CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 39
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à M. Duclos.
14 Septembre 1761.
Je commence par remercier ceux qui ont eu la bonté de mettre en marge des notes sur mes notes. Je n’ai l’édition in-folio de 1664 que depuis huit jours.
J’ai commencé toutes mes observations sur l’édition très rare de 1644, dans laquelle Corneille inséra tous les passages imités des Latins et des Espagnols.
Ces observations, écrites assez mal de ma main au bas des pages, ont été transcrites encore plus mal sur les cahiers envoyés à l’Académie.
Il n’est pas douteux que je ne suive dorénavant l’édition de 1664. Cette petite édition de 1664 ne contient que Médée, le Cid, Pompée, et le Menteur, avec la Suite du Menteur.
A-t-on pu douter si j’imprimerais les Sentiments de l’Académie sur le Cid ?
… Ella misma requirio al rey que se le diese por marido. Et vous dites qu’il n’y a pas là d’alternative ! Vous avez raison ; mais lisez ce qui suit :
… Ella estava muy prendada de sus partes. Voilà nos parties.
… O le castigase conforme à las leyes, et voilà votre alternative.
Comptez que je serai exact.
Je suis bien aise d’avoir envoyé et soumis à l’examen mes observations, tout informes qu’elles sont : 1° parce que vos réflexions m’en feront faire de nouvelles ; 2° parce que le temps presse, et que si j’avais voulu limer, polir, achever avant d’avoir consulté, j’aurais attendu un an, et je n’aurais été sûr de rien ; mais en envoyant mes esquisses, et en en recevant les critiques de l’Académie, je vois la manière dont on pense, je m’y conforme, je marche d’un pas plus sûr.
Il y avait dans mes petits papiers : « L’abbé d’Aubignac, savant sans génie, et La Motte, homme d’esprit sans érudition, ont voulu faire des tragédies en prose. » Un jeune homme du métier, qui a copié cela, s’est diverti à ôter le génie à La Motte, et je ne m’en suis aperçu que quand on m’a renvoyé mon cahier.
Il y a souvent des notes trop dures ; je me suis laissé emporter à trop d’indignation contre les fadeurs de César et de Cléopâtre dans Pompée, et contre le rôle de Félix dans Polyeucte. Il faut être juste, mais il faut être poli, et dire la vérité avec douceur.
N.B. – Je suis à Ferney, à deux lieues de Genève. Les Cramer préparent tout pour l’édition, et je travaille autant que ma santé peut me le permettre.
Ils ne donneront leur programme que lorsqu’il commenceront à imprimer ; ils n’imprimeront que quand les estampes seront assez avancées pour que rien ne languisse.
J’ai peur qu’il n’y ait quatorze volumes in-8°, avec trente-trois estampes. Deux louis, c’est trop peu ; mais les Cramer n’en prendront jamais davantage ; le bénéfice ne peut venir que du roi, de la czarine, du duc de Parme, de nos princes, etc., comme je l’ai déjà mandé. Si mes respectables et bons confrères veulent continuer à me marginer, tout ira bien.
Respects et remerciements.
1 – Le président de Ruffey. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
Ferney, 14 septembre 1761.
Je fais réflexion, mon cher maître, que si l’on imprime la lettre en question (1), il y faut ajouter des choses essentielles à notre entreprise ; que cela peut tenir lieu d’un programme dont je n’aime point l’étalage ; que c’est une occasion de rendre adroitement justice à ceux qui les premiers ont favorisé un projet honorable à la nation ; que vous vous signaleriez vous-même en m’écrivant en réponse une petite lettre, laquelle ferait encore plus d’effet que la mienne et compagnie.
C’est une nouvelle occasion pour vous de donner un modèle de l’éloquence convenable aux gens de lettres qui s’écrivent avec une familiarité noble sur les matières de leur ressort. Je vais écrire, en conformité, à frère Thieriot, qui supprimera ma lettre jusqu’à nouvel ordre, en cas que vous la lui ayez déjà donnée ; et si elle n’est pas sortie de vos mains, il faut qu’elle y reste jusqu’à ce qu’elle soit digne de vous et du public (2).
1 – Celle du 20 auguste. (G.A.)
2 – Au bas de cette lettre on trouve ces deux lignes écrites par Thieriot :
« N’imprimez donc point. Je vous dirai ce qui rend impossible, quant à présent, ce que notre ami voudrait de moi, et ce que j’en voudrais moi-même. »
à M. Thieriot.
