travaillez tant que vous pourrez à cette œuvre divine. Je présente mes respects à madame la philosophe. Il y a beaucoup de jolies sottes, beaucoup de jolies friponnes : vous avez épousé beauté, bonté, et esprit ; vous n’êtes pas à plaindre. Tâchez de joindre à tout cela un peu de fortune ; mais il est quelquefois plus difficile d’avoir de la richesse qu’une femme aimable.
Mes compliments, je vous prie, à frère Helvétius et à tout frère initié. Il faut que les frères réunis écrasent les coquins ; j’en viens toujours là : Delend est Carthago.
Ne soyez pas en peine de Pierre Corneille. Je suis bien aise de recueillir d’abord les sentiments de l’Académie ; après quoi je dirai hardiment, mais modestement, la vérité. Je l’ai dite sur Louis XIV, je ne la tairai pas sur Corneille. La vérité triomphe de tout. J’admirerai le beau, je distinguerai le médiocre, je noterai le mauvais. Il faudrait être un lâche ou un sot pour écrire autrement. Les notes que j’envoie à l’Académie sont des sujets de dissertations qui doivent amuser les séances, et les notes de l’Académie m’instruisent. Je suis comme La Flèche (3), je fais mon profit de tout.
Adieu, mon cher philosophe ; je vis libre, je mourrai libre ; je vous aimerai jusqu’à ce qu’on me porte dans la chienne de jolie église que je viens de bâtir, et où je vais placer des reliques envoyées par le saint-père.
1 – Saurin s’était marié le 12 Août. (G.A.)
2 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
3 – Dans l’Avare, act. I, sc. III. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
Octobre 1761.
Au Mercure ! au Mercure ! Mais, Marce Tulli, memor sis pictoris Watelet. Mettez son nom dans la liste des bienfaiteurs cornéliens. Je vous trouve bien timide ; c’est à nos âges qu’il faut être hardi : nous n’avons rien à risquer : aussi je m’en donne.
Je vous avertis, mon maître, que j’ai commenté déjà presque tout Corneille avant que Gabriel Cramer ait encore fait venir le caractère de Paris. Si les vieillards doivent être hardis, ils doivent être non moins actifs, non moins prompts ; c’est le bel âge pour dépêcher de la besogne.
Je vous supplie de dire à l’Académie que je compte lui envoyer tout le Commentaire pièce à pièce, selon l’ordre des temps. Il faut qu’on pardonne à mon premier canevas. Je jette sur le papier tout ce que je pense ; au moment où l’Académie juge, je rectifie ; je renvoie le manuscrit en mettant des N.B. en marge aux endroits corrigés et aux nouveaux ; l’Académie juge en dernier ressort ; alors je me conforme à sa décision, je polis le style, je jette quelques poignées de fleurs sur nos commentaires, comme le voulait le cardinal de Richelieu.
L’Académie dira peut-être : Vous abusez de notre patience. Non, messieurs, j’en use pour rendre service à la nation : vous fixez la langue française les commentaires deviendront, grâce à vos bontés, une grammaire et une poétique au bas des pages de Corneille. On attend l’ouvrage à Pétersbourg, à Moscou, à Yassi, à Kaminieck. L’impératrice de toutes les Russies a souscrit pour 8,000 livres, et les a fait compter à Gabriel Cramer, qui a déjà payé des graveurs.
Si l’Académie se lassait de revoir mon Commentaire, je serais très embarrassé. Je ne dois pas m’en croire Je peux avoir mille présentions ; il faut qu’on me guide. Un mot en marge me suffit, cela me met dans le bon chemin. Marce Tulli, ménagez-moi les bontés et la patience de l’Académie. Interim, vive et vale. Votre, etc.
N.B. – Ajoutez, je vous supplie, à l’endroit où je parle de nos académiciens, M. le duc de Villars, M. l’archevêque de Lyon, M. l’ancien évêque de Limoges. Cela ne coûtera que la peine d’insérer une ligne dans la copie pour le Mercure.
