CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 40

Publié le par loveVoltaire

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

A Ferney, 19 Septembre 1761.

 

Je vous demande en grâce, monsieur, de vouloir bien engager nos confrères à daigner lire les corrections, les explications, les nouveaux doutes que vous trouverez dans le commentaire de Cinna. Vous vous intéressez à cet ouvrage : je sais combien il est important que je ne hasarde rien sans vos avis. M. le duc de Villars est chez moi. Je ne connais personne qui ait fait une étude plus réfléchie du théâtre que lui. Il sent, comme moi, combien ces remords sont peu naturels, et par conséquent peu touchants, après que Cinna s’est affermi dans son crime, et dans une fourberie aussi réfléchie que lâche, qui exclut tout remords. Il est persuadé, avec moi, que ces remords auraient produit un effet admirable, s’il les avait eus quand il doit les avoir, quand Auguste lui dit qu’il partagera l’empire avec lui, et qu’il lui donne Emilie. Ah ! si dans ce moment-là même Cinna avait paru troublé devant Auguste ; si Auguste ensuite, se souvenant de cet embarras, en eût tiré un des indices de la conspiration, que de beautés vraies, que de belles situations un sentiment si naturel eût fait naître !

 

Nous devons de l’encens à Corneille, et assurément je lui en donne ; mais nous devons au public des vérités et des instructions. Je vous demande en grâce de m’aider ; le fardeau est immense, je ne peux le porter sans secours. Je vous importune beaucoup ; je vous importunerai encore davantage. Je vous demande la plus grande patience et les plus grandes bontés. L’Europe attend cet ouvrage. On souscrit en Allemagne et en Angleterre ; l’impératrice de Russie pour deux cents exemplaires, comme le roi. Je vous conjure de me mettre en état de répondre à des empressements si honorables. Présentez à l’Académie mes respects, ma reconnaissance, et ma soumission, et renvoyez-moi ce manuscrit ; c’est la seule pièce que j’aie.

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

Ferney, 19 Septembre 1761.

 

 

          Monsieur, les mânes de Corneille, sa petite-fille, et moi, nous vous présentons les mêmes remerciements, et nous nous mettons tous aux pieds de votre auguste impératrice. Voici les derniers temps de ma vie consacrés à deux Pierre qui ont tous deux le nom de Grand. J’avoue qu’il y en a un bien préférable à l’autre. Cinq ou six pièces de théâtre, remplies de beautés avec des défauts, n’approchent certainement pas de mille lieues de pays policées, éclairées, et enrichies.

 

          Je suis très obligé à votre excellence de m’avoir épargné des batailles avec des Allemands (1). J’emploierai à servir sous vos étendards le temps que j’aurais perdu dans une guerre particulière. Vous pouvez compter que je mettrai toute l’attention dont je suis capable dans l’emploi des matériaux que vous m’avez envoyés, et que les deux volumes seront absolument conformes à vos intentions. Plus je vois aujourd’hui de campagnes dévastées, de pays dépeuplés, et de citoyens rendus malheureux par une guerre qu’on pouvait éviter, plus j’admire un homme qui, au milieu de la guerre même, a été fondateur et législateur, et qui a fait la plus honorable et la plus utile paix. Si Corneille vivait, il aurait mieux célébré que moi Pierre-le-Grand, il eût plus fait admirer ses vertus, mais il ne les aurait pas senties davantage. Je suis plus que jamais convaincu que toutes les petites faiblesses de l’humanité, et les défauts qui sont le fruit nécessaire du temps où l’on est né, et de l’éducation qu’on a reçue, doivent être éclipsés et anéantis devant les grandes vertus que Pierre-le-Grand ne devait qu’à lui-même, et devant les travaux héroïques que ses vertus ont opérés. On ne demande point, en voyant un tableau de Raphaël ou une statue de Phidias, si Phidias et Raphaël ont eu des faiblesses ; on admire leurs ouvrages, et on s’en tient là. Il doit en être ainsi des belles actions des héros.

