CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 43
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à M. le Président de Brosses.
Du 20 Octobre 1761.
Vous n’êtes donc venu chez moi, monsieur, vous ne m’avez offert votre amitié, que pour empoisonner par des procès la fin de ma vie. Votre agent, le sieur Girod, dit, il y a quelque temps, à ma nièce, que si je n’achetais pas cinquante mille écus, pour toujours, la terre que vous m’avez vendue à vie, vous la ruineriez après ma mort ; et il n’est que trop évident que vous vous préparez à accabler du poids de votre crédit une femme que vous croyez sans appui, puisque vous avez déjà commencé des procédures que vous comptez de faire valoir quand je ne serai plus.
J’achetai votre petite terre de Tournay à vie, à l’âge de soixante et six ans, sur le pied que vous voulûtes. Je m’en remis à notre honneur, à votre probité. Vous dictâtes le contrat ; je signai aveuglément. J’ignorais que ce chétif domaine ne vaut pas douze cents livres (1) dans les meilleures années ; j’ignorais que le sieur Chouet, votre fermier, qui vous en rendait trois mille livres, y en avait perdu vingt-deux mille. Vous exigeâtes de moi trente-cinq mille livres ; je les payai comptant : vous voulûtes que je fisse, les trois premières années, pour douze mille francs de réparations ; j’en ai fait pour dix-huit mille en trois mois, et j’en ai les quittances.
J’ai rendu très logeable une masure inhabitable. J’ai tout amélioré et tout embelli, comme si j’avais travaillé pour mon fils, et la province en est témoin elle est témoin aussi que votre prétendue forêt, que vous me donnâtes dans vos mémoires pour cent arpents, n’en contient pas quarante. Je ne me plains pas de tant de lésions, parce qu’il est au-dessous de moi de me plaindre.
Mais je ne peux souffrir, et je vous l’ai mandé, monsieur, que vous me fassiez un procès pour deux cents francs, après avoir reçu de moi plus d’argent que votre terre ne vaut. Est-il possible que, dans la place où vous êtes, vous vouliez nous dégrader l’un et l’autre au point de voir les tribunaux retentir de votre nom et du mien pour un objet si méprisable ?
Mais vous m’attaquez, il faut me défendre ; j’y suis forcé. Vous me dites, en me vendant votre terre au mois de décembre 1758 que vous vouliez que je laissasse sortir des bois de ce que vous appelez la forêt ; que ces bois étaient vendus à un gros marchand de Genève qui ne voulait pas rompre son marché. Je vous crus sur votre parole : je vous demandai seulement quelques moules de bois de chauffage, et vous me les donnâtes en présence de ma famille.
Je n’en ai jamais pris que six, et c’est pour six voies de bois que vous me faites un procès ! vous faites monter ces six voies à douze, comme si l’objet devenait moins vil !
Mais il se trouve, monsieur, que ces moules de bois m’appartiennent, et non seulement ces moules, mais tous les bois que vous avez enlevés de ma forêt depuis le jour que j’eus le malheur de signer avec vous.
Vous me faites un procès dont les suites ne peuvent tomber que sur vous, quand même vous le gagneriez. Vous me faites assigner au nom d’un paysan de cette terre, à qui vous dites à présent avoir vendu ces bois en question. Voilà donc ce gros marchand de Genève avec qui vous aviez contracté ! Il est de notoriété publique que jamais vous n’aviez vendu vos bois à ce paysan, que vous les avez fait exploiter et vendre par lui à Genève pour votre compte : tout Genève le sait ; vous lui donnez deux pièces de vin et un sou par jour pour faire l’exploitation, avec un droit sur chaque moule de bois, dont il vous rendait compte ; il a toujours compté avec vous de clerc à maître. Je crus le sieur Girod votre agent, quand il me dit que vous aviez fait une vente réelle. Il n’y en a point, monsieur : le sieur Girod a fait vendre en détail, pour votre compte, mes propres bois, dont vous me redemandez aujourd’hui douze moules.
Si vous avez fait une vente réelle à votre paysan, qui ne sait ni lire ni écrire, montrez-moi l’acte par lequel vous avez vendu, et je suis prêt à payer.
Quoi ! vous me faites assigner par un paysan au bas de l’exploit même que vous lui envoyez, et vous dites dans votre exploit que vous fîtes avec lui une convention verbale ! Cela est-il permis, monsieur ? les conventions verbales ne sont-elles pas défendues par l’ordonnance de 1667 pour tout ce qui passe la valeur de cent livres ?
