CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 35
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à M. l’abbé d’Olivet.
Au château de Ferney, 20 auguste (1).
Vous m’aviez donné, mon cher chancelier, le conseil de ne commenter que les pièces de Corneille qui sont restées au théâtre. Vous vouliez me soulager ainsi d’une partie de mon fardeau, et j’y avais consenti, moins par paresse que par le désir de satisfaire plus tôt le public ; mais j’ai vu que dans la retraite j’avais plus de temps qu’on ne pense, et ayant déjà commenté toutes les pièces de Corneille qu’on représente, je me vois en état de faire quelques notes utiles sur les autres.
Il y a plusieurs anecdotes curieuses qu’il est agréable de savoir. Il y a plus d’une remarque à faire sur la langue. Je trouve, par exemple, plusieurs mots qui ont vieilli parmi nous, qui sont même entièrement oubliés, et dont nos voisins les Anglais se servent heureusement. Ils ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu’il s’en doute ; et ils rendent cette idée par le mot humeur, humour, qu’ils prononcent yumor ; et ils croient qu’ils ont seuls cette humeur, que les autres nations n’ont point de terme pour exprimer ce caractère d’esprit. Cependant c’est un ancien mot de notre langue, employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille. Au reste, quand je dis que cette humeur est une espèce d’urbanité, je parle à un homme instruit, qui sait que nous avons appliqué mal à propos le mot d’urbanité à la politesse, et qu’urbanitas signifiait à Rome précisément ce qu’humour signifie chez les Anglais. C’est en ce sens qu’Horace dit : Frontis ad urbanœ descendi prœmia, et jamais ce mot n’est employé autrement dans cette satire que nous avons sous le nom de Pétrone, et que tant d’hommes sans goût ont prise pour l’ouvrage d’un consul Pétronius.
Le mot partie se trouve encore dans les comédies de Corneille pour esprit. Cet homme a des parties. C’est ce que les Anglais appellent parts. Ce terme était excellent ; car c’est le propre de l’homme de n’avoir que des parties ; on a une sorte d’esprit, une sorte de talent ; mais on ne les a pas tous. Le mot esprit est trop vague ; et quand on vous dit, Cet homme a de l’esprit, vous avez raison de demander duquel.
Que d’expressions nous manquent aujourd’hui, qui étaient énergiques du temps de Corneille ! et que de pertes nous avons faites, soit par pure négligence, soit pas trop de délicatesse ! On assignait, on appointait un temps, un rendez-vous ; celui qui, dans le moment marqué, arrivait au lieu convenu, et qui n’y trouvait par son prometteur, était désappointé. Nous n’avons aucun mot pour exprimer aujourd’hui cette situation d’un homme qui tient sa parole, et à qui on en manque.
Qu’on arrive aux portes d’une ville fermée, on est, quoi ? Nous n’avons plus de mot pour exprimer cette situation : nous disions autrefois forclos ; ce mot très expressif n’est demeuré qu’au barreau. Les affres de la mort, les angoisses d’un cœur navré, n’ont point été remplacées (2).
Nous avons renoncé à des expressions absolument nécessaires, dont les Anglais se sont heureusement enrichis. Une rue, un chemin sans issue, s’exprimait si bien par non-passe, impasse, que les Anglais ont imité ! et nous sommes réduits au mot bas et impertinent de cul-de-sac, qui revient si souvent, et qui déshonore la langue française.
Je ne finirais point sur cet article, si je voulais surtout entrer ici dans le détail des phrases heureuses que nous avions prises des Italiens, et que nous avons abandonnées. Ce n’est pas d’ailleurs que notre langue ne soit abondante et énergique ; mais elle pourrait l’être bien davantage. Ce qui nous a ôté une partie de nos richesses, c’est cette multitude de livres frivoles, dans lesquels on ne trouve que le style de la conversation, et un vain ramas de phrases usées et d’expressions impropres. C’est cette malheureuse abondance qui nous appauvrit.
Je passe à un article plus important, qui me détermine à commenter jusqu’à Pertharite. C’est que dans ces ruines on trouve des trésors cachés. Qui croirait, par exemple, que le germe de Pyrrhus et d’Andromaque est dans Pertharite ? qui croirait que Racine en ait pris les sentiments, les vers même ? Rien n’est pourtant plus vrai, rien n’est plus palpable. Un Grimoald, dans Corneille, menace une Rodelinde de faire périr son fils au berceau, si elle ne l’épouse.
Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
Le va faire périr, ou le faire régner.
Acte. III, sc. I.
Pyrrhus dit précisément, dans la même situation,
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.
Andr., act. III, sc. VII.
Grimoald, dans Corneille veut punir
. . . . . . . . . . . . sur ce fils innocent
La dureté d’un cœur si peu reconnaissant.
Acte. III, sc. I.
Pyrrhus dit, dans Racine :
Le fils me répondra des mépris de la mère.
Acte. I, sc. I.
Rodelinde dit à Grimoald :
Comte, pense-s-y bien, et, pour m’avoir aimée,
N’imprime point de tache à tant de renommée ;
Ne crois que ta vertu, laisse-la seule agir,
De peur qu’un tel effort ne te donne à rougir.
On publierait de toi que le cœur d’une femme,
Plus que ta propre gloire, aurait touché ton âme ;
On dirait qu’un héros si grand, si renommé,
Ne serait qu’un tyran, s’il n’avait point aimé.
Acte. II, sc. V.
Andromaque dit à Pyrrhus :
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse,
Et qu’un dessein si beau, si grand, si généreux,
Passe pour le transport d’un esprit amoureux !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Non, non, d’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur
Sans lui faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile ;
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.
Acte. I, sc. II.
L’imitation est visible ; la ressemblance est entière. Il y a bien plus, et je vais vous étonner : tout le fond des scènes d’Oreste et d’Hermione est pris d’un Garibalde et d’un Eduige, personnages inconnus de cette malheureuse pièce inconnue. Quand il n’y aurait que ces noms barbares, ils eussent suffi pour faire tomber Pertharite ; et c’est à quoi Boileau fait allusion quand il dit,
Qui de tant de héros va choisir Childebrand.
Mais Garibalde, tout Garibalde qu’il est, ne laisse pas de jouer avec son Eduige absolument le même rôle qu’Oreste avec Hermione. Eduige aime encore Grimoald, comme Hermione aime Pyrrhus : elle veut que Garibalde la venge d’un traître qui la quitte pour Rodelinde. Hermione veut qu’Oreste la venge de Pyrrhus, qui la quitte pour Andromaque.
EDUIGE.
Pour gagner mon amour il faut servir ma haine.
Perth., acte II, sc. I.
HERMIONE.
Vengez-moi, je crois tout.
Andr., actye IV, sc. III.
GARIBALDE.
Le pourrez-vous, madame ? et savez-vous vos forces ?
Savez-vous de l’amour quelle sont les amorces ?
Savez-vous ce qu’il peut ? et qu’un visage aimé
Est toujours trop aimable à ce qu’il a charmé ?
Non, vous vous abusez, votre cœur vous abuse.
Perth., acte II, sc. I.
ORESTE.
Et vous le haïssez ! Avouez-le, madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme ;
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.
Andr., acte II, sc. II.
Ces idées que le génie de Corneille avait jetées au hasard, sans en profiter, le goût de Racine les a recueillies et les a mises en œuvre il a tiré de l’or, en cette occasion, de stercore Ennii.
Corneille ne consultait personne, et Racine consultait Boileau ; ainsi l’un tomba toujours depuis Héraclius, et l’autre s’éleva continuellement.
On croit assez communément que Racine amollit et avilit même le théâtre par ces déclarations d’amour, qui ne sont que trop en possession de notre scène. Mais la vérité me force d’avouer que Corneille en usait ainsi avant lui, et que Rotrou n’y manquait pas avant Corneille.
Il n’y aucune de leurs pièces qui ne soit fondée en partie sur cette passion ; la seule différence est qu’ils ne l’ont jamais bien traitée, qu’ils n’ont jamais parlé au cœur, qu’ils n’ont jamais attendri : l’amour n’a été touchant que dans les scènes du Cid, imitées de Guillain de Castro ; et Corneille a mis de l’amour jusque dans le sujet terrible d’Œdipe.