 

          Je ne m’occupe du Commentaire sur Corneille avec plaisir que dans l’espérance qu’il rendra la langue française plus commune en Europe, et que la Vie de Pierre-le-Grand trouvera plus de lecteurs. Mon espérance est fondée sur l’attention scrupuleuse avec laquelle l’Académie française revoit mon ouvrage. C’est un moyen sûr de fixer la langue, et d’éclaircir tous les doutes des étrangers. On parlera le français plus facilement, grâce aux soins de l’Académie ; et la langue dans laquelle Pierre le Grand sera célébré comme il le mérite en sera plus agréable à toutes les nations. Je me hâte de dépêcher le Cid et Cinna, afin d’être tout entier à Pultava et à Pétersbourg. Je ne demande que trois mois pour achever le Corneille, après quoi tout le reste de ma vie est à Pierre-le-Grand et à vous.

 

 

1 – Voyez la lettre du 11 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Pernetti.

A Ferney, 21 Septembre 1761.

 

 

          Vous devriez, mon cher abbé, venir avec le sculpteur, et bénir mon église. Je serais charmé de servir votre messe, quoique je ne puisse plus dire : Qui lœtificat juventutem meam.

 

          Je doute qu’il y ait  un programme pour l’édition de Corneille. Cet étalage est peut-être inutile, puisque on ne reçoit point d’argent, et qu’on ne fait point de conditions. Les frères Cramer donneront pour deux louis d’or douze, treize, ou quatorze volumes in-8, avec des estampes. Ceux qui voudront retenir des exemplaires, et avoir pour deux louis un ouvrage qui devrait en coûter quatre, n’ont qu’à retenir chez les Cramer les exemplaires qu’ils voudront avoir, ou chez les libraires correspondants des Cramer, ou s’adresser à mes amis, qui m’enverront leurs noms ; et tout sera dit. Tout n’est pas dit pour vous, mon cher confrère ; car j’ai toujours à vous répéter que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

Ferney, 21 Septembre (1).

 

J’ai l’honneur d’envoyer à mademoiselle Clairon un petit avant-goût du commentaire que je fais sur les pièces du grand Corneille. La note ci-jointe est sur les dernières lignes de la préface de Théodore. Elle passera, s’il lui plaît, les citations latines du confesseur du pape Clément XII. Je crois qu’elle pourrait lire cette note à l’assemblée, qu’on pourrait même la déposer dans les archives, et en donner une copie à messieurs les premiers gentilshommes de la chambre. Je crois qu’il serait très aisé d’obtenir de sa majesté une déclaration qui confirmerait celle de 1641, et qui maintiendrait ses comédiens dans la jouissance entière de tous les droits qui appartiennent à des citoyens. Ce mot entière dirait tout sans entrer dans aucun détail, et on en ferait usage dans l’occasion.

 

J’ai reçu une lettre de M. Huerne. Je supplie mademoiselle Clairon de vouloir bien lui envoyer ma réponse (2), après l’avoir lue et cachetée. Elle pardonnera, s’il lui plaît, le peu de cérémonie de ce petit billet, attendu que le pauvre diable qui lui écrit n’est point du tout à son aise.

 

 

1 – C’est à tort que les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et A. François, l’ont classée à l’année 1763 ; elle est de 1761. (G.A.)

 

2 – On n’a pas cette réponse. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville.

A Ferney, 23 Septembre 1761.

 

