CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 36

Publié le par loveVoltaire

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à M. Le Brun.

20 auguste 1761.

 

 

          Je suis affligé, monsieur, pour monseigneur le prince de Conti et pour vous, qu’il soit le seul de tous les princes qui refuse de voir son nom parmi ceux qui favorisent le sang du grand Corneille. Je serais encore plus fâché si ce refus était la suite de la malheureuse querelle avec l’infâme Fréron. Vous m’aviez écrit que je pouvais compter sur son altesse sérénissime ; il est dur d’être détrompé. L’ouvrage mérite par lui-même la protection de tous ceux qui sont à la tête de la nation ; mademoiselle Corneille la mérite encore plus. Je saurai bien venir à bout de cette entreprise honorable sans le secours de personne ; mais j’aurai voulu, pour l’honneur de mon pays, être plus encouragé, d’autant plus que c’est presque le seul honneur qui nous reste. L’infamie dont les Fréron et quelques autres couvrent la littérature exige que tout concoure à relever ce qu’ils déshonorent. Secondez-moi, au nom des Horaces et de Cinna.

 

          Votre très humble et obéissant serviteur.

 

 

 

 

à M. Duclos.

21 auguste (1).

 

 

          J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous adresser l’épître dédicatoire à la compagnie, la préface sur le Cid, le commentaire perpétuel sur Cinna et les Horaces : voici le commencement sur le Cid ; M. d’Olivet en a un qui est un peu plus ample ; mais il sera aisé de rendre les deux exemplaires conformes, quand on aura eu la bonté de me les renvoyer. MM. Cramer n’attendent plus que la sanction de l’Académie pour commencer l’impression. Mon parti est pris de commenter toutes les tragédies ; il y aura six ou sept gros volumes, ou huit in-4°. Comme j’ai fixé le prix à deux louis d’or, il y aurait beaucoup de perte, au lieu de bénéfice pour mademoiselle Corneille, sans le secours que le roi nous donne et sans la générosité des premiers de la nation.

 

Je ne me mêlerai en aucune façon de ce qu’on appelle improprement souscriptions. Quiconque voudra avoir le livre n’aura qu’à envoyer son nom au libraire de l’Académie ou au portier de l’Académie, ou écrire directement à  MM. Cramer. Je donnerai mon temps, mon travail et mon argent pour cette entreprise ; et, dès que les Cramer auront commencé, le public aura un volume tous les trois mois. Je vous demande en grâce de seconder mon zèle.

 

Ne pourriez-vous pas nommer des commissaires pour examiner chacun de mes commentaires ? Il me semble que M. Saurin pourrait nous rendre de grands services. Mais il n’y a pas un moment à perdre : songez que j’ai soixante-huit ans, que je n’ai qu’un souffle de vie, et que si je mourais inter opus, l’ouvrage irait comme moi à tous les diables.

 

Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

Le 24 auguste.

 

 

M. Le Gouz (1), maître des comptes, à Dijon, jeune homme qui aime les arts et les cacouacs, veut bien qu’on sache que le Droit du Seigneur, alias l’Ecueil du Sage, est de lui. Il m’envoie cette petite addition et correction, que les frères jugeront absolument nécessaire. Je crois que la pièce de M. Le Gouz restera au théâtre, et qu’ainsi le nom de philosophe y restera en honneur. Je m’imagine que frère Platon ne sera pas fâché.

 

Il est absolument nécessaire que M. Le Gouz soit reconnu. Il compte enjoliver cette petite drôlerie par une préface en l’honneur des cacouacs, qui sera un peu ferme, et qui parviendra en cour, comme dit le peuple. Il y aura aussi une épître dédicatoire qui ira en cour. Mais si un gros fin de Préville s’obstine à dire qu’il croit l’ouvrage d’un certain V……. , tout est manqué, tout est perdu. Il est absolument nécessaire qu’on ne me soupçonne pas de ce que je n’ai pas fait. On doit faire entendre aux comédiens qu’ils se font grand tort à eux-mêmes s’ils s’opiniâtrent à me charger de cette iniquité. C’est M. Le Gouz, vous dis-je, qui a fait cette coïonnerie.

 

J’ai reçu de mes frères les Recherches sur les théâtres de ce Beauchamps, et il n’y a pas grand profit à faire. C’est le sort de la plupart des livres. Il faudra tâcher que les Commentaires de Corneille ne méritent pas qu’on en dise autant. C’est une terrible entreprise que ce Commentaire ; j’y perds mon temps et les yeux.

 

Comment se porte frère Thieriot ? il est bien heureux de ne rien commenter ; s’il lui fallait faire des notes sur Agésilas et Attila, il serait aussi embarrassé que moi.

 

Voici une petite lettre pour frère d’Alembert ; dirons-nous aussi frère du Molard ? ce sera comme vous voudrez.

 

 

1 – Il y avait, avons-nous dit, un président de ce nom. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

24 auguste.

