CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 38

Publié le par loveVoltaire

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à M. Damilaville.

Le 7 septembre 1761.

 

 

          Comment, morbleu ! frère Damilaville, qui est à la tête de trente bureaux, se donne de la peine pour les frères, se trémousse, écrit, et frère Thieriot, qui n’a rien à faire, ne nous donne pas la moindre nouvelle ! … il écrit une fois en un mois ! Quel paresseux nous avons là ! Vive frère Damilaville !

 

          Un de nos frères m’a régalé d’un gros paquet qui contient un gros poème en cinq gros chants, intitulé la Religion d’accord avec la raison. Je ne doute en aucune manière de cet accord ; mais les frères me condamnent-ils à lire tant de vers sur une chose dont je suis si persuadé ? je n’ai pas un moment à moi, et ma faible santé ne me permet pas une correspondance bien étendue. L’auteur, nommé M. Duplessis de La Hauterive, est sans doute connu de mes frères. Je les supplie de me plaindre et de m’excuser auprès de M. de La Hauterive ; je mets cela sur leur conscience.

 

          Frère Thieriot ne me mande point comment on a distribué les rôles de la pièce de M. le Gouz. Ce n’est pas que je m’en soucie ; mais ce M. Le Gouz est un homme très vif et très impatient. J’ai souvent des disputes avec lui. Il veut bien qu’une comédie intéresse, mais il prétend qu’il doit toujours y avoir du plaisant. Il m’a presque converti sur cet article, et je commence à croire qu’on a besoin de rire.

 

          Je me plains de Thieriot ; mais mon académicien de Dijon se plaindra bien davantage si les comédiens ajoutent la moindre chose au Droit du Seigneur. Ils le gâteraient infailliblement, comme ils gâtèrent l’Enfant prodigue. Je serai plus inflexible pour les ouvrages de mes amis que je ne l’ai été pour les miens. On a fait tout ce qu’on a pu, dans Tancrède, pour me rendre ridicule ; je ne souffrirai pas qu’on en use ainsi avec mon petit académicien.

 

          J’ai chez moi l’abbé Coyer. Je suis encore à concevoir les raisons pour lesquelles on l’a fait voyager quelque temps (1) ; il faut que j’aie l’esprit bien bouché.

 

          Je m’unis toujours aux prières des frères, et je salue avec eux l’Etre des êtres.

 

 

1 – Son Histoire de Sobieski en était cause. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

7 Septembre 1761.

 

Mes divins anges, la nouvelle du ministère de M. le comte de Choiseul n’est donc pas vraie, puisque vous ne m’en parlez pas dans votre lettre terrible du 21 auguste ? Je lui ai fait mon compliment sur la foi des gazettes. Si la nouvelle est fausse, mon compliment subsiste toujours, comme dit Dacier : ma remarque, dit-il, peut être trouvée mauvaise, mais elle restera.

 

Mes chers anges ; il est vrai qu’il y a un Le Gouz à Dijon, parent de M. de La Marchez. Faisons donc comme Nollet, qui avait imaginé une madame Truchot, avec laquelle il couchait régulièrement : quand il l’eut vue, il lui dit, pour s’excuser, qu’il n’y coucherait plus. J’ai demandé à M. de La Marche le nom de quelques académiciens de Dijon, mes confrères ; il m’a nommé un Picardet me paraît mon affaire. Je veux que Picardet soit l’auteur du Droit du Seigneur. Picardet est mon homme. Voici donc la préface (1) de Picardet ; puisse-t-elle amuser mes anges !

 

Je vous dis, moi, qu’il y a plus de trente fautes dans l’édition de Prault, que Prault fils est un franc fieux. Et, s’il vous plaît, pourquoi prenez-vous son parti ? que vous importe ? en quoi, mes anges, les négligences de Prault peuvent-elles retomber sur vous ? qu’à de commun Prault avec mes anges ?

