CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 34
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à M. de Mairan.
A Ferney, 16 auguste.
Votre lettre du 2 auguste, monsieur, me flatte autant qu’elle m’instruit. Vous m’avez donné un peu de vanité toute ma vie ; car il me semble que j’ai été de votre avis sur tout. J’ai pensé invariablement comme vous sur l’estimation des forces (1), malgré la mauvaise foi de Maupertuis, et même de Bernouilli, et de Musschenbroeck : et comme les vieillards aiment à conter, je vous dirai qu’en passant à Leyde, le frère Musschenbroeck, qui était un bon machiniste et un bon homme, me dit : « Monsieur, les partisans des carrés de la vitesse sont des fripons ; mais je n’ose pas le dire. »
J’ai été entièrement de votre opinion sur l’aurore boréale, et je souscris à tout ce que vous dites sur le mont Olympe, d’autant plus que vous citez Homère. J’ai toujours été persuadé que les phénomènes célestes ont été en grande partie la source des fables. Il a tonné sur une montagne dont le sommet est inaccessible ; donc il y a des dieux qui habitent sur cette montagne, et qui lancent le tonnerre : le soleil paraît courir d’orient en occident ; donc il a de bons chevaux : la lune parcourt un moins grand espace ; donc, si le soleil a quatre chevaux, la lune doit n’en avoir que deux : il ne pleut point sur la tête de celui qui voit un arc-en-ciel ; donc l’arc-en-ciel est un signe qu’il n’y aura jamais de déluge, etc., etc.
Je n’ai jamais osé vous braver, monsieur, que sur les Egyptiens ; et je croirai que ce peuple est très nouveau, jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’un pays inondé tous les ans, et par conséquent inhabitable sans le secours des plus grands travaux, a été pourtant habité avant les belles plaines de l’Asie.
Tous vos doutes et toutes vos sages réflexions envoyées au jésuite Parennin (2) sont d’un philosophe ; mais Parennin était sur les lieux, et vous savez que ni lui ni personne n’ont pensé que les adorateurs d’un chien et d’un bœuf aient instruit le gouvernement chinois, adorateur d’un seul Dieu depuis environ cinq mille ans. Pour nous autres barbares qui existons d’hier, et qui devons notre religion à un petit peuple abominable, rogneur d’espèces, et marchand de vieilles culottes, je ne vous en parle pas ; car nous n’avons été que des polissons en tout genre jusqu’à l’établissement de l’Académie, et au phénomène du Cid.
Je suis persuadé, monsieur, que vous vous intéresserez à la gloire du grand Corneille. Pressez l’Académie, je vous en supplie, de vouloir bien me renvoyer incessamment l’épître dédicatoire que je lui adresse, la préface du Cid, les notes sur le Cid, les Horace, et Cinna, afin que je commence à élever le monument que je destine à la gloire de la nation. Il me faut la sanction de l’Académie. Je corrigerai sur-le-champ tout ce que vous aurez trouvé défectueux ; car je corrige encore plus vite et plus volontiers que je ne compose.
Je crois, monsieur, que vous voyez quelquefois madame Geoffrin ; je vous supplie de lui dire combien mademoiselle Corneille et moi nous sommes touchés de son procédé généreux. Elle a souscrit pour la valeur de six exemplaires : elle ne pouvait répondre plus noblement aux impertinences d’un factum ridicule (3), dont assurément mademoiselle Corneille n’est point complice. Cette jeune personne a autant de naïveté que Pierre Corneille avait de grandeur. On lui lisait Cinna ces jours passés quand elle entendit ce vers :
Je vous aime, Emilie, et le ciel me foudroie, etc.
Act. III, sc. IV.
Fi donc, dit-elle, ne prononcez pas ces vilains mots-là. C’est de votre oncle, lui répondit-on. Tant pis, dit-elle ; est-ce qu’on parle ainsi à sa maîtresse ?
Adieu, monsieur ; je recommande l’oncle et la nièce à votre zèle, à votre diligence, à votre bon goût, à vos bontés. Je vous félicite d’une vieillesse plus saine que la mienne ; vivez aussi longtemps que le secrétaire votre prédécesseur (4), dont vous avez le mérite, l’érudition, et les grâces. Le Suisse V.
1 – Voyez, section SCIENCES, le Mémoire sur la mesure des forces motrices. (G.A.)
2 – Lettres de M. de Mairan au P. Parennin, contenant diverses questions sur la Chine. (G.A.)
3 – Voyez tome VI, page 27. (G.A.)
