CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 42
Photo de PAPAPOUSS
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, le 7 Octobre 1761.
Monseigneur, béni soit Dieu de ce qu’il vous fait aimer toujours les lettres ! avec ce goût-là, un estomac qui digère deux cent mille livres de rente, et un chapeau rouge, on est au-dessus de tous les souverains. Mettez la main sur la conscience : quoique vous portiez un beau nom, et que vous soyez né avec une élévation d’esprit digne de votre naissance, c’est aux lettres que vous devez votre fortune ; ce sont elles qui ont fait connaître votre mérite ; elles feront toujours la douceur de votre vie. Je m’imagine quelquefois, dans mes rêves, que vous pourriez avoir des indigestions, que vous pourriez faire comme M. le duc de Villars, madame la comtesse d’Harcourt, madame la marquise de Muy, etc., etc., etc., qui sont venus voir Tronchin comme on allait autrefois à Epidaure. J’ai aux portes de Genève un ermitage intitulé les Délices. M. le duc de Villars a trouvé le secret d’y être logé in fiocchi. Enfin toute mon ambition est que votre éminence ait des indigestions ; cela serait plaisant : pourquoi non ? permettez-moi de rêver.
Votre réflexion, monseigneur, sur la dédicace de l’Académie est très juste ; mais figurez-vous que l’Académie, loin de vouloir que j’adoucisse le tableau des injustices qu’essuya Pierre, veut que je le charge, et cette injonction est en marge du manuscrit ; on est indigné d’une certaine protection qu’on a donnée à certaines injures, etc.
Permettez-vous que j’aie l’honneur de vous envoyer les commentaires sur les pièces principales ? Vous avez sans doute votre bréviaire de saint Pierre Corneille ; vous me jugeriez, et cela vous amuserait. Mais comment me renverriez-vous mon paquet ? vous pourriez ordonner qu’on le revêtît d’une toile cirée, et il pourrait être remis en ballot, à Tronchin, de Lyon, ci-devant confesseur et banquier de M. le cardinal de Tencin, et aujourd’hui le mien. Ce travail est assez considérable, et transcrire est bien long. En attendant, je demande à votre éminence la continuation de vos bontés, mais surtout la continuation de votre philosophie, qui seule fait le bonheur.
Ne bâtissez-vous point ? ne plantez-vous point ? avez-vous une Epître de moi sur l’agriculture ? Bâtissez, monseigneur, plantez, et vous goûterez les joies du paradis. Mille tendres et profonds respects.
à M. du Duclos.
Ferney, 7 Octobre 1761 (1).
L’Académie me pardonnera sans doute l’embarras que je lui donne : vous voyez de quelle importance il est que nous ayons raison sur tout ce que nous disons du Cid et des Horaces, de Pompée, de Cinna et de Polyeucte. L’on peut impunément se tromper sur la Galerie du Palais et sur Agésilas ; mais je ne hasarderai rien sur les pièces que l’admiration publique a consacrées, sans avoir demandé plusieurs fois des instructions.
Je ne veux point rendre l’Académie responsable de mon commentaire ; je veux seulement profiter de ses lumières, qu’on sache que j’en ai profité, et que, sans ses bontés et ses soins, le commentaire serait bien moins utile.
Presque tout ce que j’ai envoyé n’est qu’un recueil de doutes. En voici encore de nouveaux sur Cinna. Je supplie l’Académie de les lire et de les résoudre.
Vous devez avoir entre les mains Cinna et Polyeucte. Vous me permettrez, quand vous m’aurez renvoyé le canevas du commentaire sur Polyeucte, marginé, de vous le renvoyer une seconde fois. Je compte embellir un peu cet ouvrage qui est sec par lui-même.
Je fais venir beaucoup de tragédies espagnoles, anglaises et italiennes, dont la comparaison avec celles de Corneille ne servira pas peu à faire voir la supériorité de la scène française sur celles des autres nations, supériorité dont nous avons l’obligation à ce grand homme, et qui a contribué principalement à faire de notre langue la langue universelle.