Mon ancien camarade, mon cher ami, nous recevrons toujours à bras ouverts quiconque viendra de votre part. Il est vrai que nous aimerions bien mieux vous voir que vos ambassadeurs ; mais ma faible santé me retient dans la retraite que j’ai choisie. Je viens de bâtir une église où j’aurai le ridicule de me faire enterrer ; mais j’aime bien mieux le monument que j’érige à Corneille, votre compatriote. Je suis bien aise que l’indifférent Fontenelle m’ait laissé le soin de Pierre et de sa nièce ; l’un et l’autre amusent beaucoup ma vieillesse. Je vous exhorte à lire Pertharite avec attention. Lisez du moins le second acte et quelque chose du troisième. Vous serez tout étonné de trouver le germe entier de la tragédie d’Andromaque, les mêmes sentiments, les mêmes situations, les mêmes discours. Vous verrez un Grimoald jouer le rôle de Pyrrhus, avec une Rodelinde dont il a vaincu le mari qu’on croit mort. Il quitte son Eduige pour Rodelinde, comme Pyrrhus abandonne son Hermione pour Andromaque. Il menace de tuer le fils de sa Rodelinde, comme Pyrrhus menace Astyanax. Il est violent, et Pyrrhus aussi. Il passe de Rodelinde à Eduige, comme Pyrrhus d’Andromaque à Hermione. Il promet de rendre le trône au petit Rodelinde : Pyrrhus en fait autant, pourvu qu’il soit aimé. Rodelinde dit à Grimoald :

 

 

 

N’imprime point de tache à tant de renommée, etc.

 

Act. II, sc. V.

 

 

Andromaque dit à Pyrrhus :

 

 

Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse,

Et qu’un dessein si beau, si grand, si généreux,

Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?

 

Act. I, sc. IV.

 

 

Ce n’est pas tout ; Eduige a son Oreste. Enfin Racine a tiré tout son or du fumier de Pertharite, et personne ne s’en était douté, pas même Bernard de Fontenelle, qui aurait été bien charmé de donner quelques légers coups de patte à Racine.

 

Vous voyez, mon cher ami, qu’il y a des choses curieuses jusque dans la garde-robe de Pierre. La comparaison que je pourrai faire de lui et des Anglais ou des Espagnols, qui auront traité les mêmes sujets, sera peut-être agréable. A l’égard des bonnes pièces, je ne fais aucune remarque sur laquelle je ne consulte l’Académie. Je lui ai envoyé toutes mes notes sur le Cid, les Horaces, Pompée, Polyeucte, Cinna, etc. Ainsi mon commentaire pourra être à la fois un art poétique et une grammaire.

 

Il n’est question que du théâtre. Je laisse là l’Imitation de Jésus-Christ (1), et je m’en tiens à l’imitation de Sophocle. Vous me ferez pourtant plaisir de m’envoyer la description du presbytère d’Enouville. Je ne crois pas que je chante jamais les presbytères de mes curés ; je leur conseille de s’adresser à leurs grenouilles ; mais je pourrais bien chanter une jolie église que je viens de bâtir, et un théâtre que j’achève Je vous prie, mon cher ami, si vous m’envoyez ce presbytère, de me l’adresser à Versailles, chez M. de Chenevières, premier commis de la guerre, qui me le fera tenir avec sûreté.

 

On va reprendre encore Oreste à la Comédie Française. Il est vrai que j’ai bien fortifié cette pièce, et qu’elle en avait besoin. Mais enfin j’aime à voir la nation redemander une tragédie grecque, sans amour, dans laquelle il n’y a point de partie carrée ni de roman.

 

Adieu ; je vous embrasse. Pourriez-vous me dire quel est un monsieur P.T.N.G. à qui Corneille dédie sa Médée ?

 

 

1 – Mise en vers français par Corneille. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

25 Septembre 1761.

 

Monsieur, j’ai reçu, par M. de Soltikof, les manuscrits que votre excellence a bien voulu m’envoyer ; et les sieurs Cramer, libraires de Genève, qui vont imprimer les Œuvres et les Commentaires de Pierre Corneille, ont reçu la souscription dont sa majesté impériale daigne honorer cette entreprise. Ainsi chacun a reçu ce qui est à son usage : moi, des instructions, et les libraires des secours.

 

Je vous remercie, monsieur, des uns et des autres, et je reconnais votre cœur bienfaisant et votre esprit éclairé dans ces deux genres de bienfaits.

 

J’ai déjà eu l’honneur de vous écrire par la voie de Strasbourg, et j’adresse cette lettre par M. de Soltikof, qui ne manquera pas de vous la faire rendre. Ce sera, monsieur, une chose éternellement honorable pour la mémoire de Pierre Corneille et pour son héritière, que votre auguste impératrice ait protégé cette édition autant que le roi de France. Cette magnificence, égale des deux côtés, sera une raison de plus pour nous faire tous compatriotes. Pour moi, je me crois de votre pays, depuis que votre excellence veut bien entretenir avec moi un commerce de lettres. Vous savez que je me partage entre les deux Pierre qui ont tous deux le nom de Grand ; et si je donne à présent la préférence au Cid et à Cinna, je reviendrai bientôt à celui qui fonda les beaux-arts dans votre patrie.

 

J’avoue que les vers de Corneille sont un peu plus sonores que la prose de votre Allemand (1), dont vous voulez bien me faire part ; peut-être même est-il plus doux de relire le rôle de Cornélie que d’examiner avec votre profond savant si Jean Gutmanstehs était médecin ou apothicaire, si son confrère Van Gad était effectivement Hollandais, comme ce mot van le fait présumer, ou s’il était né près de la Hollande. Je m’en rapporte à l’érudition du critique, et je le supplierai en temps et lieu de vouloir bien éclaircir à fond si c’était un crapaud ou une écrevisse qu’on trouva suspendu au plafond de la chambre de ce médecin, quand les strélitz l’assassinèrent.

 

Je ne doute pas que l’auteur de ces remarques intéressantes, et qui sont absolument nécessaires pour l’Histoire de Pierre-le-Grand, ne soit lui-même un historien très agréable, car voilà précisément les détails dans lesquels entrait Quinte-Curce quand il écrivait l’Histoire d’Alexandre. Je soupçonne ce savant Allemand d’avoir été élevé par le chapelain Nord-berg, qui a écrit l’Histoire de Charles XII, dans le goût de Tacite, et qui apprend à la dernière postérité qu’il y avait des bancs couverts de drap bleu au couronnement de Charles XII. La vérité est si belle, et les hommes d’Etat s’occupent si profondément de ces connaissances utiles, qu’il n’en faut épargner aucune au lecteur. A parler sérieusement, monsieur, j’attends de vous de véritables mémoires sur lesquels je puisse travailler. Je ne me consolerai point de n’avoir pas fait le voyage de Pétersbourg il y a quelques années. J’aurais plus appris de vous, dans quelques heures de conversation, que tous les compilateurs ne m’en apprendront jamais. Je prévois que je ne laisserai pas d’être un peu embarrassé. Les rédacteurs des mémoires qu’on m’a envoyés se contredisent plus d’une fois, et il est aussi difficile de les concilier que d’accorder des théologiens. Je ne sais si vous pensez comme moi ; mais je m’imagine que le mieux sera d’éviter, autant qu’il sera possible, la discussion ennuyeuse de toutes les petites circonstances qui entrent dans les grands événements, surtout quand ces circonstances ne sont pas essentielles. Il me paraît que les Romains ne se sont pas souciés de faire aux Scaliger et aux Saumaise le plaisir de leur dire combien de centurions furent blessés aux batailles de Pharsale et de Philippes.

 

Notre boussole sur cette mer que vous me faites courir est, si je ne me trompe, la gloire de Pierre-le-Grand. Nous lui dressons une statue ; mais cette statue ferait-elle un bel effet si elle portait dans une main une dissertation sur les annales de Novogorod, et dans l’autre un commentaire sur les habitants de Crasnoyark. Il en est de l’histoire comme des affaires, il faut sacrifier le petit au grand. J’attends tout, monsieur, de vos lumières et de votre bonté ; vous m’avez engagé dans une grande passion et vous ne vous en tiendrez pas à m’inspirer des désirs. Songez combien je suis fâché de ne pouvoir vous faire ma cour, et que je ne puis être consolé que par vos lettres et par vos ordres.

 

 

1 – Muller. Voyez la lettre du 11 juin. (G.A.)

 

 

1761 - 40

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