CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 37
Photo de KHALAH
à Mademoiselle Clairon.
27 auguste.
Je me hâte de vous répliquer, mademoiselle. Je m’intéresse autant que vous à l’honneur de votre art, et si quelque chose m’a fait haïr Paris et détester les fanatiques, c’est l’insolence de ceux qui veulent flétrir les talents. Lorsque le curé de Saint-Sulpice, Languet, le plus faux et le plus vain de tous les hommes, refusa la sépulture à mademoiselle Lecouvreur (1), qui avait légué mille francs à son église, je dis à tous vos camarades assemblés qu’ils n’avaient qu’à déclarer qu’ils n’exerceraient plus leur profession, jusqu’à ce qu’on eût traité les pensionnaires du roi comme les autres citoyens qui n’ont pas l’honneur d’appartenir au roi. Ils me le promirent, et n’en firent rien. Ils préférèrent l’opprobre avec un peu d’argent à un honneur qui leur eût valu davantage.
Ce pauvre Huerne (2) vous a porté un coup terrible en voulant vous servir ; mais il sera très aisé aux premiers gentilshommes de la chambre de guérir cette blessure. Il y a une ordonnance du roi, de 1641, concernant la police des spectacles, par laquelle il est dit expressément : « Nous voulons que l’exercice des comédiens, qui peut divertir innocemment nos peuples (c’est-à-dire détourner nos peuples de diverses occupations mauvaises), ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public. »
Et, dans un autre endroit de la déclaration, il est dit que, s’ils choquent les bonnes mœurs sur le théâtre, ils seront notés d’infamie.
Or, comme un prêtre serait noté d’infamie s’il choquait les bonnes mœurs dans l’église, et qu’un prêtre n’est point infâme en remplissant les fonctions de son état, il est évident que les comédiens ne sont point infâmes par leur état, mais qu’ils sont, comme les prêtres, des citoyens payés par les autres citoyens pour parler en public bien ou mal.
Vous remarquerez que cette déclaration du roi fut enregistrée au parlement.
Il ne s’agit donc que de la faire renouveler. Le roi peut déclarer que, sur le compte à lui rendu par les quatre premiers gentilshommes de sa chambre, et sur sa propre expérience, que jamais ses comédiens n’ont contrevenu à la déclaration de 1641, il les maintient dans tous les droits de la société, et dans toutes les prérogatives des citoyens attachés particulièrement à son service : ordonnant à tous ses sujets, de quelque état et condition qu’ils soient, de les faire jouir de tous leurs droits naturels et acquis, en tant que besoin sera. Le roi peut aisément rendre cette ordonnance sans entrer dans aucun des détails qui seraient trop délicats.
Après cette déclaration, il serait fort aisé de donner ce qu’on appelle les honneurs de la sépulture, malgré la prétraille, au premier comédien qui décéderait. Au reste, je compte faire usage des décisions de monsignor Cerati, confesseur de Clément XII, dans mes notes sur Corneille (3).
Venons maintenant aux pièces que vous jouerez cet automne. Vous faites très bien de commencer par celle de M. Cordier (4) : il ne faut pas lasser le public, en le bourrant continuellement des pièces du même homme. Ce public aime passionnément à siffler le même rimailleur qu’il a applaudi ; et tout l’art de mademoiselle Clairon n’ôtera jamais au parterre cette bonne volonté attachée à l’espèce humaine.
Pour le Tancrède de Prault, il est impertinent d’un bout à l’autre. Pour ce vers barbare,
Cher Tancrède, ô toi seul qui méritas ma foi !
quel est l’ignorant qui a fait ce vers abominable ? quel est l’Allobroge qui a terminé un hémistiche par le terme seul suivi d’un qui ? Il faut ignorer les premières règles de la versification pour écrire ainsi. Les gens instruits remarquent ces sottises, et une bouche comme la vôtre ne doit pas les prononcer. Cela ressemble à ce vers,
La belle Phyllis, qui brûla pour Corydon.
J’ai maintenant une grâce à vous demander : on m’écrit qu’on vous a lu une comédie intitulée l’Ecueil du Sage, et que quelques-uns de vos camarades font courir le bruit que cette pièce est de moi. Vous sentez bien qu’étant occupé à des ouvrages qui ont besoin de vos grands talents, je n’ai pas le temps de travailler pour d’autres. Je serais très mortifié que ce bruit s’accréditât, et je crois qu’il est de votre intérêt de le détruire. Votre comédie peut tomber ; et si la malice m’impute cet ouvrage, cela peut faire grand tort à la tragédie à laquelle je travaille. Parlez-en sérieusement, je vous en prie, à vos camarades ; je suis très résolu à ne leur donner jamais rien, si on m’impute ce que je n’ai pas fait. Ce qu’on peut hardiment m’attribuer, c’est la plus sincère admiration et le plus grand attachement pour vous.
1 – Voyez les vers sur la Mort de mademoiselle Lecouvreur. (G.A.)
2 – L’auteur du Mémoire contre l’excommunication. (G.A.)