 

 

Ma belle philosophe, je ne suis pas comme vous ; je suis très aise que frère Saurin soit marié ; il fera de bons cacouacs, nous en avons besoin ; c’est aux philosophes qu’il appartient de faire des enfants. Il faudrait que tous les petits couteaux qu’on vendait pour châtrer les Montsoreau servissent aux Omer, aux Joly de Fleury, et empêchassent cette graine de pulluler. Si je me mariais, je prierais frère Saurin de faire des enfants à ma femme.

 

Je voudrais bien, madame, vous voir avec vos sabots, je vous montrerais les miens ; vous me diriez s’ils sont du bon faiseur. J’en ai réellement à Ferney. J’ai cédé les Délices au duc de Villars, qui a toujours des souliers fort mignons ; mais malheureusement il n’a point de jambes, et il est venu prier Tronchin de lui en donner.

 

Je crois que j’ai porté malheur aux jésuites ; vous savez que je les ai chassés d’un petit domaine qu’ils avaient usurpé ; le parlement n’a fait que m’imiter. On me mande que le parlement de Nancy a condamné frère Menoux aux galères ; je crois l’arrêt fort juste, car le moyen qu’un parlement puisse avoir tort ! Frère Menoux aurait bonne grâce à ramer avec l’abbé de La Coste (1) ; mais le parlement de Nancy n’est pas français, et il n’y a point de port de mer en Lorraine. Adieu, madame ; Corneille m’appelle. Permettez-moi mille compliments à tout ce qui vous environne.

 

 

1 – On voit par cette phrase que La Coste n’était pas mort en 1761 et que la lettre à Le Brun où ce La Coste figure est de 1762. Voyez au mois de mars de cette année-là. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

24 auguste.

 

 

Qu’est-ce que c’est donc que cette humeur qui persécute mon ange sur son visage et sur sa main ? pourquoi mon ange ne vient-il pas à Genève ? Il y a plus de six mois qu’il doit être entre les mains des médecins de Paris ; ne doit-il pas savoir à quoi s’en tenir ? Tronchin est le premier homme du monde pour ces maux-là. Le duc de Villars est venu porter sa misère aux Délices : on disait qu’il y mourrait ; il se porte bien au bout de quinze jours. L’abbé d’Héricourt, gourmand de la grand’chambre, s’est tué pour s’être baigné les jambes dans le lac, avec une indigestion ; mais les gens sages vivent.

 

Je prévois que vous viendrez aux Délices, et que je serai le plus heureux des hommes ; oui, mes anges, vous y viendrez.

 

Vous devez à présent savoir à quoi vous en tenir sur Pierre et Marie Corneille. Je me donnerai bien de garde de faire imprimer un programme avant d’avoir fait ma recrue de têtes couronnées ; et quant aux particuliers, c’est à prendre ou à laisser. Je ne me mêlerai que de bien travailler.

 

Ceux qui chipotent et qui s’en vont disant : L’aurons-nous in-4°, l’aurons-nous in-8°? aurons-nous pour deux louis huit ou dix volumes (avec trente-trois estampes) qui coûteraient dix louis, et qui ne pourraient paraître que dans trois ans ? sont de plaisantes gens ; mais c’est l’affaire des Cramer, et non la mienne : je ne me charge que de me tuer de travail, et de souscrire.

 

J’ai découvert enfin qui est l’auteur du Droit du Seigneur, ou l’Ecueil du Sage ; c’est M. Le Gouz, jeune maître des comptes de Dijon, et de plus académicien de Dijon. Il est bon de fixer le public par un nom, de peur que le mien ne vienne sur la langue. Vous êtes charmant, continuer la mascarade.

 

Divins anges, tout ce que vous me dites de la compagnie indienne est bel et bon ; mais il est dur de vendre sept cents francs ce qu’on a acheté quatorze cents. Voilà le nœud, voilà le mal, et ce mal n’est pas le seul.

 

Comme j’ai aujourd’hui quinze lettres (1) à écrire, et Pertharite à achever, je m’arrache au doux plaisir d’écrire à mes anges, et je finis en remerciant M. le comte de Choiseul pour la dame du Fresnoy, qui est grosse comme la tonne d’Heidelberg.

 

Est-il vrai que frère Menoux soit condamné aux galères par le parlement de Nancy ? cela serait curieux ; mais il y a peu de ports de mer en Lorraine.

 

Voilà donc M. l’abbé (2) coadjuteur grand-chambrier. Les jésuites lui doivent un compliment.

 

Mille tendres respects.

 

 

1 – On n’a que trois ou quatre de ces lettres. (G.A.)

 

2 – Chauvelin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Vernes.

A Ferney, 25 auguste.

 

 

Je suis très fâché, monsieur, que vous soyez si éloigné de moi (1). Vous devriez bien venir coucher à Ferney, quand vous ne prêchez pas ; il ne faut pas être toujours avec son troupeau ; on peut venir voir quelquefois les bergers du voisinage.