 

C’est, ce me semble, mademoiselle Quinault qui me retrancha de l’Enfant prodigue des vers que madame de Pompadour voulut absolument dire quand elle joua, et que tout le monde comique veut réciter. Qu’est-ce que cela vous fait ? pour Dieu, laissez-moi crier sur mes vers :

 

 

Paris est au roi,

Mes vers sont à moi ;

Je veux m’en réjouir,

Selon mon plaisir (2).

 

 

Vous me mandez douze, Parme dit trente ; voici le nœud : c’est, à ce que je présume, qu’on avait d’abord dit douze, et qu’ensuite on a eu la noble vanité des trente. Puisse mon Commentaire ne pas aller à trente volumes ! mais je vois qu’il sera prolixe. Les Cramer feront tout comme ils voudront : les détails me pilent, comme dit Montaigne.

 

Songez que j’ai trente-deux pièces à commenter, dont dix-huit inlisibles ; plaignez-moi, encouragez-moi, ne me grondez pas, et aimez votre créature, qui baise le bout de vos ailes.

 

 

 1 – On n’a point trouvé cette préface. (K.)

 

2 – Parodie d’une chanson, sur l’air de la Camargo. (G.A.)

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

A Ferney, 7 Septembre (1).

 

          Madame, j’ai aujourd’hui deux yeux. Je m’en suis servi bien heureusement pour lire la lettre dont votre altesse sérénissime m’honore, et ils conduisent ma main, que mon cœur conduit toujours quand j’ai l’honneur de vous écrire. Je me hâte de profiter de la grâce que me fait la nature de me rendre des yeux, car peut-être me les ôtera-t-elle demain.

 

          On ne s’attendait pas, ce me semble, madame, que le roi d’Angleterre envoyât chercher si loin une femme (2) ; il en aurait trouvé de bien aimables et de bien élevées sur la route. Rien n’arrive de ce qui est vraisemblable. La plus belle chose qu’on ait jamais vue contre la vraisemblance, c’est un prince de l’Empire qui s’est défendu seul pendant six ans contre les trois quarts de l’Europe ; mais ce que tout le monde devait bien prévoir, c’est le rôle pitoyable que nous avons joué sur mer, la perte de nos colonies et la perte de notre argent.

 

          Je me console avec Corneille de nos désastres : nous commencerons incessamment l’impression des tragédies et du commentaire ; tout est examiné auparavant par l’Académie française. Il faut que cet ouvrage serve à fixer la langue, et qu’il ait une authenticité qui serve à jamais d’instruction et de règle. L’Académie seule pouvait donner une telle autorité à mes doutes, et c’est elle qui décide. Votre protection, madame, est mon plus grand encouragement. L’ouvrage sera donné tome à tome, et en contiendra plus de dix.

 

          Le papier me manque pour dire à votre altesse sérénissime combien je suis pénétré de ses bontés, et pour me mettre à ses pieds.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. – Cette lettre est de 1761 et non de 1763. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à la même, du 9 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

Septembre (1).

 

          Je vous jure, mon cher Cicéron, que le chanoine de Reims a très mal vu. Les princes du sang se sont mis en possession de venir prendre la première place sur les bancs du théâtre, quand il y avait des bancs, et il fallait bien qu’on se levât pour leur faire place ; mais assurément Corneille ne venait pas déranger tout un banc, et faire sortir la personne qui occupait la première place sur ce banc. S’il arrivait tard, il était debout  s’il arrivait de bonne heure, il était assis. Il se peut faire qu’ayant paru à la représentation de quelqu’une de ses bonnes pièces, on se soit levé pour le regarder, qu’on lui ait battu des mains. Hélas ! à qui cela n’arrive-t-il pas ? Mais qu’il ait eu des distinctions réelles, qu’on lui ait rendu des honneurs marqués, que ces honneurs aient passé en usage pour lui, c’est ce qui n’est ni vrai, ni vraisemblable, ni même possible, attendu la tournure de nos esprits français. Croyez-moi, le pauvre homme était négligé comme tout grand homme doit l’être parmi nous. Il n’avait nulle considération, on se moquait de lui ; il allait à pied, il arrivait crotté de chez son libraire à la comédie ; on siffla ses douze dernières pièces ; à peine trouva-t-il des comédiens qui daignassent les jouer. Oubliez-vous que j’ai été élevé dans la cour du Palais par des personnes qui avaient vu longtemps Corneille ? Ce qu’on nous dit dans notre enfance nous fait une impression durable, et j’étais destiné à ne rien oublier de ce qu’on disait des pauvres poètes mes confrères. Mon père avait bu avec Corneille : il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il eût jamais vu, et l’homme qui avait la conversation la plus basse. L’histoire du lutin est fort connue, et malheureusement son lutin l’a totalement abandonné dans plus de vingt pièces de théâtre. Cependant on veut des commentaires sur ces ouvrages qui ne devraient jamais avoir vu le jour : à la bonne heure on aura des commentaires ; je ne plains pas mes peines.

