CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 44

Publié le par loveVoltaire

1761---44.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

 

 

A Ferney, 25 Octobre 1761.

 

 

 

 

 

          Vous dites, monseigneur le maréchal, que mes lettres ne sont point gaies. M. le duc de Villars m’en a averti ; mais il se porte bien, il digère, il s’en retourne gros et gras. Ce n’est guère qu’à ces conditions qu’on est de bonne humeur. D’ailleurs il n’a rien à faire, et moi je compile, compile. Je veux laisser un petit monument des sottises humaines, à commencer par notre guerre, et à finir par Malagrida. Si je ne vous écris point, j’écris au moins quelques pages sur votre compte. Vous clorez, s’il vous plaît, le siècle de Louis XIV, car vous êtes né sous lui : vous êtes du bon temps. Songez donc qu’un homme qui vit dans les Alpes, qui fait de l’histoire et des tragédies, doit être un homme un peu sérieux. Je ne vous ennuie point de mes rêveries, car vous, qui êtes très gai, vous affubleriez votre serviteur de quelque bonne plaisanterie qui dérangerait ma gravité.

 

 

 

          On dit qu’il ne faut pas pendre le prédicant de Caussade (1), parce que c’en serait trop de griller des jésuites à Lisbonne, et de pendre des pasteurs évangéliques en France. Je m’en remets sur cela à votre conscience.

 

 

 

          Rosalie (2) m’intéresse davantage, si elle est bonne actrice ; mais des acteurs ! des acteurs ! donnez-nous-en donc. Nous ne sommes pas dans le siècle brillant des hommes. Mademoiselle Clairon et madame Duchapt (3) soutiennent la gloire de la France ; mais ce n’est pas assez : nous dégringolons furieusement. Jouissez de votre gloire, de votre considération, et des plaisirs présents, et des plaisirs passés. Plus j’y pense, plus je me confirme dans l’idée que, de tous les Français qui existent, c’est vous qui avez reçu le meilleur lot. Cela me flatte, cela m’enorgueillit au pied de mes montages ; car je vous serais toujours attaché avec le plus tendre respect, sain ou malade, triste ou gai, honoré de vos lettres ou négligé.

 

 

 

Madame Denis se joint à moi.

 

 

 

 

 

1 – Rochette. Il fut pendu, le 18 Février 1762, pour cause de religion. (G.A.)

 

 

 

2 – Elle avait débuté le 19 Octobre. (G.A.)

 

 

 

3 – Marchande de modes. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, 26 Octobre 1761.

 

 

 

 

 

          Tenez, monseigneur, lisez (1), et labourez ; mais les cardinaux ne sont pas comme les consuls romains, ils ne tiennent pas la charrue. Si votre éminence est à Montélimar, vous y verrez M. de Villars, qui n’est pas plus agriculteur que vous. Il n’a pas seulement vu mon semoir ; mais en récompense il a vu une tragédie que j’ai faite en six jours. La rage s’empara de moi un dimanche, et ne me quitta que le samedi suivant. J’allai toujours rimant, toujours barbouillant ; le sujet me portait à pleines voiles ; je volais comme le bateau des deux chevaliers danois, conduits par la vieille (2). Je sais bien que l’ouvrage de six jours (3) trouve des contradicteurs dans ce siècle pervers, et que mon démon trouvera aussi des siffleurs ; mais, en vérité, deux cent cinquante mauvais vers par jour, quand on est possédé, est-ce trop ? Cette pièce est toute faite pour vous : ce n’est pas que vous soyez possédé aussi, car vous ne faites plus de vers ; ce n’est pas non plus de votre goût dont j’entends parler, vous en avez autant que d’esprit et de grâces ; nous le savons bien. Je veux dire que la pièce est toute faite pour un cardinal. La scène est dans une église, il y a une absolution générale, une confession, une rechute, une religieuse, un évêque. Vous allez croire que j’ai encore le diable au corps en vous écrivant tout cela ; point du tout, je suis dans mon bon sens. Figurez-vous que ce sont les mystères de la bonne déesse, la veuve et la fille d’Alexandre retirées dans le temple ; tout ce que l’ancienne religion a de plus auguste ; tout ce que les plus grands malheurs ont de touchant, les grands crimes de funeste, les passions de déchirant, et la peinture de la vie humaine de plus vrai. Demandez plutôt à votre confrère le duc de Villars. Je prendrai donc la liberté de vous envoyer ma petite drôlerie, quand je l’aurai fait copier. Vous êtes honnête homme, vous n’en prendrez point de copie, vous me la renverrez fidèlement. Mais ce n’est pas assez d’être honnête homme ; c’est à vos lumières, à vos bontés, à vos critiques que j’ai recours. Que le cardinal me bénisse et que l’académicien m’éclaire, je vous en conjure.