14 Septembre 1761.
Je crois que le père d’Olivet a communiqué à frère Thieriot une grande lettre de frère Voltaire sur notre père commun Pierre Corneille. Je ne crois point qu’elle soit encore digne de voir le jour ; il y faut ajouter des choses très importantes ; supprimons-la, je vous en supplie, jusqu’à nouvel ordre. Je mande la même chose Ciceroniano-Oliveto.
On ne croit pas que ce soit M. Le Gouz qui soit l’auteur du Droit du Seigneur ; on dit que c’est un nommé Picardet, de l’Académie de Dijon, jeune homme qui a beaucoup de talent. Le fait est qu’elle est réellement d’un académicien honoraire de Dijon, et qu’en cela on ne trompe personne, ce qui est un grand point.
Je fais mes compliments à Charles Gouju (1) ; c’est dans le fond un fort bon homme, et je voudrais que tout le monde pensât comme lui.
Mademoiselle Gaussin (2) pousse bien loin sa jeunesse. Si à son âge elle joue des rôles de petites filles, on peut faire des comédies au mien.
Que Dieu ait tous les frères en sa sainte et digne garde !
1 – Voyez la Lettre de Charles Gouju à ses frères. (G.A.)
2 – Elle avait cinquante ans. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
Ferney, 16 Septembre 1761.
Puisque vous aimez l’histoire, madame, je vous envoie cinq cahiers de la nouvelle édition de l’Essai sur les mœurs, etc. Vous y verrez des choses bien singulières, et, entre autres, l’extrait d’un livre indien qui est peut-être le plus ancien livre qui soit au monde. J’ai envoyé le manuscrit à la Bibliothèque du roi (1) ; je ne crois pas qu’il y ait un monument plus curieux. Quand vous m’aurez rendu mes cinq cahiers, je vous en choisirai d’autres. Cette nouvelle édition ne m’empêche pas de travailler à Pierre Corneille. J’espère, en consultant l’Académie, faire un ouvrage utile. Je me sens déjà toute la pesanteur d’un commentateur.
Ce n’est pas seulement, madame, parce que je possède le don d’ennuyer, comme tous ces messieurs, que je vous écris une si courte lettre, mais c’est réellement parce que je n’ai pas un moment de loisir. Comptez qu’il n’y a que la retraite qui soit le séjour de l’occupation. Si mes travaux pouvaient contribuer à vous délasser quelques moments, je serais encore plus pédant que je ne suis.
Vous me demandez que sera le Commentaire de Corneille : il sera une bibliothèque de douze à treize volumes avec des estampes ; il ne coûtera que deux louis, parce que je veux que les pauvres connaisseurs le lisent, et que les rois le paient.
Adieu, madame, supportez la vie et le siècle. Quand vous vous faites lire, ayez soin qu’on vous lise d’abord les notes marginales qui indiquent les matières ; vous choisissez alors ce qui vous plaît, et vous évitez l’ennui.
Je vous demande un peu d’attention pour l’Ezour-Veidam.
Mille tendres respects.
1 – Voyez la lettre à Capperonnier, du 13 Juillet. (G.A.)
à M. Pierre Rousseau.
Château de Ferney, en Bourgogne,
par Genève, 16 Septembre 1761.
Je ne connais pas plus, monsieur, la lettre de M. de Formey (1) que l’Ode sur la guerre (2). Cette ode me paraît d’un homme de génie ; mais il y a trop de fautes contre la langue. Elle commence par des idées très fortes, peut-être trop fortes, mais elle ne se soutient pas. Elle est d’un étranger qui a beaucoup d’esprit. Voici un autre objet qui m’intéresse véritablement. M. l’abbé d’Olivet me mande que cette lettre (3), que je vous envoie, doit être publique ; j’y consens très volontiers. Elle tiendra lieu d’un programme en forme, dont je n’aime pas trop l’étalage. Vous verrez par cette lettre de quoi il est question, et je crois qu’elle fera un très bon effet dans votre Journal. Vous avez un beau champ pour rendre justice à notre nation, qui encourage avec tant de zèle une entreprise honorable et utile. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Voyez cette Lettre que nous avons eu tort de dater de 1762. (G.A.)