 

          Tout ce que je demande à l’Académie, mon cher maître, c’est qu’elle daigne lire mes observations aux assemblées, quand elle n’aura point d’occupations plus pressantes. Je profiterai de ces critiques. Il est important qu’on sache que j’ai eu l’honneur de la consulter, et que j’ai souvent profité de ses avis. C’est là ce qui donnera à mon ouvrage un poids et une autorité qu’il n’aurait jamais, si je ne m’en rapportais qu’à mes faibles lumières. Je n’aurais jamais entrepris un ouvrage si épineux, si je n’avais compté sur les instructions de mes confrères.

 

          Venons à ma lettre du 20 auguste ; elle était pour vous seul ; je la dictai fort vite : mais si vous trouvez qu’elle puisse être de quelque utilité, et qu’elle soit capable de disposer les esprits en faveur de mon entreprise, je vous prie de la donner à frère Thieriot. J’ai peur qu’il n’y ait quelques fautes de langage. On pardonne les négligences, mais non pas les solécismes ; et il s’en glisse toujours quelques-uns quand on dicte rapidement. Je me mets entre vos mains à la suite de Pierre, et je recommande l’un et l’autre à vos bons offices, à vos lumières, et à vos bontés.

 

          Adieu, mon cher maître ; votre vieillesse est bien respectable ; plût à Dieu que la mienne en approchât ! Vous écrivez comme à trente ans. Je sens combien je dois vous estimer et vous aimer.

 

          Le président de Ruffey, qui est chez moi, vous fait ses compliments.

 

 

1 – C’est à tort qu’on a toujours classé cette lettre à la fin de septembre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Burigny.

A Ferney, 12 Septembre 1761.

 

J’ai reçu fort tard le Bénigne Bossuet (1) dont vous m’avez honoré ; je vous en fais mon très sincère remerciement le plus tôt que je peux. J’aime fort les Pères de l’Eglise, et surtout celui-là, parce qu’il est Bourguignon, et que j’ai à présent l’honneur de l’être ; de plus, il est très éloquent. Ses Oraisons funèbres sont de belles déclamations. Je suis seulement fâché qu’il ait tant loué le chancelier Le Tellier, qui était un si grand fripon. Son Histoire particulière de trois ou quatre nations, qu’il appelle universelle, est d’un génie plein d’imagination. Il a fait ce qu’il a pu pour donner quelque éclat à ce malheureux petit peuple juif, le plus sot et le plus misérable de tous les peuples.

 

Vous avouez que ce Père de l’Eglise a été un peu mauléoniste (2), et cela suffit. Si d’ailleurs vous croyez qu’il ait ressemblé à quelques médecins qui croient à la médecine, je vous trouve bien bon et bien honnête. Sa conduite avec M. de Fénelon n’est pas d’un homme aisé à vivre ; et il faut avoir le diable au corps pour tant crier contre l’aimable auteur du Télémaque, qui s’imaginait qu’on pouvait aimer Dieu pour lui-même.

 

Au reste, je fais plus de cas de Porphyre, et je vous remercie en particulier d’avoir traduit son livre (3) contre les gourmands ; j’espère qu’il me corrigera.

 

J’ai l’honneur d’être de tout mon cœur, etc.