3 – Voyez l’épître dédicatoire de Théodore. (G.A.)
4 – Zarukma, par l’abbé Cordier de Saint-Firmin. (G.A.)
à Madame Belot.
Au château de Ferney, par Genève,
27 auguste 1761.
Je suis fâché, madame, de m’intéresser si inutilement à vous ; mais je crois que vous faites fort bien de prendre le parti qu’on vous conseille. Les typographes de Paris sont bien plus en état de faire un bon parti que les typographes de Genève, attendu que les frais sont moins considérables à Paris, et que ceux du transport sont immenses.
D’ailleurs, vous jouirez bien plus tôt de votre réputation et du petit avantage qui peut la suivre en faisant travailler à Paris. Votre ouvrage (1) paraîtra deux jours après l’impression ; et dans votre premier plan, il paraîtrait six mois après. Ainsi, à marché égal, vous y gagneriez encore beaucoup. Je pense qu’il n’y a pas à balancer.
Je suis très flatté que M. de Valory veuille bien se souvenir de moi. Si vous le voyez, madame, je vous serai très obligé de lui présenter mes très humbles obéissances.
Il me semble que les nouvelles sont de jour en jour plus affligeantes. Ce temps-ci n’est guère favorable aux lettres, et je doute qu’il en vienne un plus heureux. Il y a bien des gens qui n’achètent point de livres, parce qu’ils n’ont point de quoi acheter un habit. Ce n’est plus le temps où l’on avait vingt aunes de drap sur un billet signé Germanicus (2). Je plains le siècle ; il est aussi infortuné que ridicule.
Vous me parlez, madame, de M. Forbonnais (3) ; il ne sait pas les obligations que je lui ai : c’est l’homme du monde avec lequel je me suis le plus instruit.
1 – Une traduction de Hume, qu’elle voulait faire imprimer à Genève. (A. François.)
2 – C’est la proposition que Pradon, auteur de Germanicus, fit à un drapier. (G.A.)
3 – Célèbre économiste. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Ferney, 28 auguste 1761.
Mes anges verront que je ne suis pas paresseux ; ils s’amuseront de Polyeucte. Quand ils s’en seront amusés, ils pourront le donner à M. le secrétaire perpétuel, à condition que M. le secrétaire rendra à mes divins anges l’épître dédicatoire, le Cid, Horace et Cinna. Mais vous verrez que l’Académie mettra beaucoup plus de temps à éplucher mes remarques que je n’en ai mis à les faire.
Je crois malheureusement que l’entreprise ira à dix volumes ; cela me fait trembler : le temps devient tous les jours moins favorable, mais je n’en travaillerai pas moins. M. de Montmartel me mande que c’est une opération de finance fort difficile. Il ne veut pas même s’engager à donner des billets payables dans neuf mois. Voilà ce que c’est que d’être battu dans les quatre parties du monde ; cela serre les cœurs et les bourses. Le public fait trop de commentaires sur la perte du Canada et des Indes Orientales, et sur les trois vingtièmes, pour se soucier beaucoup des Commentaires sur Corneille. Il me semble que tout va de travers, hors ce qui dépend uniquement de moi ; cela n’est pas modeste, mais cela est vrai. Je commence même à croire qu’un certain drame ébauché (1) fera un assez passable effet au théâtre, si Dieu me prête vie.
Vous triomphez, vous m’avez remis tout entier au tripot que j’avais abandonné ; mais je suis toujours épouvanté qu’on ait le front de s’amuser à Paris, et d’aller au spectacle, comme si nous venions de faire la paix de Nimègue.
Est-il vrai qu’on va jouer une comédie moitié bouffonne, moitié intéressante, comme je les aime ? est-il vrai qu’elle est de M. le Gouz, auditeur des comptes de Dijon ? est-il vrai qu’il y a un rôle d’Acanthe que vous aimez autant que Nanine ? Qui joue ce rôle d’Acanthe ? est-ce mademoiselle Gaussin ? est-ce mademoiselle Hus ?
Que devient votre humeur ? je vous connais une humeur fort douce ; mais celle qui attaque les yeux est fort aigre. Tâchez donc d’être assez malade pour venir vous faire guérir par Tronchin ; cela serait bien agréable. Je baise, en attendant, le bout des ailes de mes anges.
1 – Don Pèdre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Ferney, 31 auguste.
On est un peu importun ; on présente Pompée aux anges, accompagné d’une lettre à M. le secrétaire perpétuel, lequel a renvoyé les Horaces avec quelques notes académiques. Mes anges sont suppliés de donner Pompée avant Polyeucte. Je traite Corneille tantôt comme un dieu, tantôt comme un cheval de carrosse ; mais j’adoucirai ma dureté en revoyant mon ouvrage. Mon grand objet, mon premier objet est que l’Académie veuille bien lire toutes mes observations, comme elle a lu celles des Horaces : cela seul peut donner à l’ouvrage une autorité qui en fera un ouvrage classique. Les étrangers le regardent comme une école de grammaire et de poésie.