4 – Fontenelle, qui vécut cent ans. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
A Ferney, 16 auguste.
Nous sommes vieux l’un et l’autre, mon cher Cicéron ; par conséquent il faut se presser. J’ai envoyé à M. le secrétaire perpétuel de l’Académie (1) l’épître dédicatoire adressée à la compagnie, les commentaires sur les Horaces et sur Cinna, et la préface du Cid. Je vous envoie les remarques sur le Cid : et je vous supplie, vous qui êtes si au fait de l’histoire littéraire de ce temps-là, de m’aider de vos lumières. J’attends de votre ancienne amitié que vous voudrez bien presser un peu l’ouvrage. Nous n’attendons, pour commencer l’impression, que l’approbation du corps auquel je dédie ce monument, qui me paraît assez honorable pour notre nation.
Presque tous les amateurs s’accordent à désirer un commentaire perpétuel sur toutes les tragédies de Pierre Corneille. Cet ouvrage n’est ni aussi long ni aussi difficile qu’on le pense pour un homme qui depuis longtemps a fait une lecture assidue et réfléchie de toutes ces pièces : il n’en est point qui n’ait de beaux endroits. Les remarques sur les fautes pourront être utiles, et les remarques historiques pourront être intéressantes.
Je ne m’embarrasse point de la manière dont les Cramer imprimeront l’ouvrage : c’est leur affaire. Il y aura probablement six ou sept volumes in 4° ; et à deux louis d’or l’exemplaire il y aurait beaucoup de perte, sans la protection que le roi et les premiers du royaume accordent à cette entreprise. J’aurai peut-être l’honneur d’y contribuer autant que le roi même ; car il faudra que je fasse toutes les avances, et que je supplée toutes les non-valeurs ; mais il n’y a rien qu’on ne fasse pour satisfaire ses passions ; et la mienne est d’élever avant ma mort un monument dont la nation me sache quelque gré. Vous voyez que j’ai puisé un peu de vanité dans la lecture de votre Cicéron ; mais je vous avertis qu’il n’y a rien de fait, si l’Académie ne me seconde pas.
Je supplie M. le secrétaire de marquer en marge tout ce qu’il faudra que je corrige, et je le corrigerai sur-le-champ ; je ne fatiguerai pas l’Académie de mes observations sur Pertharite, Agésilas, Suréna, Attila, Andromède, la Toison d’or, Pulchérie, en un mot sur les pièces qu’on ne joue jamais, et dont le commentaire sera très court ; mais je prendrai la liberté de la consulter sur tous mes doutes. Vous sentez qu’il est important qu’un tel ouvrage ait la sanction du corps, et qu’on puisse faire un livre classique qui sera l’instruction des étrangers et des Français.
Couronnez votre carrière, mon cher ami, en donnant tous vos soins au succès de notre entreprise.
Je suis obligé de dicter tout ce que j’écris, attendu qu’il ne me reste plus guère que la parole, et que je dicte en me levant, en me couchant, en mangeant, et en souffrant. Vale, care Olivete.
1 – Duclos. (G.A.)
à M. Le Brun.
Ferney, 16 auguste (1).
Je fais mon compliment à Tyrtée, et je me flatte que sa trompette héroïque animera les courages.
On vous a trompé, monsieur, si l’on vous a dit que la rente que j’ai mise sur la tête de mademoiselle Corneille est pour son père, ou bien vous avez mis M. Corneille pour mademoiselle dans votre lettre. Elle a beaucoup de talents et un très aimable caractère J’en suis tous les jours plus content, et je ne fais que mon devoir en m’occupant de sa fortune et de la gloire de son oncle.
J’aurais souhaité que le nom de M. le prince de Conti eût honoré la liste de ceux qui ont souscrit pour l’oncle et pour la nièce.
Agréez, monsieur, mes sincères remerciements de votre ode. Les suffrages du public, et les aboiements de Fréron, contribueront également à votre gloire
Vous ne doutez pas des sentiments de votre obéissant serviteur.
1 – C’est à tort qu’on a toujours daté cette lettre du 16 Avril 1761 ; elle est du 16 auguste 1761 ou du 16 avril 1762. (G.A.)
à M. de la Fargue.
Ferney, 16 auguste 1761.