 

 

 

          Permettez-moi de vous parler de vous, qui valez mieux que ma pièce. Pourquoi rapetasser ce Vic (4) ? Ce Vic est-il un si beau lieu ? Ce qui me désespère, c’est qu’il est trop éloigné de mes déserts charmants. Soyez malade, je vous en prie ; faites comme M. le duc de Villars, vous n’en serez pas mécontent. Le chemin est frayé ; ducs, princes, prêtres, femmes dévotes, tout vient au temple d’Epidaure. Venez-y, je mourrai de joie. Les Délices sont à la portée du docteur ; elles sont à vous, et mériteront leur nom. Quatre-vingt mille livres de rente étaient assez pour saint Lin (5) ; mais ce n’est pas assez en 1761 ; sans doute que vous êtes réduit à cette portion congrue de cardinal par des arrangements passagers. Pardon, mais j’aime passionnément à oser vous parler de ce qui vous regarde ; je m’y intéresse sensiblement. Recevez mon tendre et profond respect, c’est mon cœur qui vous parle.

 

 

 

 

 

1 – Voltaire lui envoyait l’Epître sur l’agriculture. (G.A.)

 

 

 

2 – Voyez la Jérusalem délivrée, ch. XV. (G.A.)

 

 

 

3 – Olympie. (G.A.)

 

 

 

4 – Vic-sur-Aisne, château de Bernis. (G.A.)

 

 

 

5 – Prétendu successeur de saint Pierre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

26 Octobre 1761.

 

 

 

          Vous pardonnez sans doute, monsieur, mon peu d’exactitude en faveur de mes sentiments que vous connaissez, et en faveur de ma mauvaise santé, que vous ne connaissez pas moins. Il me semble, mon cher monsieur, que les philosophes ont actuellement assez beau jeu. Les ennemis de la raison ont combattu pour nous : les convulsionnaires et les jésuites ont montré toute leur turpitude et toute leur horreur. Il est certain que la fureur et l’atrocité janséniste ont dirigé la cervelle et la main de ce monstre de Damiens. Les jésuites ont assassiné le roi de Portugal. Banqueroutiers et condamnés en France, parricides et brûlés à Lisbonne, voilà nos maîtres, voilà les gens devant qui des bégueules se prosternent ; les billets de confession d’un côté, les miracles de saint Pâris de l’autre, sont la farce de cette abominable pièce. Il vient de se passer chez moi une farce plus réjouissante. Un jésuite portugais est venu d’Italie se présenter à moi pour être mon secrétaire : cela me fait souvenir de l’aumônier Poussatin, que le comte de Grammont prenait pour son coureur.

 

 

 

          J’ai proposé au jésuite d’être mon laquais ; il l’a accepté : sans madame Denis, qui n’entend point le jargon portugais, un jésuite nous servait à boire. Peut-être a-t-elle craint d’être empoisonnée. Je vous avoue que je ne me console point d’avoir manqué ce laquais-là.

 

 

 

          Nous avons eu un monde prodigieux. J’ai cédé les Délices, pendant trois mois, à M. le duc de Villars. M. de Lauraguais, M. de Ximenès, sont venus philosopher avec nous. M. le comte d’Harcourt a amené madame sa femme à Tronchin : mais celle-là est dévote, cela ne nous regarde pas. J’ai bâti une église et un théâtre ; mais j’ai déjà célébré mes mystères sur le théâtre, et je n’ai pas encore entendu la messe dans mon église. J’ai reçu le même jour des reliques du pape, et le portrait de madame de Pompadour ; les reliques sont le cilice de saint François. Si le saint-père avait daigné m’envoyer le cordon au lieu du cilice, il m’aurait fort obligé. Adieu, monsieur ; goûtez, dans le sein de votre famille et de vos amis, tout le bonheur que vous méritez et que je vous souhaite. Madame Denis joint ses sentiments aux miens. Je vous serai tendrement attaché toute ma vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

A Ferney, 26 Octobre 1761.