Vous savez que j’osai traiter ce sujet il y a quarante-sept ans. J’ai encore la lettre de M. Dacier, à qui je montrai le troisième acte, imité de Sophocle. Il m’exhorte, dans cette lettre de 1714 (3), à introduire les chœurs, et à ne point parler d’amour dans un sujet où cette passion est si impertinente. Je suivis son conseil, je lus l’esquisse de la pièce aux comédiens. Ils me forcèrent à retrancher une partie des chœurs, et à mettre au moins quelque souvenir d’amour dans Philoctète, afin, disaient-ils, qu’on pardonnât l’insipidité de Jocaste et d’Œdipe en faveur des sentiments de Philoctète.
Le peu de chœurs même que je laissai ne furent point exécutés. Tel était le détestable goût de ce temps-là. On représenta quelque temps après Athalie, ce chef-d’œuvre du théâtre. La nation dut apprendre que la scène pouvait se passer d’un genre qui dégénère quelquefois en idylle et en églogue. Mais comme Athalie était soutenue par le pathétique de la religion, on s’imagina qu’il fallait toujours de l’amour dans les sujets profanes.
Enfin, Mérope, et en dernier lieu Oreste, ont ouvert les yeux du public. Je suis persuadé que l’auteur d’Electre (4) pense comme moi, et que jamais il n’eût mis deux intrigues d’amour dans le plus sublime et le plus effrayant sujet de l’antiquité, s’il n’y avait été forcé par la malheureuse habitude qu’on s’était faite de tout défigurer par ces intrigues puériles, étrangères au sujet : on en sentait le ridicule, et on l’exigeait des autres.
Les étrangers se moquaient de nous ; mais nous n’en savions rien. Nous pensions qu’une femme ne pouvait paraître sur la scène sans dire j’aime en cent façons, et en vers chargés d’épithète et de chevilles. On n’entendait que ma flamme, et mon âme ; mes feux, et mes vœux ; mon cœur, et mon vainqueur. Je reviens à Corneille, qui s’est élevé au-dessus de ces petitesses dans ses belles scènes des Horaces, de Cinna, de Pompée, etc. Je reviens à vous dire que toutes ses pièces pourront fournir quelques anecdotes et quelques réflexions intéressantes.
Ne vous effrayez pas si tous ces commentaires produisent autant de volumes que votre Cicéron. Engagez l’Académie à me continuer ses bontés, ses leçons, et surtout donnez-lui l’exemple (5). Les libraires de Genève qui entreprennent cette édition, avec le consentement de la compagnie, disent que jamais livre n’aura été donné à si bas prix. Il faut que cela soit ainsi, afin que ceux dont la fortune n’égale pas le goût et les lumières puissent jouir commodément de ce petit avantage. On compte même le présenter aux gens de lettres qui ne seraient pas en état de l’acquérir. C’est d’ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes puissants et riches qu’on donne son ouvrage : on doit faire précisément le contraire ; c’est à eux à le payer noblement, et c’est aussi le parti que prennent, dans cette entreprise, les premiers de la nation, et ceux qui ont des places considérables : ils se sont fait un honneur de rendre ce qu’on doit au grand Corneille près de cent ans après sa mort, et dans les temps les plus difficiles.
Je crois même qu’il n’y a point d’exemple, dans l’histoire de notre littérature, de ce qui vient d’arriver. Figurez-vous que deux personnes que je n’ai jamais eu l’honneur de voir, à qui je n’avais même jamais écrit, et que je n’avais point fait solliciter, ont seules commencé cette entreprise, avec un zèle sans lequel elle n’aurait jamais réussi.
L’une est madame la duchesse de Grammont (6), qui l’a protégée, l’a recommandée, a fait souscrire un nombre considérable d’étrangers, et qui enfin, n’écoutant que sa générosité et sa grandeur d’âme, a fait pour mademoiselle Corneille tout ce qu’elle aurait fait, si cette jeune héritière d’un si beau nom avait eu le bonheur d’être connue d’elle.
Je vous avoue, mon cher confrère, que les pièces du grand Corneille ne m’ont pas plus touché que cet événement. Notre autre bienfaiteur (le croiriez-vous ?) est le banquier de la cour, M. de La Borde, qui, sans me connaître, sans m’en prévenir, a procuré plus de cent souscriptions ; et c’est une chose que nous n’avons apprise ici que quand elle a été faite.