Moins je mérite vos beaux vers, monsieur, et plus j’en suis touché. Les belles reçoivent froidement les cajoleries ; mais les laides y sont fort sensibles. Je vous répondrais en vers, si je n’étais pas entièrement occupé de ceux de Corneille. Chaque moment que je dérobe au commentaire que j’ai promis sur les ouvrages de ce grand homme est un larcin que je lui fais ; mais je ne puis me refuser au plaisir de vous remercier, et de vous dire avec combien d’estime j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 18 auguste 1761.
J’ai connu des gens, madame, qui se plaignaient de vivre avec des sots, et vous vous plaignez de vivre avec des gens d’esprit. Si vous avez imaginé que vous retrouveriez la politesse et les agréments des La Fare et des Saint-Aulaire, l’imagination des Chaulieu, le brillant d’un duc de La Feuillade, et tout le mérite du présent Hénault, dans nos littérateurs d’aujourd’hui, je vous conseille de décompter.
Vous ne sauriez, dites-vous, vous intéresser à la chose publique. C’est assurément le meilleur parti qu’on puisse prendre : mais si vous étiez comme moi exposée à donner à dîner tous les jours à des Russes, à des Anglais, à des Allemands, vous seriez un peu embarrassée d’être Française.
Je m’occupe du temps passé pour me dépiquer du temps présent. Je crois qu’il vaut mieux commenter Corneille que de lire ce qu’on fait aujourd’hui. Toutes les nouvelles affligent, et presque tous les nouveaux livres impatientent.
Mon commentaire impatientera aussi ; car il sera fort long. C’est une entreprise terrible que de discuter Cinna et Agésilas, Rodogune et Attila, le Cid et Perthurite. Je ne crois pas que, depuis Scaliger, il y ait eu un plus grand pédant que moi. L’ouvrage contiendra sept ou huit gros volumes cela fait trembler.
Vous devez, madame, avoir actuellement M. le président Hénault : il faut que vous me protégiez auprès de lui. J’ai envoyé à l’Académie l’épître dédicatoire, que je crois curieuse ; la préface sur le Cid, dans laquelle il y aussi quelques anecdotes qui pourront vous amuser ; les notes sur le Cid, sur les Horaces, sur Cinna, Pompée, Heraclius, Rodogune, qui ne vous amuseront point, parce qu’il faut avoir le texte sous les yeux.
Je voudrais bien que M. le président Hénault prît tout cela chez M. le secrétaire, et qu’il en dît son avis à M. de Nivernais. Je crois qu’il conviendrait qu’ils allassent tous deux à l’Académie, et qu’ils me jugeassent ; car il me faut la sanction de la compagnie, et que l’ouvrage, qui lui est dédié, ne se fasse que de concert avec elle. Je ne suis point du tout jaloux de mes opinions ; mais je le suis de pouvoir être utile, et je ne peux l’être qu’avec l’approbation de l’Académie. C’est une négociation que je mets entre vos mains, madame ; celle de M. de Bussi (1) sera plus difficile.
Vous vous plaignez de n’avoir rien qui vous occupe : occupez-vous de Pierre Corneille, il en vaut la peine par son sublime et par l’excès de ses misères.
Je vous sais bon gré, madame, de lire l’Histoire d’Angleterre par Thoyras, vous la trouverez plus exacte, plus profonde et plus intéressante que celle de notre insipide Daniel. Je ne pardonnerai jamais à ce jésuite d’avoir plus parlé de frère Cotton que de Henri IV, et de laisser à peine entrevoir que ce Henri IV soit un grand homme.
Si vous aimez l’histoire, je vous en enverrai une dans quelques mois (2), qui est fort insolente, et que je crois vraie d’un bout à l’autre ; mais actuellement laissez-moi avec le grand Corneille.
Je vous réitère, madame, les remerciements de ma petite élève, qui porte un si beau nom, et qui ne s’en doute pas. Je me mets aux pieds de madame la duchesse de Luxembourg.
Adieu, madame ; vivez aussi heureuse qu’il est possible ; tolérez la vie : vous savez que peu de personnes en jouissent. Vous vous êtes accoutumée à vos privations ; vous avez des amis, vous êtes sûre que quand on vient vous voir, c’est pour vous-même. Je regretterai toujours de n’avoir point cet honneur, et je vous serai attaché bien véritablement jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – En Angleterre, pour préparer les bases d’une pacification générale. (G.A.)
2 – La nouvelle édition de l’Essai sur l’Histoire générale. (G.A.)
à M. Duclos.
18 auguste 1761.
J’ai toujours oublié, monsieur, de vous parler de la personne qui prétendait vous apporter des papiers de ma part. Je n’ai eu l’honneur de vous en adresser que par M. d’Argental. