CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

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à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 15 Janvier 1761.

 

 

         Je commence d’abord par vous excepter, madame ; mais si je m’adressais à toutes les autres dames de Paris, je leur dirais : C’est bien à vous, dans votre heureuse oisiveté, à prétendre que vous n’avez pas un moment de libre ! Il vous appartient bien de parler ainsi à un pauvre homme qui a cent ouvriers et cent bœufs à conduire, occupé du devoir de tourner en ridicule les jésuites et les jansénistes, frappant à droite et à gauche sur saint Ignace et sur Calvin, faisant des tragédies bonnes ou mauvaises, débrouillant le chaos des archives de Pétersbourg, soutenant des procès, accablé d’une correspondance qui s’étend de Pondichéry jusqu’à Rome ! voilà ce qui s’appelle n’avoir pas un moment de libre. Cependant, madame, j’ai toujours le temps de vous écrire, et c’est le temps le plus agréablement employé de ma vie, après celui de lire vos lettres.

 

         Vous méprisez trop Ezéchiel, madame ; la manière légère dont vous parlez de ce grand homme tient trop de la frivolité de votre pays. Je vous passe de ne point déjeuner comme lui : il n’y a jamais eu que Paparel (1) à qui cet honneur ait été réservé ; mais sachez qu’Ezéchiel fut plus considéré de son temps qu’Arnauld et Quesnel du leur. Sachez qu’il fut le premier qui osa donner un démenti à Moïse, qu’il s’avisa d’assurer que Dieu ne punissait pas les enfants des iniquités de leurs pères, et que cela fit un schisme dans la nation. Eh ! n’est-ce rien, s’il vous plaît, après avoir mangé de la merde, que de promettre aux Juifs, de la part de Dieu, qu’ils mangeront de la chair d’homme tout leur soûl ?

 

         Vous ne vous souciez donc pas, madame, de connaître les mœurs des nations ? Pour peu que vous eussiez de curiosité, je vous prouverais qu’il n’y a point eu de peuples qui n’aient mangé communément de petits garçons et de petites filles ; et vous m’avouerez même que ce n’est pas un si grand mal d’en manger deux ou trois que d’en égorger des milliers, comme nous faisons poliment en Allemagne.

 

         M. de Trudaine (2) ne sait ce qu’il dit, madame, quand il prétend que je me porte bien ; mais c’est, en vérité, la seule chose dans laquelle il se trompe : je n’ai jamais connu d’esprit plus juste et plus aimable. Je suis enchanté qu’il soit de votre cour, et je voudrais qu’on ne vous enlevât que pour le faire mon intendant ; car j’ai grand besoin d’un intendant qui m’aime.

 

         J’aime passionnément à être le maître chez moi ; les intendants veulent être les maîtres partout, et ce combat d’opinions ne laisse pas d’être quelquefois embarrassant.

 

         Je ne suis point du tout de l’avis de

 

 

Ce bon régent qui gâta tout en France.

 

Epître sur la calomnie.

 

 

Il prétendait, dites-vous, qu’il n’y avait que des sots ou des fripons. Le nombre en est grand, et je crois qu’au Palais-Royal la chose était ainsi ; mais je vous nommerai, quand vous voudrez vingt belles âmes qui ne sont ni sottes ni coquines, à commencer par vous madame, et par M. le président Hénault. Je tiens de plus nos philosophes très gens de bien ; je crois les Diderot, les d’Alembert, aussi vertueux qu’éclairés. Cette idée fait un contre-poids dans mon esprit à toutes les horreurs de ce monde.

 

         Vraiment, madame, ce serait un beau jour pour moi que le petit souper dont vous me parlez, avec M. le maréchal de Richelieu et M. le président Hénault ; mais, en attendant le souper, je vous assure, sans vanité, que je vous ferais des contes que vous prendriez pour des Mille et une Nuits, et qui pourtant sont très véritables.