à M. le comte de Schowalow.
A Ferney, 1er Novembre 1761.
Monsieur, je reçois par Vienne, votre paquet du 17 Septembre, que M. de Czernichef me fait parvenir. Vos bontés redoublent toujours mon zèle, et j’en attends la continuation. Le mémoire sur le czarovitz n’est pas rempli comme le sait votre excellence, d’anecdotes qui jettent un grand jour sur cette triste et mémorable aventure. Vous savez, monsieur, que l’histoire parle à toutes les nations, et qu’il y a plus d’un peuple considérable qui n’approuve pas l’extrême sévérité dont on usa envers ce prince. Plusieurs auteurs anglais très estimés se sont élevés hautement contre le jugement qui le condamna à la mort. On ne trouve point ce qu’on appelle un corps de délit dans le procès criminel : on n’y voit qu’un jeune prince qui voyage dans un pays où son père ne veut pas qu’il aille, qui revient au premier ordre de son souverain, qui n’a point conspiré, qui n’a point formé de faction, qui seulement a dit qu’un jour le peuple pourrait se souvenir de lui. Qu’aurait-on fait de plus s’il avait levé une armée contre son père ? Je n’ai que trop lu, monsieur, le prétendu Nestesuranoy (1) et Lamberti (2), et je vous avoue mes peines avec la sincérité que vous me pardonnez, et que je regarde même comme un devoir. Ce n’est pas très délicat. Je tâcherai, à l’aide de vos instructions, de m’en tirer d’une manière qui ne puisse blesser en rien la mémoire de Pierre-le-Grand. Si nous avons contre nous les Anglais, nous aurons pour nous les anciens Romains, les Manlius et les Brutus. Il est évident que si le czarovitz eût régné, il eût détruit l’ouvrage immense de son père, et que le bien d’une nation entière est préférable à un seul homme. C’est là, ce me semble, ce qui rend Pierre-le-Grand respectable dans ce malheur ; et on peut, sans altérer la vérité, forcer le lecteur à révérer le monarque qui juge, et à plaindre le père qui condamne son fils. Enfin, monsieur, j’aurai l’honneur de vous envoyer d’ici à Pâques tous les nouveaux cahiers, avec les anciens, corrigés et augmentés, comme j’ai eu l’honneur de le mander à votre excellence dans mes précédentes lettres. Je vous ai marqué que j’attendais vos ordres pour savoir s’il n’est pas plus convenable de mettre le tout en un seul volume qu’en deux. Je me conformerai à vos intentions sur cette forme comme sur le reste ; mais nous n’en sommes pas encore là. Il faut commencer par mettre sous vos yeux l’ouvrage entier, et profiter de vos lumières. Il est triste que j’ai trouvé si peu de mémoires sur les négociations du baron de Goërtz (3). C’est un point d’histoire très intéressant ; et c’est à de tels événements que tous les lecteurs s’attachent beaucoup plus qu’à tous les détails militaires qui se ressemblent presque tous, et dont les lecteurs sont aussi fatigués que l’Europe l’est de la guerre présente.
J’ai déjà eu l’honneur de vous remercier, monsieur, au nom de mademoiselle Corneille et au mien, de la souscription pour les Œuvres de Corneille. J’y suis plus sensible que si c’était pour moi-même. Je reconnais bien là votre belle âme ; personne en Europe ne pense plus dignement que vous. Tout augmente ma vénération pour votre personne, et les respectueux sentiments que conservera toute sa vie pour votre excellence son très, etc.
1 – Rousset de Missy, auteur des Mémoires du règne de Pierre-le-Grand. (G.A.)
2 – Auteur des Mémoires pour servir à l’histoire du dix-huitième siècle. (G.A.)