2 – Par Bordes. On attribuait cette ode à Voltaire. (G.A.)
3 – Celle du 20 auguste. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
16 Septembre 1761.
Il n’y a point de poste par laquelle je n’envoie quelque tribut à mes anges.
Voici Médée. Vous êtes suppliés de vouloir bien l’envoyer à notre secrétaire perpétuel, quand elle vous aura bien ennuyés.
J’ose encore vous supplier de vouloir bien faire donner le paquet ci-joint à madame du Deffand.
Je suis bien aise que mademoiselle Gaussin joue à son âge un rôle de jeune fille ; cela me fait croire qu’il est permis de faire des sottises au mien. Ne joue-t-on pas à présent la nouvelle sottise du Droit du Seigneur ? est-il sifflé ? Il est sûrement critiqué, et il faut qu’il le soit. Malheur aux hommes publics et aux ouvrages dont on ne dit mot ! L’oncle et les deux nièces baisent le bout de vos ailes.
Qu’est donc devenue l’affaire de MM. Tithon père et fils (1) ? Vous ne me dites jamais rien et je m’intéresse à tout.
1 – Voyez le Journal encyclopédique du 15 Mars 1762. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
Ferney, 16 Septembre 1761.
Je vous envoie, mon très cher maître, ma lettre du 20 auguste, à laquelle j’ai ajouté des détails nécessaires, qui tiendront lieu d’un programme que je n’aime point. Envoyez-moi quatre lignes en réponse, et faites imprimer le tout par le moyen de frère Thieriot.
Je vous réitère ce que j’ai mandé à notre secrétaire perpétuel, que je vous envoie mes ébauches, et que je travaillerai à tête reposée sur les observations que l’Académie veut bien mettre en marge. Je donne quelquefois des coups de pied dans le ventre à Corneille, l’encensoir à la main ; mais je serai plus poli.
Vous souvenez-vous de Cinna ? C’est le chef-d’œuvre de l’esprit humain ; mais je persiste toujours non seulement à croire, mais à sentir vivement, qu’il fallait que Cinna eût des remords immédiatement après la belle délibération d’Auguste. J’étais indigné, dès l’âge de vingt ans, de voir Cinna confier à Maxime qu’il avait conseillé à Auguste de retenir l’empire pour avoir une raison de plus de l’assassiner. Non, il n’est pas dans le cœur humain qu’on ait des remords après s’être affermi dans cette horrible hypocrisie. Non, vous dis-je, je ne puis approuver que Cinna soit à la fois infâme et en contradiction avec lui-même. Qu’en pense M. Duclos ? Moi je dis tout ce que je pense, sauf à me corriger. Vale.
à M. l’abbé d’Olivet.
Ferney, 19 Septembre 1761.
Je vous demande deux grâces, mon cher maître : la première, de convenir que les remords de Cinna auraient fait un effet admirable s’il les avait éprouvés dans le temps qu’Auguste lui dit : « Je partagerai l’empire avec vous, et je vous donne Emilie. » Une fourberie lâche et abominable, dans laquelle Cinna persiste, ôte à ses remords tardifs toute la beauté, tout le pathétique, toute la vérité même qu’ils devraient avoir ; et c’est sans doute une des raisons qui font que la pièce est aussi froide qu’elle est belle.
M. le duc de Villars vient d’en raisonner avec moi : il connaît le théâtre mieux que personne ; il ne conçoit pas comment on peut être d’un autre avis. Relisez, je vous en prie, mes observations sur Cinna, que je renvoie à M. Duclos. Je vous dirai, comme à lui, qu’il faut de l’encens à Corneille et des vérités au public.
L’impératrice de Russie souscrit, comme le roi, pour deux cents exemplaires. L’empressement pour cet ouvrage est sans exemple.
La seconde grâce que je vous demande est de vouloir bien mettre M Watelet dans la liste de nos académiciens qui encouragent les souscriptions pour mademoiselle Corneille. Non seulement M. Watelet prend cinq exemplaires, mais il a la bonté de dessiner et de graver le frontispice ; il nous aide de ses talents et de son argent ; gardez donc que l’ami Thieriot ne l’oublie. Ces petits soins peuvent vous amuser dans votre heureux loisir. Je porte un fardeau immense, et j’en suis charmé. Aidez-moi, instruisez-moi, écrivez-moi.