 

         Oui, madame, j’aurais du plaisir, et le plus grand plaisir du monde, à vous parler, et surtout à vous entendre. Cela serait plaisant de nous voir arriver à Saint-Joseph avec madame Denis et cette demoiselle Corneille, qui sera, je vous jure, le contre-pied du pédantisme ; mais je vous avertis que je ne pourrais jamais passer à Paris que les mois de janvier et de février.

 

         Vous ne savez pas, madame, ce que c’est que le plaisir de gouverner des terres un peu étendues : vous ne connaissez pas la vie libre et patriarcale ; c’est une espèce d’existence nouvelle. D’ailleurs je suis si insolent dans ma manière de penser, j’ai quelquefois des expressions si téméraire, je hais si fort les pédants, j’ai tant d’horreur pour les hypocrites, je me mets si fort en colère contre les fanatiques, que je ne pourrais jamais tenir à Paris plus de deux mois.

 

         Vous me parlez, madame, de ma paix particulière (3) : mais vraiment je la tiens toute faite ; je crois même avoir du crédit, si vous me fâchez  mais je suis discret, et je mets une partie du souverain bien à ne demander rien à personne, à n’avoir besoin de personne, à ne courtiser personne. Il y a des vieillards doucereux, circonspects, pleins de ménagements comme s’ils avaient leur fortune à faire. Fontenelle, par exemple, n’aurait pas dit son avis, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, sur les feuilles de Fréron. Ceux qui voudront de ces vieillards-là peuvent s’adresser à d’autres qu’à moi.

 

         Eh bien ! madame, ai-je répondu à tous les articles de votre lettre ? suis-je un homme qui ne lise pas ce qu’on lui écrit ? suis-je un homme qui écrive à contre-cœur ? et aurez-vous d’autres reproches à me faire, que celui de vous ennuyer par mon énorme bavarderie ?

 

         Quand vous voudrez, je vous enverrai un chant (4) de la Pucelle, qu’on a retrouvé dans la bibliothèque d’un savant. Ce chant n’est pas fait, je l’avoue, pour être lu à la cour par l’abbé Grizel, mais il pourrait édifier des personnes tolérantes.

 

         A propos, madame, si vous vous imaginez que la Pucelle soit une pure plaisanterie, vous avez raison. C’est trop de vingt chants : mais il y a continuellement du merveilleux, de la poésie, de l’intérêt, de la naïveté surtout. Vingt chants ne suffisent pas. L’Arioste, qui en a quarante-huit, est mon dieu. Tous les poèmes m’ennuient hors le sien. Je ne l’aimais pas assez dans ma jeunesse ; je ne savais pas assez l’italien. Le Pentateuque et l’Arioste font aujourd’hui le charme de ma vie. Mais, madame, si jamais je fais un tour à Paris, je vous préfèrerai au Pentateuque.

 

         Adieu, madame ; il faut jouer avec la vie jusqu’au dernier moment, et jusqu’au dernier moment je vous serai attaché avec le respect le plus tendre.

 

 

1 – Chanoine de Vincennes. (G.A.)

 

2 – Intendant des finances. (G.A.)

 

3 – Avec la cour de Versailles. (G.A.)

 

4 – Le chant XVIII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

15 Janvier 1761.

 

 

         Reçu une feuille du Censeur hebdomadaire (1) et l’Histoire de la Nièce d’Eschyle (2). Je voudrais voir de quel poison se sert l’ami Frelon pour noircir le zèle, l’Ode et les soins de M. Le Brun. Comment sait-il que l’Ecluse est venu dans notre maison ? et que peut-il dire de ce L’Ecluse ? Il finira par s’attirer de méchantes affaires. Vous ne pouvez avoir encore le chant de la Capilotade. Il faut bien constater l’aventure de Grizel avant de le fourrer là.

 

         J’ai voulu avoir le Recueil (2) H, parce que j’avais les précédents : voilà comme on s’enferre souvent.