3 – Voyez l’Histoire de Charles XII, livre VIII. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
4 Novembre (1).
Mon cher Cicéron, je vous remercie de votre anecdote de Théodore Bèze, et, sans vanité, je sais bon gré à Bèze d’avoir pensé comme moi (2). Je n’aurais pas soupçonné ce Bèze, ce plat traducteur de David, d’avoir eu de l’oreille. Peu de gens en ont, peu ont du goût, bien peu connaissent le théâtre. Je me suis pressé d’obtenir des instructions de l’Académie ; mais je ne me presserai pas d’en donner au public. Je travaillerai à loisir, et je dirai la vérité avec tout le respect qu’on doit à Corneille, avec toute l’estime que j’ai pour lui ; mais n’ayant jamais flatté les souverains, je ne flatterai pas même l’auteur que je commente. Les Cramer ne diront leur dernier mot que cet hiver il faut que j’achève Pierre-le-Grand avant d’achever le grand Corneille. Je peux mal employer mon temps ; mais je ne suis pas oisif. Je m’aperçois tous les jours, mon cher maître, que le travail est la vie de l’homme. La société amuse et dissipe ; le travail ramasse les forces de l’âme, et rend heureux. Vivez, vous qui avez utilement travaillé ; car vous commencez à entrer dans la vieillesse. Moi, qui suis jeune, et qui n’ai que soixante-huit ans, je dois travailler pour mériter un jour de me reposer. J’ai quelquefois du chagrin de ne vous point voir. Il faut que, dans quelques années, l’un de nous deux fasse le voyage. Venez à Ferney dans dix ans, ou je vais à Paris.
1 – C’est à tort, croyons-nous, qu’on a toujours classé cette lettre à l’année 1762 ; elle est de 1761. (G.A.)
2 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chap. LXXI. (G.A.)
à M. de Chenevières.
Ferney, 4 Novembre (1).
Que je suis honteux, mon cher monsieur ! je vous remercie toujours très tard de votre prose aimable et de vos jolis vers. On a beau être tout entier aux grands vers alexandrins de Corneille, on doit de l’attention aux vôtres, quoiqu’ils aient deux pieds de moins. Mais qu’en ferez-vous sur la paix ? Ce ne sera pas, je crois, sitôt.
J’ai lu le Mémoire historique de M. le duc de Choiseul avec les yeux d’un citoyen. Mon avis est qu’on donne la moitié de son bien pour conserver l’autre, et pour mériter l’estime des Anglais. L’oncle et la nièce vous embrassent.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Duclos.
Ferney, 5 Novembre (1).
Je ne peux, monsieur, que vous renouveler mes remerciements et vous supplier de présenter à l’Académie ma respectueuse reconnaissance. Je la consulte sur toutes les difficultés que j’ai eues, en lisant Corneille, sur la grammaire, sur le style, sur le goût, sur les règles du théâtre ; et je vous répète que je ne travaillerai au commentaire en forme que quand j’aurai une assez ample provision en tout genre. Je répète encore que mes importunités ne doivent pas lasser la patience de mes confrères, que c’est un amusement pour eux dans les séances, que deux mots en marge m’instruisent non-seulement pour la pièce qu’on examine, mais pour les autres, que je dois me conformer aux sentiments réunis des personnes éclairées, et qu’enfin mon ouvrage ne peut être utile qu’après avoir passé par vos mains.
Je parle souvent dans le commentaire que j’envoie, comme si j’étais dans une de vos séances, disant librement mon avis. Je parlerai au public comme un homme qui aura réfléchi sur vos instructions ; c’est ce que je vous prie de vouloir bien dire à l’Académie.
On a imprimé une lettre que j’avais écrite (2) au mois d’août ; il y a plusieurs de nos bienfaiteurs cornéliens omis, et particulièrement vous, monsieur ; ce n’est pas assurément ma faute.
Les Cramer, en donnant leur annonce au mois de janvier, ne manqueront pas d’imprimer la liste de ceux qui ont favorisé l’entreprise.
1 – A d’Olivet, le 20 auguste. (G.A.)
2 – Muller. (G.A.)