 

 

 

          Je vous supplie, monsieur, d’engager l’Académie à me continuer ses bontés. Il est impossible que mon sentiment s’accorde toujours avec le sien, avant que je sache comme elle pense ; et quand je le sais, je m’y conforme, après avoir un peu disputé ; et si je ne m’y conforme pas entièrement, je tire au moins cet avantage de ses observations, que je rapporte comme très douteuse l’opinion contraire à ses sentiments ; et ce dernier cas arrivera très rarement.

 

 

 

          Presque tous les commentaires sont faits dans le goût des précédents ; ce sont des mémoires à consulter. M. d’Argental doit vous avoir remis Médée et Polyeucte, Il ne s’agit donc que de vouloir bien faire, sur les deux commentaires de ces pièces, ce qu’on a eu la bonté de faire sur les autres, c’est-à-dire de mettre en marge ce qu’on pense. Je suis un peu hardi sur Polyeucte, je le sais bien ; mais c’est une raison de plus pour engager l’Académie à rectifier, par un mot en marge, ce qui peut m’être échappé de trop fort et de trop sévère ; en un mot, il faut que l’ouvrage serve de grammaire et de poétique, et je ne peux parvenir à ce but qu’en consultant l’Académie.

 

 

 

          Les libraires ne peuvent commencer à imprimer qu’au mois de janvier et ne donneront leur programme que dans ce temps-là.

 

 

 

          J’aurai l’honneur de vous envoyer la dédicace et la préface. L’une et l’autre seront conformes aux intentions de l’Académie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Henin.

 

Au château de Ferney, en Bourgogne,

 

par Genève, 26 Octobre 1761.

 

 

 

 

 

Pardon, monsieur, de vous remercier si tard du souvenir dont vous m’honorer, et de ne vous pas répondre de ma main. Mes yeux souffrent beaucoup, et mon corps bien davantage. Je ne ressemble point du tout à vos seigneurs polonais qui vont dîner à trente lieues de chez eux. Il y a bien longtemps que je ne suis sorti d’un petit château que j’ai fait bâtir à une lieue des Délices. J’y achève tout doucement ma carrière ; et parmi les espérances qui nous bercent toujours, je me flatte de celle de vous revoir à votre retour de Pologne ; car j’imagine que vous ne resterez pas là toujours. Ni M. le marquis de Paulmy, ni vous, n’avez l’air d’un Sarmate. L’abbé de Châteauneuf, qui était trois fois gros comme vous deux ensemble, disait qu’il avait été envoyé de Pologne pour boire. Je ne pense pas que vous soyez des négociateurs de ce genre-là.

 

 

 

Quand M. de Paulmy voudra tourner ses pas vers le midi, je lui conseillerai de faire comme M. son beau-père (1), qui a eu la bonté de venir passer quelques jours dans mon ermitage. Je présenterai requête à son gendre pour obtenir la même faveur. Nous lui donnerons la comédie sur un théâtre que j’ai fait bâtir, et nous lui ferons entendre la messe dans une église que j’achève, et pour laquelle le saint-père m’a envoyé des reliques Vous voyez que rien ne vous manquera ni pour le sacré ni pour le profane.

 

 

 

Je vous avoue que j’aimerais mieux que vous fussiez à Berne qu’à Varsovie ; mais M le marquis de Paulmy a eu la rage de se faire slavon ; il faut lui pardonner cette petite mièvreté.

