CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 41

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental.

28 Septembre 1761.

 

O mes anges ! tout ce que j’ai prédit est arrivé. Au premier coup de fusil qui fut tiré, je dis : En voilà pour sept ans. Quand le petit Bussy alla à Londres (1), j’osai écrire à M. le duc de Choiseul qu’on se moquait du monde, et que toutes ces idées de paix ne serviraient qu’à amuser le peuple. J’ai prédit la perte de Pondichéry, et enfin j’ai prédit que le Droit du Seigneur de M. Picardet réussirait. Mes divins anges, c’est parce que je ne suis plus dans mon pays que je suis prophète. Je vous prédis encore que tout ira de travers, et nous serons dans la décadence encore quelques années, et décadence en tout genre ; et j’en suis bien fâché.

 

On m’envoie des Gouju (2) ; je vous en fais part.

 

Je crois avec vous qu’il y a des moines fanatiques, et même des théologiens imbéciles ; mais je maintiens que, dans le nombre prodigieux des théologiens fripons, il  n’y en a jamais eu un seul qui  ait demandé pardon à Dieu en mourant, à commencer par le pape Jean XII, et à finir par le jésuite Letellier et consorts. Il me paraît que Gouju écrit contre les théologiens fripons qui se confirment dans le crime en disant : La religion chrétienne est fausse ; donc il n’y a point de Dieu. Gouju rendrait service au genre humain, s’il confondait les coquins qui font ce mauvais raisonnement.

 

Mais vraiment oui,

 

 

Dieu, qui savez punir, qu’Atide me haïsse !

 

Zulime. Var.

 

 

est une assez jolie prière à Jésus-Christ ; mais je ne me souviens plus des vers qui précèdent ; je les chercherai quand je retournerai aux Délices.

 

Je travaille sur Pierre, je commente, je suis lourd. C’est une terrible entreprise de commenter trente-deux pièces, dont vingt-deux ne sont pas supportables, et ne méritent pas d’être lues.

 

Les estampes étaient commencées. Les Cramer les veulent. Je ne me mêlerai que de commenter, et d’avoir raison si je peux. Dieu me garde seulement de permettre qu’ils donnent une annonce avant qu’on puisse imprimer ! je veux qu’on ne promette rien au public, et qu’on lui donne beaucoup à la fois. Mes anges, j’ai le cœur serré du triste état où je vois la France ; je ne ferai jamais de tragédie si plate que notre situation : je me console comme je peux. Qu’importe un Picardet ou Rigardet ? il faut que je rie, pour me distraire du chagrin que me donnent les sottises de ma patrie. Je vous aime, mes divins anges ; et c’est là ma plus chère consolation. Je baise le bout de vos ailes.

 

 

N.B.  – Qu’importe que M. le duc de Choiseul ait la marine ou la politique ? Melin de Saint-Gelais, auteur du Droit du Seigneur, ne peut-il pas dédier sa pièce à qui il veut ?

 

 

1 – Le 23 mai, pour négocier. (G.A.)

 

2 – Lettre de Charles Gouju. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

Au château de Ferney, 30 Septembre.

 

          Vous écrivez de votre main, madame, et je ne puis en faire autant. Comment n’avez-vous pas un petit secrétaire, pas plus gros que rien, qui vous amuserait, et qui me donnerait souvent de vos nouvelles ? Il ne faut se refuser aucune des petites consolations qui peuvent rendre la vie plus douce à notre âge.

 

          Vous ne me mandez point si vous aviez votre amie (1) avec vous. Elle aura dû être bien effrayée du sacrement dont vous me parlez. Je vous crois de la pâte du cardinal de Fleury, et de celle de Fontenelle. Nous avons à Genève une femme de cent trois ans (2), qui est de la meilleure compagnie du monde, et le conseil de toute sa famille. Voilà de jolis exemples à suivre. Je vous y exhorte avec le plus grand empressement.

 

          Je vous remercie de tout mon cœur, madame, du portrait de madame de Pompadour, que vous voulez bien m’envoyer. Je lui ai les plus grandes obligations depuis quelque temps ; elle a fait des choses charmantes pour mademoiselle Corneille.

 

          Je ne suis point actuellement aux Délices. Figurez-vous que M. le duc de Villars occupe cette petite maisonnette avec tout son train. Je la lui ai prêtée pour être plus à portée du docteur Tronchin, qui donne une santé vigoureuse à tout le monde, excepté à moi.