Pendant qu’on favorisait ainsi notre entreprise avec tant de générosité sans que je le susse, je prenais la liberté de faire supplier le roi, notre protecteur, de permettre que son nom fût à la tête de nos souscripteurs. Je proposais qu’il voulût bien nous encourager pour la valeur de cinquante exemplaires, il en prenait deux cents. J’en demandais une douzaine à son altesse royale monseigneur l’infant duc de Parme, il a souscrit pour trente. Nos princes du sang ont presque tous souscrit. M. le duc de Choiseul s’est fait inscrire pour vingt. Madame la marquise de Pompadour, à qui je n’en avais pas même écrit, en a pris cinquante.
Monsieur son frère, douze.
Parmi nos académiciens (7), M. le comte de Clermont, M. le cardinal de Bernis, M. le maréchal de Richelieu, M. le duc de Nivernais, se sont signalés les premiers.
Non seulement M. Watelet prend cinq exemplaires, mais il a la bonté de dessiner et de graver le frontispice. Il nous aide de ses talents et de son argent.
Enfin, que direz-vous quand je vous apprendrai que M. Bouret, qui me connaît à peine, a souscrit pour vingt-quatre exemplaires ?
Tout cela s’est fait avant qu’il y eût la moindre annonce imprimée, avant qu’on sût de quel prix serait le livre.
La compagnie des fermes générales a souscrit pour soixante.
Plusieurs autres compagnies ont suivi cet exemple.
Cette noble émulation devient générale. A peine le premier bruit de cette édition projetée s’est répandu en Allemagne, que monseigneur l’électeur palatin, madame la duchesse de Saxe-Gotha, se sont empressés de la favoriser.
A Londres, nous avons eu milord Chesterfield, milord Littleton, M. Fox le secrétaire d’Etat, M. le duc de Gordon, M. Crawford, et plusieurs autres (8).
Vous voyez, mon cher confrère, que tandis que la politique divise les nations, et que le fanatisme divise les citoyens, les belles-lettres les réunissent. Quel plus bel éloge des arts, et quel éloge plus vrai ! Autant on a de mépris pour des misérables qui déshonorent la littérature par leurs infamies périodiques, et pour d’autres misérables qui la persécutent, autant on a de respect pour Corneille dans toute l’Europe.
Les libraires de Genève qui entreprennent cette édition entrent généreusement dans toutes nos vues ; ils sont d’une famille qui depuis longtemps est dans les conseils ; l’un d’eux en est membre. Ils pensent comme on doit penser ; nul intérêt, tout pour l’honneur.
Ils ne recevront d’argent de personne avant d’avoir donné le premier volume. Ils livreront pour deux louis d’or douze ou treize tomes in-8° avec trente-trois belles estampes. Il y a certainement beaucoup de perte. Ce n’est donc point par vanité que j’ai osé souscrire pour cent exemplaires, c’était une nécessité absolue ; et sans les bienfaits du roi, sans les générosités qui viennent à notre secours, l’entreprise était au rang de tant de projets approuvés et évanouis.
Je vous demande pardon d’une si longue lettre : vous savez que les commentateurs ne finissent point, et souvent ne disent que ce qui est inutile.
Si vous voulez que je dise de bonnes choses, écrivez-moi, etc.
1 – Cette lettre parut le 1er octobre dans le Journal encyclopédique, puis elle fut imprimée séparément avec quelques variantes. (G.A.)
2 – Cet alinéa fut ajouté en 1765. (G.A.)
3 – De 1713, dit le Commentaire historique.(G.A.)
4 – Crébillon. (G.A.)
5 – Fin de la lettre en 1765. (G.A.)
6 – Sœur et maîtresse du duc de Choiseul. (G.A.)
7 – Dans le Journal encyclopédique, on lisait :
« Parmi nos académiciens, monseigneur le comte de Clermont, M. le cardinal de Bernis, M. le maréchal de Richelieu, M. le duc de Nivernais, M. Duclos, M. d’Alembert, M. Watelet, se sont signalés les premiers.
Plusieurs particuliers ont suivi ce noble exemple. Enfin que direz-vous, etc. »
8 – Pitt ne répondit à la lettre que Voltaire lui avait écrite qu’au mois de septembre. (G.A.)