 

         Il n’y a pas moyen de vous faire tenir encore l’Epître à mademoiselle Clairon. Il faut attendre qu’elle se porte bien, qu’elle rejoue Tancrède, et que certaines gens approuvent les petites hardiesses de cette Epître. Je suis convaincu que l’acharnement de Fréron contre un homme du mérite de M. Diderot fera grand bien au Père de Famille.

 

         Vous demandez des détails sur mon triomphe de gente jesuitica : ce triomphe n’est qu’une ovation ; nul péril, nul sang répandu. Les jésuites s’étaient emparés du bien de MM. de Crassy, parce qu’ils croyaient ces gentilshommes trop pauvres pour rentrer dans leurs domaines. Je leur ai prêté de l’argent sans intérêt pour y rentrer ; les jésuites se sont soumis ; l’affaire est faite. S’il y a quelque discussion, on fera un petit factum bien propre que vous lirez avec édification. Voilà, mon ancien ami, tout ce que je peux vous mander pour le présent. Interim, vale.

 

 

 

1 – Journal dont Chaumeix était un des rédacteurs. (G.A.)

 

2 – La Petite nièce d’Eschyle, histoire athénienne, traduite d’un manuscrit grec. Cette brochure, faite à propos de l’adoption de Marie Corneille par Voltaire, est attribuée à Neufville-Montador. (G.A.)

 

3 – Tome huitième du recueil A, B, C, D, édité par Perau, Mercier de Saint-Léger, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

16 Janvier 1761.

 

 

         Mille tendres remerciements à M. Damilaville pour toutes ses bontés. Voici une petite lettre que je le prie, lui ou M. Thieriot, de vouloir bien faire parvenir à M. du Molard, par cette petite poste si utile au public, et que l’ancien ministère avait rebutée pendant cinquante ans.

 

         Ce M. du Molard est un homme que je dois beaucoup aimer ; car c’est lui en partie qui nous a procuré mademoiselle Corneille. M. Damilaville et M. Thieriot peuvent lire ma lettre à M. du Molard, et le petit billet de mademoiselle Corneille. Ils verront si nous savons élever les jeunes filles.

 

         Je fais une réflexion : M. Thieriot me mande que le digne Fréron a fait une espèce d’accolade de la descendante du grand Corneille et de l’Ecluse, excellent dentiste qui, dans sa jeunesse, a été acteur de l’Opéra-Comique. Si cela est, c’est une insolence très punissable, et dont les parents de mademoiselle Corneille devraient demander justice. L’Ecluse n’est point dans mon château ; il est à Genève, et y est très nécessaire ; c’est un homme d’ailleurs supérieur dans son art, très honnête homme, et très estimé. La licence d’un tel barbouilleur de papier mériterait un peu de correction.

 

 

 

 

 

à M. de la Marche.

 

Au château de Ferney, pays de Gex, 18 Janvier.

 

 

         M. de Ruffei, monsieur, m’a fait verser des larmes de joie en m’apprenant que vous vouliez bien vous ressouvenir de moi, et que vous vous rendiez à la société, dont vous avez toujours fait le charme. Mon cœur est encore tout ému en vous écrivant. Songez-vous bien qu’il y a près de soixante ans que je vous suis attaché ! Mes cheveux ont blanchi, mes dents sont tombées ; mais mon cœur est jeune ; je suis tenté de franchir les monts et les neiges qui nous séparent, et de venir vous embrasser. J’ai honte de vous avouer que je me regarde dans mes retraites comme un des plus heureux hommes du monde ; mais vous méritez de l’être plus que moi ; et je vous avertis que je cesse de l’être si vous ne l’êtes pas. Vous êtes honoré, aimé ; je vous connais une très belle âme, une âme charmante, juste, éclairée, sensible ; je peux dire de vous :

 

 

Gratia, fama, valetudo, contingit abunde…

Quid voveat dulci nutricula majus alumno ?