 

          M. le duc de Bouillon ne vous écrit-il pas quelquefois ? Il a fait des vers pour moi, mais je le lui ai bien rendu.

 

          Recevez-vous des nouvelles de M. le prince de Beaufremont ? Je voudrai bien le rencontrer quelquefois chez vous. Il me paraît d’une singularité beaucoup plus aimable que celle de M. son père. Mais, madame, avec une détestable santé, et plus d’affaires qu’un commis de ministre, il faut que je renonce pour deux ans au moins à vous faire ma cour. Et si je ne vous vois pas dans trois ans, ce sera dans quatre ; je ne veux pour rien au monde renoncer à cette espérance. J’ai actuellement chez moi le plus grand chimiste de France, qui sans doute me rajeunira ; c’est M. le comte de Lauraguais : c’est un jeune homme qui a tous les talents et toutes les singularités possibles avec plus d’esprit et de connaissances qu’aucun homme de sa sorte. Adieu, madame ; plus je vois de gens aimables, plus je vous regrette. Mille tendres respects.

 

 

1 – Madame de Brumath. (G.A.)

 

2 – Madame Lullin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Vernes

A Ferney, 1er Octobre 1761.

 

          J’ai été malade et, de plus, très occupé, mon cher prêtre. Pardon si je vous réponds si tard sur le manuscrit indien. Ce sera le seul trésor qui nous restera de notre compagnie des Indes.

 

M. de La Persilière n’a aucune part à cet ouvrage : il a été réellement traduit à Bénarès par un brame correspondant de notre pauvre compagnie, et qui entend assez bien le français.

 

M. de Maudave, commandant pour le roi sur la côte de Coromandel, qui vint me voir il y a quelques années, me fit présent de ce manuscrit. Il est assurément très authentique, et doit avoir été fait longtemps avant l’expédition d’Alexandre ; car aucun nom de fleuve, de montagne, ni de ville, ne ressemble aux noms grecs que les compagnons d’Alexandre donnèrent à ces pays. Il faut un commentaire perpétuel pour savoir où l’on est, et à qui l’on a affaire.

 

Le manuscrit est intitulé Ezour-Veidam, c’est-à-dire Commentaire du Veidam. Il est d’autant plus ancien, qu’on y combat les commencements de l’idolâtrie. Je le crois de plusieurs siècles antérieurs à Pythagore. Je l’ai envoyé à la Bibliothèque du roi, et on l’y garde comme le monument le plus précieux qu’elle possède. J’en ai une copie très informe, faite à la hâte ; elle est aux Délices ; et vous savez peut-être que j’ai prêté les Délices à M. le duc de Villars.

 

Vous serez bien étonné de trouver dans ce manuscrit quelques-unes de vos opinions ; mais vous verriez que les anciens brachmanes, qui pensaient comme vous et vos amis, avaient plus de courage que vous.

 

Il est bien ridicule que vous ne puissiez consacrer mon église, et peut-être plus ridicule encore que je ne puisse la consacrer moi-même.

 

Je vous embrasse au nom de Dieu seul.

 

On m’écrit qu’on a enfin brûlé trois jésuites (1) à Lisbonne. Ce sont là des nouvelles bien consolantes ; mais c’est un janséniste qui les mande.

 

 

1 – On n’avait brûlé que Malagrida. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Duclos.

1er Octobre (1).

 

          Je vous réitère, monsieur, mes remerciements aussi bien qu’à l’Académie, et je la conjure de ne se point lasser de m’honorer de ses avis. C’est un fardeau désagréable peut-être de relire deux fois la même chose ; mais c’est, je crois, le seul moyen de rendre le Commentaire sur Corneille digne de l’Académie, qui veut bien encourager cet ouvrage. Il ne s’agit d’ailleurs que de relire les endroits sur lesquels l’Académie a bien voulu faire des remarques, et de voir si je me suis conformé à ses idées.

 

          J’ai donc l’honneur de vous renvoyer le commentaire sur Pompée, corrigé et augmenté, avec les observations de l’Académie en marge, et des N.B. à tous les endroits nouveaux ; ce sera l’affaire d’une séance.