Les Cramer ne comptent donner une annonce que quand ils seront sûrs des graveurs et du temps auquel ils auront fini. Je tâcherai de rendre service, dans cette affaire, au libraire de l’Académie. Il n’y a, ce me semble, qu’une veuve qui paraisse ; mais n’y a-t-il pas un enfant de dix à douze ans ? La mère pourrait me l’envoyer, je le ferais travailler chez les Cramer ; il apprendrait son art, et ce voyage lui serait très utile. Si vous le protégez et si vous approuvez mon idée, il n’y a qu’à me l’envoyer.
Je compte sur vous plus que sur personne ; continuez-moi votre bonne volonté, et aidez-moi de vos avis.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Bret.
A Ferney, 10 Octobre 1761.
J’ai parlé aux frères Cramer, monsieur, plus d’une fois, en conformité de ce que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Ils me paraissent surchargés d’entreprises ; et je m’aperçois depuis longtemps que rien n’est si rare que de faire ce que l’on veut. Je suis très fâché que votre Bayle (1) ne soit pas encore imprimé. On craint peut-être que ce livre, autrefois si recherché, ne le soit moins aujourd’hui : ce qui paraissait hardi ne l’est plus. On avait crié, par exemple, contre l’article DAVID, et cet article est infiniment modéré en comparaison de ce qu’on vient d’écrire en Angleterre (2). Un ministre a prétendu prouver qu’il n’y a pas une seule action de David qui ne soit d’un scélérat digne du dernier supplice, qu’il n’a point fait les Psaumes, et que d’ailleurs ces odes hébraïques, qui ne respirent que le sang et le carnage, ne devraient faire naître que des sentiments d’horreur dans ceux qui croient y trouver de l’édification.
M. l’évêque Warburton nous a donné un livre (3) dans lequel il démontre que jamais les Juifs ne connurent l’immortalité de l’âme, et les peines et les récompenses après la mort, jusqu’au temps de leur esclavage dans la Chaldée. M. Hume (4) a été encore plus loin que Bayle et Warburton. Le Dictionnaire encyclopédique ne prend pas à la vérité de telles hardiesses, mais il traite toutes les matières que Bayle a traitées. J’ai peur que toutes ces raisons n’aient retenu nos libraires. Il en est de cette profession comme de celle de marchande de modes : le goût change pour les livres comme pour les coiffures.
Au reste, soyez persuadé qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous témoigner mon estime et l’envie extrême que j’ai de vous servir.
N.B. – Un gentilhomme de Rimini, dans les Etats du pape, a prononcé, devant l’Académie de Rimini, un discours éloquent en faveur de la comédie et des comédiens. Il est parlé, dans ce discours, d’un fameux acteur qui a une pension du pape d’aujourd’hui, pour lui et pour sa femme. Ayant perdu son épouse, il a été ordonné prêtre à Rome ; ce qu’on n’aurait jamais fait, s’il y avait la moindre tache d’ignominie répandue sur sa profession. On appelle, dans ce discours, la manière dont mademoiselle Lecouvreur a été traitée (5), une barbarie indigne des Français.
1 – Il ne parut pas (G.A.)
2 – David, ou l’Homme selon le cœur de Dieu, traduit par d’Holbach. (G.A.)
3 – La Divine légation de Moïse. (G.A.)
4 – Dans son Essai sur le suicide et l’immortalité de l’âme. (G.A.)
5 – Enterrée dans un chantier. (G.A.)
à M. de Chenevières.
Ferney, 10 Octobre (1).
Les ermites de Ferney présentent leurs hommages aux hôpitaux de Versailles. Nous n’avons jamais si bien mérité le nom d’ermites. J’ai cédé depuis deux mois les Délices à M le duc de Villars. J’ai eu quelque temps M. le comte de Lauraguais, et à présent je suis tout à Corneille. L’entreprise est délicate ; il s’agit d’avoir raison sur trente-deux pièces ; aussi je consulte l’Académie toutes les postes, et je soumets toujours mon opinion à la sienne. J’espère qu’avec cette précaution l’ouvrage sera utile aux Français et aux étrangers. Il faut se donner le plus d’occupation que l’on peut pour se rendre la vie supportable dans ce monde. Que deviendrait-on si on perd son temps à dire : Nous avons perdu Pondichéry, les billets royaux perdent soixante pour cent, les particuliers ne paient point, les jésuites font banqueroute ! Vous m’avouerez que ces discours seraient fort tristes. Je prends donc mon parti de planter, de bâtir, de commenter Corneille, et de tâcher de l’imiter de loin, le tout pour éviter l’oisiveté.