 

 

1 – L’Histoire de Bossuet, par Burigny. (G.A.)

 

2 – Voyez l’article BOSSUET dans le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV.  (G.A.)

 

3 – Traité sur l’abstinence de la chair des animaux. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

Aux Délices, 12 Septembre (1).

 

Quand madame Denis écrit, c’est comme si j’écrivais ; et quand je tiens la plume, c’est elle qui parle. Les femmes sont paresseuses ; elles sont plus longtemps à leur toilette qu’à leur secrétaire. Je suis aussi un peu paresseux, mon cher monsieur. Nous autres Suisses, nous nous mettons en mouvement avec difficulté ; mais nous sommes bonnes gens, nous aimons tendrement nos amis, et nous vous supplions de vouloir bien nous continuer les nouvelles. Nous attendons avec impatience le papier dont vous parlez, et je me flatte que messieurs des postes ne  trouveront pas le contre-seing suspect.

 

Voulez-vous bien faire remettre ce petit billet à la poste sous contre-seing ? cela épargnera toujours le port d’une lieue à l’ami Thieriot (2).

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – On n’a pas ce billet. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

14 septembre 1761.

 

Dès que je sus que mes anges avaient fait consulter M. Tronchin, je fus un peu alarmé. J’écrivis ; voici sa réponse : elle est bonne à montrer au docteur Fournier ; il n’en sera pas mécontent. Que mes anges ne soient pas surpris de l’étrange adresse. Viro immortali veut dire qu’on vit longtemps quand on suit ses conseils, et Déo immortali est une allusion à l’inscription que j’ai mise sur le fronton de mon église, Deo erexit Voltaire. Ma prière est vivat d’Argental.

 

Vous êtes bien bon d’envoyer votre billet aux Cramer. Ont-ils besoin de votre billet ?

 

Et moi, bien bon d’avoir cru M. le comte de Choiseul ministre d’Etat, quand vous ne m’en disiez rien. Je m’en réjouissais ; je ne veux plus rien croire, si cela n’est pas vrai.

 

Si mademoiselle Gaussin a encore un visage, Acanthe (1) est fort bien entre ses mains, et tout est fort bien distribué. M. Picardet sera fort bien joué. Que dites-vous de la préface du sieur Picardet ? ne l’enverrez-vous pas à frère Damilaville ? Il a un excellent sermon (2) qu’il montrera à mes anges pour les réjouir. M. de La Marche a été d’une humeur charmante  il n’y paraît plus. C’est, de plus, une belle âme ; c’est dommage qu’il ait certains petits préjugés de bonne femme.

 

Daignez, mes anges, envoyer l’incluse au secrétaire perpétuel, après l’avoir lue. Zarukma ! quel nom ! d’où vient-il ? le père de Zarukma n’est-il pas M. Cordier ? Il est vrai que Zarukma ne rime pas à sifflet ; mais il peut les attirer. Zulime au moins est plus doux à l’oreille. Nous nous mîmes quatre à lire Zulime à M. de La Marche. Il avait un président avec lui qui dormit pendant toute la pièce, comme s’il avait été au sermon ou à l’audience ; ainsi il ne critiqua point. M. de La Marche fut ému, attendri, pleura ; et quand madame Denis s’écria en pleurant, J’en suis indigne, il n’y put pas tenir. Je fus touché aussi ; je dis, Zulime consolera Clairon de Zarukma.

 

Je vous avais dit que j’étais content de M. de Montmartel. Point ; j’en suis mécontent : il ne veut pas avancer trois cents louis. Le contrôleur-général propose des effets royaux, des feuilles de chêne ; nous aurons du bruit.

 

La paix ! il n’y aura point de paix. C’est un labyrinthe dont on ne peut se tirer. Ah ! pauvres Français ! réjouissez-vous, car vous n’avez pas le sens d’une oie.

 

Divins anges, je baise le bout de vos ailes.

 

 

1 – Personnage du Droit du Seigneur. (G.A.)

 

2 – La Lettre de Charles Gouju à ses frères. (G.A.)

 

 

 

 

1761 - 38

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