 

HOR., lib 1, ep. IV.

 

 

         Mais je ne vous dirai pas :

 

 

Me pinguem et nitidum bene curata cute vises.

 

HOR., lib 1, ep. IV.

 

 

         Je suis aussi lévrier qu’autrefois, toujours impatient, obstiné, ayant autant de défauts que vous avez de vertus, mais aimant toujours les lettres à la folie, ayant associé aux Muses Cérès, Pomone, et Bacchus même ; car il y a aussi du vin dans mon petit territoire. Joignant à tout cela un peu de Vitruve, j’ai bâti, j’ai planté tard, mais je jouis. Le roi m’a daigné combler de bienfaits ; il m’a conservé la place de son gentilhomme ordinaire. Il a accordé à mes terres des privilèges que je n’osais demander. Je ne prends la liberté de vous rendre compte de ma situation que parce que vous avez daigné toujours vous intéresser un peu à moi. Je suis si plein de vous, que j’imagine que vous me pardonnez de vous parler un peu de moi-même.

 

         M. le procureur-général (1), monsieur, me mande que vous lui avez donné Tancrède à lire. Il est donc aussi Musarum cultor ; mais quel Tancrède, s’il vous plaît ? Si ce n’est pas madame de Courteilles (2), ou M. d’Argental qui vous a envoyé cette rapsodie, vous ne tenez rien. Il y a une copie absurde qui court le monde : si c’est cet enfant supposé qu’on vous a donné, je vous demande en grâce de le renier auprès de M. le procureur général, car je ne veux pas qu’il ait mauvaise opinion de moi ; j’ai envie de lui plaire.

 

         L’affaire du curé de Moëns pays de Gex, est bien étrange. Quoi ! les complices décrétés de prise de corps, et le chef ajourné !

 

 

Tantum relligio potuit suadere.  .  .  .

 

LUCR., de Rerum., lib. I.

 

 

         Agréez le tendre respect et l’attachement jusqu’à la mort de votre vieux camarade. VOLTAIRE.

 

 

1 – Quarré de Quintin. (G.A.)

 

2 – Fille du président de La Marche. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gabriel Cramer. (1)

 

 

 

         Je vous remercie, caro Gabriele, de vos bontés, et cela bien tendrement.

 

         L’affaire du pauvre Croze est incompréhensible partout ailleurs qu’en France. Un prêtre ! un assassinat prémédité ! Un billet de garantie donné par ce prêtre à ses complices. Il mérite la roue, et il est encore impuni.

 

         Il y a quinze jours que de Croze est entre la vie et la mort, et son assassin dit la messe ! Le décret n’est point mis à exécution ; on cherche à temporiser, on veut s’accommoder et transiger avec la partie civile.

 

         Que Philibert (Cramer) aille sur-le-champ chez madame d’Albertaz ; qu’elle fasse dire à Croze père (2) que s’il est assez lâche pour marchander le sang de son fils, il deviendra l’horreur du genre humain.

 

         Qu’on aille chez lui, qu’on l’encourage, qu’il ne rende pas peines inutiles. Cette affaire m’en donne assez. Que le géant Pictet coure à Saconnex, qu’il ait la bonté de parler à Croze. Il ne faut pas qu’il épargne l’argent. Un des assassins a plus de dix mille écus de bien ; le curé est très riche. Il y aura des dédommagements très considérables.

 

         Corpus poetarum !... Envoyez-le moi donc.

 

         Au nom du bon goût, Allobroges que vous êtes, forme moins large, marge plus grande pour la prose. Que ces longues lignes pressées font un mauvais effet à l’œil ! Ah ! barbares ! Quand vous aurez fini, gardez-vous bien d’envoyer au roi de Prusse. Laissez-moi ce petit plaisir. Tuus V.

 

         Comment vont les yeux de madame Gabriel ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Il hésitait à signer la requête du 10 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

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