 

 

 

Vous avez sans doute lu, monsieur, le Mémoire historique de la négociation avec l’Angleterre (2), imprimé au Louvre. Quelque honorable que soit cette négociation pour notre cour, j’aimerais mieux un mémoire imprimé de cent vaisseaux de ligne, garnis de canons, et arrivés à Boston ou à Madras. Vos Polonais ne sont pas du moins dans le cas d’avoir perdu leur marine. Il est vrai qu’ils ont un peu les très humbles et très obéissants serviteurs des Russes ; mais ils ont leur liberum veto et du vin de Tockai. Je suis fâché pour la liberté, que j’aime de tout mon cœur, que cette liberté même empêche la Pologne d’être puissante. Toutes les nations se forment tard ; je donne encore cinq cents ans aux Polonais pour faire des étoffes de Lyon et de la porcelaine de Sèvres. Adieu, monsieur ; conservez-moi vos bontés ; faites souvenir de moi votre gros ambassadeur, et soyez persuadé du tendre et respectueux attachement avec lequel je serai toute ma vie, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

 

 

1 – Le président de La Marche. (G.A.)

 

 

 

2 – Mémoire historique sur les négociations de la France et de l’Angleterre depuis le 26 Mars 1761 jusqu’au 20 Septembre de la même année, avec les pièces justificatives. Voyez la lettre du 11 Novembre à Damilaville. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

26 Octobre 1761.

 

 

 

Mes anges ont terriblement à faire avec leur créature. Je pris la liberté de leur envoyer, il y a quelque temps, un paquet pour madame du Deffand. Il y avait dans ce paquet une lettre (1), et, dans cette lettre, je lui disais : Rendez le paquet aux anges quand vous l’aurez lu, afin qu’ils s’en amusent. Je n’ai point entendu parler depuis de mon paquet.

 

 

 

Le Droit du Seigneur vaut mieux que le Zulime ; et cependant vous faites jouer Zulime.

 

 

 

Olympie ou Cassandre vaut mieux que le Droit du Seigneur ; qu’en faites-vous ?

 

 

 

Nota bene qu’au commencement du troisième acte le curé d’Ephèse dit :

 

 

 

Peuple, secondez-moi.

 

         

 

          Je n’aime pas qu’on accoutume les prêtres à parler ainsi ; cela sent la sédition ; cela ressemble trop à Malagrida et à ce boucher de Joad : mes prêtres, chez moi, doivent prier Dieu, et ne point se battre. Je vous supplie de vouloir bien faire mettre à la place :

 

 

 

Dieu vous parle par moi.

 

 

 

          Un petit mot de Malagrida et de l’Espagne, je vous en prie.

 

 

 

          J’ignore l’auteur des Car (2) ; mais Le Franc de Pompignan mérite correction ; il serait un persécuteur s’il était en place. Il faut l’écarter à force de ridicules. Ah ! s’il s’agissait d’un autre que d’un fils de France (3), quel beau champ ! quel plaisir ! Marie Alacoque n’était pas un plus heureux sujet. Mais apparemment l’auteur des Car est un homme sage, qui a craint de souffleter Le Franc sur la joue respectable d’un prince dont la mémoire est aussi chère que la plume de son historien est impertinente.

 

 

 

          Dites-moi donc quelque chose de l’Espagne en revenant d’Ephèse (4).

 

 

 

          J’ai lu le Mémoire historique : « Il m’a donné un soufflet, mais je lui ai bien dit son fait. » Je crois que ce mémoire échauffera tous les honnêtes gens, tous les bons citoyens.

 

 

 

          L’île Miquelon et un commissaire anglais (5) sont quelque chose de si humiliant, qu’il faut donner la moitié de son bien pour courir après l’autre, et pour faire la paix sur les cendres de Magdebourg : c’est mon avis. O Espagne ! secours-nous donc ; nous t’avons tant secourue !

 

 

 

          Pardon, ô anges !

 

 

 

 

 

1 – Est-ce la lettre du 16 Septembre ? (G.A.)

 

 

 

2 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

 

 

3 – Le Franc avait dédié son Eloge historique de monseigneur le duc de Bourgogne au dauphin et à la dauphine, père et mère de ce prince, et dans sa dédicace il attaquait les philosophes. (G.A.)

 

 

 

4 – C’est-à-dire après avoir lu Olympie. (G.A.)

 

 

 

5 – L’Angleterre proposait de céder l’île Saint-Pierre à la France avec le droit  de résidence d’un commissaire anglais, et elle gardait pour elle l’île Miquelon (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1761 - 44

Commenter cet article