Quoi ! vous auriez voulu, en me vendant si chèrement votre terre, me dépouiller du peu de bois qui peut y être ! Vous en aviez vendu un tiers pour votre compte. Votre exploit porte qu’il me vend le moule douze francs, et qu’il vous en rend douze francs (en déduisant sans doute sa rétribution) : n’est-ce pas là une preuve convaincante qu’il vous rend compte de la recette et de la dépense, que votre vente prétendue n’a jamais existé, et que je dois répéter tous les bois que vous fîtes enlever de ma terre ? Vous en avez fait débiter pour deux cents louis ; et ces deux cents louis m’appartiennent. C’est en vain que vous fîtes mettre dans notre contrat que vous me vendiez à vie le petit bois nommé forêt, excepté les bois vendus. Oui, monsieur, si vous les aviez vendus en effet, je ne disputerais pas ; mais, encore une fois, il est faux qu’ils fussent vendus, et si votre agent (votre agent, c’est-à-dire vous) s’est trompé, c’est à vous à rectifier cette erreur.
J’ai supplié M. le premier président, M. le procureur-général, M. le conseiller Lebault, de vouloir bien être nos arbitres. Vous n’avez pas voulu de leur arbitrage vous avez dit que votre vente au paysan était réelle : vous avez cru m’accabler au bailliage de Gex ; mais, monsieur, quoique M. votre frère soit bailli du pays, et quelque autorité que vous puissiez avoir, vous n’aurez pas celle de changer les faits : il sera toujours constant qu’il n’y a point eu de vente véritable.
Vous dites, dans votre exploit signifié à ce paysan, que vous lui vendîtes une certaine quantité de bois. Quelle quantité, s’il vous plaît ? Vous dites que vous les fîtes marquer. Par qui ? Avez-vous un garde-marteau ? Aviez-vous la permission du grand-maître des eaux et forêts ? En un mot, monsieur, la justice de Gex est obligée de juger contre vous, si vous avez tort ; elle jugerait contre le roi, si un particulier plaidait avec raison contre le domaine du roi. Le sieur Girod prétend qu’il fit trembler en votre nom les juges de Gex : il se trompe encore sur cet article comme sur les autres.
S’il faut que M. le chancelier, et les ministres, et tout Paris, soient instruits de votre procédé, ils le seront ; et s’il se trouve dans votre compagnie respectable une personne qui vous approuve, je me condamne.
Vous m’avez réduit, monsieur, à n’être qu’avec douleur votre, etc.
1 – Je viens de l’affermer douze cents livres, trois quarterons de paille, et un char de foin.
à M. le comte d’Argental.
20 Octobre 1761.
O anges ! ô anges ! nous répétions Mérope, que nous avons jouée sur notre très joli théâtre, et où Marie Corneille s’est attiré beaucoup d’applaudissements dans le récit d’Isménie, que font à Paris de vilains hommes ; elle était charmante.
En répétant Mérope, je disais : Voilà qui est intéressant ; ce ne sont pas là de froids raisonnements, de l’ampoulé, et du bourgeois ; ne pourrais-tu pas, disais-je tout bas à V……., faire quelque pièce qui tînt de ce genre vraiment tragique ? Ton Don Pèdre sera glaçant avec tes états généraux et ta Marie de Padille. Le diable alors entra dans mon corps. Le diable ? non pas : c’était un ange de lumière, c’était vous. L’enthousiasme me saisit. Esdras (1) n’a jamais dicté si vite. Enfin, en six jours de temps, j’ai fait ce que je vous envoie. Lisez, jugez ; mais pleurez.
Vous me direz peut-être que l’ouvrage des six jours est souvent bafoué, d’accord ; mais lisez le mien. Il y a deux ans que je cherchais un sujet ; je crois l’avoir trouvé (2). Mais, dira madame d’Argental, c’est un couvent, c’est une religieuse, c’est une confession, c’est une communion. Oui, madame, et c’est par cela même que les cœurs sont déchirés. Il faut se retrouver à la tragédie pour être attendri. La veuve du maître du monde aux Carmélites, retrouvant sa fille épouse de son meurtrier ; tout ce que l’ancienne religion a de plus auguste, ce que les plus grands noms ont d’imposant, l’amour le plus malheureux, les crimes, les remords, les passions, les plus horribles infortunes, en est-ce assez ? J’ai imaginé comme un éclair, et j’ai écrit avec la rapidité de la foudre. Je tomberai peut-être comme la grêle. Lisez, vous dis-je, divins anges, et décidez.
Voici peut-être de quoi terminer les tracasseries de la comédie. Fi, Zulime ! cela est commun et sans génie. Donnez la veuve d’Alexandre à Dumesnil, la fille d’Alexandre à Clairon (3), et allez.
Mademoiselle Hus m’a écrit ; elle atteste les dieux contre vous. Qu’elle accouche ; j’ai bien accouché, moi, et je n’ai été que six jours en travail. Que dites-vous de mademoiselle Arnould et du roi d’Espagne ?
O charmants anges ! je baise le bout de vos ailes. V….. le vieux V….. âgé de soixante et huit ans commencés.
1 – Voyez page 78. (G.A.)
2 – Olympîe. (G.A.)
3 – Dans Olympie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
24 Octobre 1761.
Il était impossible, mes chers anges, qu’il n’y eût des bêtises dans le petit manuscrit dont je vous ai régalés. La rapidité d’Esdras ne lui a pas permis d’éviter les contradictions, ni à moi non plus.