 

          Vous avez dû recevoir le commentaire sur Cinna, revu et corrigé, avec l’esquisse du commentaire sur Polyeucte. Il n’y en aura aucun que je ne corrige d’après les observations que l’Académie voudra bien faire. Dès que vous aurez eu la bonté de me renvoyer Cinna, Pompée et Polyeucte, vous aurez incontinent les pièces suivantes. Je suis bien malade ; mais je ne ménagerai ni mon temps ni mes peines.

 

Je vous prie de présenter mes respects à la compagnie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

3 Octobre 1761.

 

          Permettez-moi, mes anges, de vous demander si vous avez donné Polyeucte à M. Duclos. J’ai renvoyé deux fois Cinna et Pompée. L’Académie met ses observations en marge. Je rectifie en conséquence, ou je dispute ; et chaque pièce sera examinée deux fois avant de commencer l’édition. C’est le seul moyen de faire un ouvrage utile. Ce sera une grammaire et un poétique au bas des pages de Corneille ; mais il faut que l’Académie m’aide, et qu’elle prenne la chose à cœur. Je fatigue peut-être sa bonté ; mais n’est-ce pas un amusement pour elle de juger Corneille de petits commissaires (1) sur mon rapport ? Si vous voyez quelque académicien, mettez-lui le cœur au ventre. Je serai quitte de la grosse besogne avant qu’il soit un mois.

 

          J’appelle grosse besogne le fond de mes observations ; ensuite il faudra non seulement être poli ; mais polir son style, et tâcher de répandre quelques poignées de fleurs sur la sécheresse du commentaire.

 

          M. de Lauraguais, qui est ici, me paraît un grand serviteur des Grecs ; il veut surtout de l’action, de l’appareil. Vous voyez qu’il court après son argent, et qu’il ne veut pas avoir agrandi le théâtre pour qu’il ne s’y fasse rien. Il dit qu’à présent Sémiramis et Mahomet font un effet prodigieux. Dieu soit loué ! On se défera enfin des conversations d’amour, des petites déclarations d’amour ; les passions seront tragiques, et auront des effets terribles ; mais tout dépend d’un acteur et d’une actrice. C’est là le grand mal ; cet art est trop avili.

 

          Peut-on ne pas avoir en horreur le fanatisme insolent qui attache de l’infamie au cinquième acte de Rodogune ? Ah, barbares ! ah, chiens de chrétiens (chiens de chrétiens veut dire chiens qui faites les chrétiens) ! que je vous déteste ! que mon mépris et ma haine pour vous augmentent continuellement !

 

          Madame de Sauvigni dit que Clairon viendra me voir ; qu’elle y vienne, mon théâtre est fait ; il est très beau, et il n’y en a point de plus commode. Nous commençons par l’Ecossaise ; nous attendons qu’on joue à Paris le Droit du Seigneur pour nous en emparer.

 

          Je suis bien vieux ; pourrai-je faire encore une tragédie ? qu’en pensez-vous ? Pour moi, je tremble. Vous m’avez furieusement remis au tripot, ayez pitié de moi.

 

 

1 – Jugez, travailler de petits commissaires, se disait lorsque c’était chez le président que les conseillers jugeaient, travaillaient. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Abeille.

A Ferney, 7 Octobre 1761.

 

 

          Ne jugez pas, monsieur, de ma reconnaissance par le délai de mes remerciements. Des spectacles qu’il a fallu donner chez moi, par complaisance autant que par goût, m’ont, pendant quelque temps, détourné de l’agriculture ;

 

 

Posthabui tamen illorum mea seria ludo.

 

VIRG. Eglog. VII.

 

 

          Je profite des premiers moments d’un loisir nécessaire à mon âge et à ma mauvaise santé, pour vous dire que je n’ai pas seulement lu avec plaisir, mais avec fruit, le livre dont vous avez bien voulu m’honorer. Ce sera à vous, monsieur, que je devrai des prés artificiels. Je les fais tous labourer et fumer. Je sème du trèfle dans les uns, et du fromentel dans les autres. Tout vieux que je suis, je me regarde comme votre disciple. On défriche, dit-on, une partie des landes de Bordeaux, et on doute du succès. Je ne doute pas des vôtres en Bretagne. Les états se signalent par des encouragements plus utiles que des batailles. Vous partagez cette gloire. Soyez persuadé, monsieur, de la reconnaissance respectueuse avec laquelle j’ai bien sincèrement l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1761 - 41

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