 

Je n’ai point lu l’Âme de M. Charles Bonnet (2) ; il faut qu’il y ait une furieuse tête sous ce bonnet-là ; si l’ouvrage est aussi bon que vous le dites. Je serai fort aise qu’il ait trouvé quelques nouveaux mémoires sur l’âme ; le troisième chant de Lucrèce me paraissait avoir tout épuisé. Je n’ai pas trop actuellement le temps de lire des livres nouveaux.

 

A l’égard de MM. les traducteurs anglais, ils se pressent trop. Ils voulaient commencer par l’Essai sur les mœurs ; on leur a mandé de n’en rien faire attendu que Gabriel Cramer et Philibert Cramer vont en donner une nouvelle édition un peu plus curieuse que la première. On n’avait donné que quelques soufflets au genre humain dans ces archives de nos sottises ; nous y ajouterons force coups de pied dans le derrière : il faut finir par dire la vérité dans toute son étendue. Si vous veniez chez moi, je vous ferais voir un petit manuscrit indien de trois mille ans qui vous rendrait très ébahi (3).

 

Venez voir mon église ; elle n’est pas encore bénite, et on ne sait encore si elle est calviniste ou papiste. En attendant, j’ai mis sur le frontispice, Deo soli. Voyez si vos damnés de camarades ne devraient pas avoir plus de tendresse pour moi qu’ils n’en ont. Votre plaisant Arabe (4) m’a abandonné tout net, depuis qu’il est de la barbare compagnie : il suffit d’entrer là pour avoir l’âme coriace. Ne vous avisez jamais d’endurcir votre joli petit caractère quand vous serez de la vénérable.

 

Je vous embrasse en Deo solo.

 

Mes compliments à madame de Wolmar, et à son faux germe (5).

 

 

1 – Vernes était à Seligny. (G.A.)

 

2 – Essai analytique sur les facultés de l’âme. (G.A.)

 

3 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article EZOUR-VEIDAM. (G.A.)

 

4 – Abauzit. (G.A.)

 

5 – Nouvelle Héloïse, première partie, lettre LXIII. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Colini.

25 auguste.

 

          Mes yeux me refusent encore le service. Je vous envoie, mon cher Florentin, une lettre pour monseigneur l’électeur, que je n’ai pu écrire moi-même (1). Nous n’avons pas encore commencé notre Corneille ; il n’y a que moi de prêt. S’il restait encore quelque argent aux Français pour faire des souscriptions, ils devraient en faire pour reprendre Pondichéry ; mais il est plus aisé d’imprimer Corneille que d’avoir des flottes. Nous voilà à peu près comme les Italiens : nous n’avons que la gloire des beaux-arts, et encore ne l’avons-nous guère. Adieu ; je voudrais bien vous revoir avant de mourir, et je l’espère encore.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

Ferney, 26 auguste.

 

          Monsieur, ce sera pour moi un honneur infini, un grand encouragement pour les arts, que vous protégez, et pour la jeune héritière du nom de Corneille, qu’on puisse voir à la tête des souscriptions le nom de votre auguste souveraine et le vôtre. Je crois vous avoir déjà mandé que le roi de France souscrit pour la valeur de deux cents exemplaires, et plusieurs princes à proportion. Je me fais une joie extrême de voir cette entreprise honorable secondée par le Mécène de la Russie.

 

          Ce travail ne m’empêchera pas d’amasser toujours des matériaux pour votre monument. Je ne rebuterai rien, dans l’espérance de trouver quelque chose d’utile dans le fatras des plus grandes inutilités. Je suis trompé quelquefois dans mon calcul : j’acquiers quelquefois de gros paquets de manuscrits où je ne trouve rien du tout, d’autres qui ne sont remplis que de satires et d’anecdotes scandaleuses que je ne manque pas de jeter au feu, de peur qu’après moi quelque libraire n’en fasse usage. Heureusement toutes ces satires n’étaient que manuscrites ; et s’il en est quelques-unes qui aient échappé à mes recherches, elles ne feront pas fortune.

 

          Ma santé ne me permet presque plus de sortir de chez moi : la consolation de mes dernières années sera uniquement de travailler pour vous ; car je compte que Corneille ne me coûtera pas plus de quatre à cinq mois : disposez de tout le reste de mes moments. Nous ne tarissons point sur le compte de votre excellence, M. de Soltikof et moi ; nous ne parlons de vous qu’avec enthousiasme. Le cardinal Passionei était le seul homme en Europe qui vous ressemblât : nous venons de le perdre. Il ne reste que vous en Europe qui donniez aux arts une protection distinguée, constante, et éclairée ; et je vous regarde, après Pierre-le-Grand, comme l’homme qui fait le plus de bien à votre nation. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

1761-36

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