Il y a un Cassandre pour un Antigone à la fin du quatrième acte. Voici la correction toute musquée ; il n’y a qu’à la coller avec quatre petits pains rouges. Je supplie mes anges de m’avertir des autres surprises. J’ai lu cette pièce de couvent à M. le duc de Villars et à des hérétiques Oh, dame ! c’est qu’on fondait en larmes à tous les actes ; et si cela est joué, bien joué, joué, vous m’entendez, avec ces sanglots étouffés, ces larmes involontaires, ces silences terribles, cet accablement de la douleur, cette mollesse, ce sentiment, cette douceur, cette fureur, qui passent des mouvements des actrices dans l’âme des écoutants, comptez qu’on fera des signes de croix. Cependant, si on ne joue pas le Droit du Seigneur, je renonce au tripot. Je crois, Dieu me pardonne, que j’aime Mathurin autant qu’Olympie. Je ne suis pas fâché qu’on ait brûlé frère Malagrida ; mais je plains fort une demi-douzaine de Juifs qui ont été grillés. Encore des auto-da-fé dans ce siècle ! et que dira Candide ? Abominables chrétiens ! les Nègres, que vous achetez douze cents francs, valent douze cents fois mieux que vous ! Ne haïssez-vous pas bien ces monstres ?
Et l’Espagne ? pour Dieu, un petit mot de l’Espagne (1)
1 – A propos du traité toujours secret. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Ferney, par Genève, 24 Octobre 1761.
Monsieur, ne nous impatientons ni l’un ni l’autre ; nous avons tous deux la même passion, nous viendrons à bout de la satisfaire. Jusqu’à ce que votre excellence ait rejeté mon idée, je persisterai dans le dessein de faire un volume in-4° de Pierre-le-Grand, et voici comme je compte procéder. J’aurai l’honneur de vous envoyer ce qui a déjà été imprimé, corrigé à la main suivant vos instructions, avec toute la suite, écrite à demi-page ; et ensuite, me conformant à vos observations pour cette seconde partie comme pour la première, je vous dépêcherai, sans perte de temps, le même volume entièrement corrigé suivant vos ordres. Trouvez-vous cet arrangement de votre goût ? Soyez sûr que vous serez obéi très ponctuellement. Le Commentaire sur Corneille est un ouvrage immense, et je suis bien faible et bien vieux ; mais je trouverai des forces quand il s’agira de Pierre-le-Grand et de vous. Les vraies passions donnent des forces, en donnant du courage. Votre excellence a dû recevoir mes tendres et respectueux remerciements pour mademoiselle Corneille ; elle joue la tragédie comme son grand-père en faisait : les filles des grands hommes en sont dignes. Si vous avez pris Colberg (1), comme on le dit, permettez que je vous fasse mon compliment. Recevez les tendres respects de votre, etc.
1 – Colberg ne fut pris que le 16 Décembre. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
A Ferney, 25 Octobre 1761.
Votre Marseillais, monsieur, est très aimable, et M. Guastaldi encore plus. Mais il me traduit d’un style si facile, si naturel, si élégant, qu’on croira quelque jour que c’est lui qui a fait Alzire, et que c’est moi qui suis son traducteur. Je le remercie tant que je peux. Je ne prends pas la liberté d’envoyer la lettre (1) à votre excellence, parce que j’y prends celle de parler de vous, et qu’après tout il n’est pas honnête de dire des vérités en face.
Est-il vrai que la belle, la vertueuse Hormenestre (2) repassera les montagnes au printemps ? vous souviendrez-vous de Baucis et de Philémon ? Notre cabane ne s’est pas encore changée en temple, mais elle l’est en théâtre. Nous en avons un à Ferney digne de madame l’ambassadrice ; elle aura aussi le plaisir d’entendre la messe dans une église toute neuve, que je viens de faire bâtir exprès pour vous. Le dernier acte de ministre des affaires étrangères qu’à fait M. le duc de Choiseul a été de m’envoyer des reliques de la part du pape. Ainsi vous aurez chez moi le profane et le sacré à choisir, et nous vous donnerons de plus une pièce nouvelle très édifiante.
Si je n’étais pas guédé de vers, je crois que j’en ferais pour M. de Ladon. La prise de Schweidnitz (3) me paraît la plus belle action de toute la guerre, et celle que l’on fait aux jésuites me paraît vive.
Il me vint ces jours passés un jésuite portugais qui me dit qu’il sortait de l’Italie, parce qu’ils y étaient trop mal venus. Il me demanda de l’emploi dans ma maison : cela me fit souvenir de l’aumônier Pousatin (4). Je lui proposai d’être laquais, il accepta ; et sans madame Denis, qui n’en voulut point, il aurait eu l’honneur de vous servir à boire à votre passage. C’est dommage que cette affaire soit manquée.
Je vous présente mon très tendre respect.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
2 – Madame de Chauvelin. (G.A.)
3 – Le 1er octobre. (G.A.)
4 – Voyez les Mémoires de Grammont, chapitre VIII. (G.A.)