Vous souvenez-vous, mon cher ami, que j’eus, il y a quelques années, une petite discussion avec MM. les intendants des postes au sujet d’un assez gros paquet que vous m’aviez envoyé ? J’ai peur qu’ils ne m’aient joué à peu près cette année le même tour dont je me plaignis alors. Je vous envoyai deux paquets, il y a quelques mois, pour madame de Fontaine ; vous m’accusâtes la réception de l’un, vous ne m’avez jamais parlé de l’autre, et il est vraisemblable que madame de Fontaine n’a reçu aucun des deux. En tout cas, il n’y a pas grand mal ; car ce n’étaient que des rogatons.
Adieu ; nous vous embrassons. Si vous rencontrez quelques dévots dans votre chemin, dites-leur que j’ai achevé mon église, et que le pape m’a envoyé des reliques ; et si vous rencontrez des gens aimables, dites-leur que j’ai achevé mon théâtre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Ferney, 11 Octobre 1761.
Je reçois, madame, le portrait de madame de Pompadour. Il me manque des yeux pour le voir ; mais j’en trouve encore pour conduire ma plume et pour vous remercier. Je perds la vue, madame ; je ne vois pas ce que je vous écris. Songez que vous avez des yeux et un estomac. Conservez-les. Souvenez-vous de ma Génevoise qui a cent trois ans (1), et qui vient de se tirer d’une hydropisie. Imitez-la. Priez pour moi quelque saint, afin que je puisse venir vous faire ma cour et vous embrasser l’année prochaine. J’ai reçu le même jour des reliques de Rome pour une église que je fais bâtir, et le portrait de madame de Pompadour. Me voilà très bien pour ce monde-ci et pour l’autre.
Adieu, madame ; je vous suis attaché avec le plus tendre respect jusqu’au dernier moment.
1 – Madame Lullin. (G.A.)
à M. Damilaville.
Le 11 Octobre 1761.
Eh bien ! frère Thieriot m’a donc caché ma turpitude et celle de Jolyot de Crébillon ! Certes ce Crébillon n’est pas philosophe. Le pauvre vieux fou a cru que j’étais l’auteur du Droit du Seigneur, et, sur ce principe, il a voulu se venger de l’insolence d’Oreste, qui a osé marcher à côté d’Electre. Il a fait (1), avec le Droit du Seigneur, la même petite infamie qu’avec Mahomet. Il prétexta la religion pour empêcher que Mahomet fût joué, et aujourd’hui il prétexte les mœurs. Hélas ! le pauvre homme n’a jamais su ce que c’est que tout cela. Il faut, pour son seul châtiment, qu’on sache son procédé.
Le meilleur de l’affaire, c’est que, pouvant à toute force faire accroire qu’il y avait quelques libertés dans le second acte, il ne s’est jeté que sur le troisième et le quatrième qu’on regarde comme des modèles de décence et d’honnêteté, et où le marquis fait éclater la vertu la plus pure. Le mauvais procédé de ce poète, aussi méprisable dans sa conduite (2) que barbare dans ses ouvrages, ne peut faire que beaucoup de bien. Le public n’aime pas que la mauvaise humeur d’un examinateur de police le prive de son plaisir.
Qu’en pensent les frères ? Pour moi, je me console avec Pierre.
Le plat ouvrage que le Testament de Belle-Isle (3) !
On prétend qu’on aura bientôt une nouvelle édition des Car et des Ah ! ah ! En attendant on chante Moïse-Aaron (4).
1 – En qualité de censeur. (G.A.)
2 – Couvert de dettes, il fit déclarer que les productions de l’esprit n’étaient pas saisissables. (G.A.)
3 – Par Chevrier. (G.A.)