Mes anges rendront un vrai service à la littérature et à la nation, s’ils engagent tous leurs amis de l’Académie, et les amis de leurs amis, à prendre mon entreprise extrêmement à cœur. Il faut tâcher que tout le monde en soit aussi enthousiasmé que moi. Rien ne se fait sans un peu d’enthousiasme.
Quand joue-t-on le Droit du Seigneur, et qui joue ?
Tout va-t-il de travers comme de coutume ?
à M. Duclos.
31 auguste.
J’ai reçu, monsieur, l’épître dédicatoire, la préface sur le Cid, et les remarques sur les Horaces. Je crois que l’Académie rend un très grand service à la littérature et à la nation, en daignant examiner un ouvrage qui a pour but l’honneur de la France et de Corneille. Voilà la véritable sanction que je demande ; elle consiste à m’instruire. Il faut toujours avoir raison ; et un particulier ne peut jamais s’en flatter. Je trouve toutes les notes sur mes observations très judicieuses. Il n’en coûte qu’un mot dans vos assemblées, et, sur ce mot, je me corrige sans difficultés et sans peine : c’est la seule façon de venir à bout de mon entreprise. Je remercie infiniment la compagnie, et je la conjure de continuer. Je lui envoie des choses un peu indigestes ; mais, sur ses avis, tout sera arrangé, soigné pour le fond et pour la forme ; et je ne ferai rien annoncer au public que quand j’aurai soumis au jugement de l’Académie les observations sur les principales pièces de Corneille. Plus cet ouvrage est attendu de tous les gens de lettres de l’Europe, plus je crois devoir me conduire avec précaution. Je ne prétends point avoir d’opinion à moi ; je dois être le secrétaire de ceux qui ont des lumières et du goût. Rien n’est plus capable de fixer notre langue, qui se parle à la vérité dans l’Europe, mais qui s’y corrompt. Le nom de Corneille et les bontés de l’Académie opéreront ce que je désire.
Quant aux honneurs qu’on rendait à ce grand homme, je sais bien qu’on battait des mains quelquefois quand il reparaissait après une absence : mais on en a fit autant à mademoiselle Camargo (1). Je peux vous assurer que jamais il n’eut la considération qu’il devait avoir. J’ai vu, dans mon enfance, beaucoup de vieillards qui avaient vécu avec lui : mon père, dans sa jeunesse, avait fréquenté tous les gens de lettres de ce temps ; plusieurs venaient encore chez lui. Le bon homme Marcassus (2), fils de l’auteur de l’Histoire grecque, avait été l’ami de Corneille. Il mourut chez mon père, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Je me souviens de tout ce qu’il nous contait, comme si je l’avais entendu hier. Soyez sûr que Corneille fut négligé de tout le monde, dans les dernières vingt années de sa vie. Il me semble que j’entends encore ces bons vieillards Marcassus, Réminiac, Tauvières, Régnier, gens aujourd’hui très inconnus, en parler avec indignation. Eh ! ne reconnaissez-vous pas là, messieurs, la nature humaine ? le contraire serait un prodige.
C’est une raison de plus pour vous intéresser au monument que j’élève à sa gloire. Présentez, je vous prie, monsieur, mes remerciements et mes respects à la compagnie, etc.
1 – Célèbre danseuse, née en 1710, morte en 1770. Elle avait quitté l’Opéra en 1751. (G.A.)
2 – Voyez le jugement de Voltaire sur le Don Juan de Molière. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
5 Septembre 1761.
Mes divins anges, quand vous voudrez des commentaires cornéliens, vous n’avez qu’à tinter. M. de La Marche, qui arrive, ne m’empêchera pas de travailler. Je l’ai trouvé en très bonne santé. Il est gai, il ne paraît pas qu’il ait jamais souffert. Nous avons commencé par parler de vous ; et j’interromps le torrent de nos paroles pour vous le mander. Est-il possible que vous ne m’ayez pas mandé le ministère de M. le comte de Choiseul, et que je l’apprenne par le public (1) ? Ah ! mes anges, que je suis fâché contre vous ?
Toute votre cour de Parme souscrit pour notre Corneille ; votre prince pour trente exemplaires. M. du Tillot, M. le comte de Rochechouart souscrivent. La liste sera belle. Je voudrais savoir comment vous avez trouvé la lettre à mon cicéronien Olivet (2) ?
Vous doutiez-vous que le germe d’Andromaque fût dans Pertharite ? il y a des choses curieuses à dire sur les pièces les plus délaissées. L’ouvrage devient immense ; mais, malgré cela, j’espère qu’il sera très utile. Il fera dix volumes in-4°, ou treize-in-8°. N’importe, je travaillerai toujours, et les Cramer s’arrangeront comme ils pourront et comme ils voudront.
Y a-t-il quelque nouvelle du Droit du Seigneur ? M. le Gouz vous enverra une plaisante préface (3).
Mes anges, je baise le bout de vos ailes.
1 – On disait que le comte avait été nommé ministre d’Etat. C’était faux. (G.A.)
2 – La lettre du 20 auguste. (G.A.)
3 – On n’a pas cette préface. (G.A.)