4 – Voyez, aux POÉSIES MÊLÉES. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
11 Octobre 1761.
Je m’arrache, pour vous écrire, à quelque chose (1) de bien singulier que je fais pour vous plaire.
O mes anges ! je réponds donc à votre lettre du 5 octobre.
‒ Que ne puis-je en même temps travailler et vous écrire !
‒ Allons vite !
D’abord vous saurez que je ne suis point le Bonneau du Bertin des parties casuelles ; que je n’ai nulle part à la tuméfaction du ventre de mademoiselle Hus (2) ; que je ne lui ai jamais rien fait ni rien fait faire, ni rôle ni enfant ; qu’Atide ne lui fut jamais destinée ; que je souhaite passionnément qu’Atide soit jouée par la fille à Dubois, laquelle Dubois a, dit-on, des talents. Ainsi ne me menacez point, et ne prêchez plus les saints.
Quant au Droit du Seigneur, je n’ai jamais pris Ximenès pour mon confident. Quiconque l’a instruit a mal fait ; mais Crébillon fait encore plus mal. Le pauvre vieux fou a encore les passions vives ; il est désespéré du succès d’Oreste, et on lui a fait accroire que son Electre est bonne. Il se venge comme un sot. S’il avait le nez fin, il verrait qu’il y aurait quelque prétexte dans le second acte ; mais il a choisi pour les objets de ses refus le troisième et le quatrième, qui sont pleins de la morale la plus sévère et la plus touchante. Voici mon avis que je soumets au vôtre.
Je n’avoue point le Droit du Seigneur ; mais il est bon qu’on sache que Crébillon l’a refusé, parce qu’il l’a cru de moi. Il renouvelle son indigne manœuvre de Mahomet, par laquelle il déplut beaucoup à madame de Pompadour. Il est sûr qu’il déplaira beaucoup plus au public, et qu’il fera grand bien à la pièce. C’est d’ailleurs vous insulter que de refuser, sous prétexte de mauvaises mœurs, un ouvrage auquel il croit que vous vous intéressez. Vous avez sans doute assez de crédit pour faire jouer malgré lui cette pièce.
Venons à l’Académie ; elle a beau dire, je ne peux aller contre mon cœur ; mon cœur me dit qu’il s’intéresse beaucoup à Cinna dans le premier acte, et qu’ensuite il s’indigne contre lui. Je trouve abominable et contradictoire que ce perfide dise :
Qu’une âme généreuse a de peine à faillir !
Acte III, sc. III.
Ah ! lâche ! si tu avais été généreux, aurais-tu parlé comme tu fais à Maxime, au second acte ?
L’Académie dit qu’on s’intéresse à Auguste, c’est-à-dire que l’intérêt change, et, sauf respect, c’est ce qui fait que la pièce est froide. Mais laissez-moi faire, je serai modeste, respectueux, et pas maladroit.
Tout viendra en son temps. Je ne suis pas pressé de programme ; j’accouche, j’accouche : tenez, voilà des Gouju (3).
Eh bien, rien de décidé sur l’amiral Berryer (4) ? et le roi d’Espagne épouse-t-il (5) ? traite-t-il (6) ?
M. le duc de Choiseul m’a envoyé des reliques de Rome. Si je ne réussis pas dans ce monde, mon affaire est sûre pour l’autre.
Je reçus le même jour les reliques et le portrait de madame de Pompadour, qui m’est venu par bricole.
Voilà bien des bénédictions ; mais j’aime mieux celles de mes anges.
Mademoiselle Corneille joue vendredi Isménie dans Mérope. N’est-ce pas une honte que nos histrions fassent jouer ce rôle par un homme, et qu’ils suppriment les chœurs dans Œdipe ? Les barbares !
1 – Olympie. (G.A.)
2 – Maîtresse de Bertin, trésorier des parties casuelles. (G.A.)
3 – Lettre de Charles Gouju, facétie. (G.A.)
4 – Ministre de la marine. (G.A.)
5 – Charles III, veuf depuis un an, ne se remaria pas. (G.A.)
6 – Le pacte de famille, signé le 15 Août à Paris et ratifié le 8 Septembre, était tenu secret. (G.A.)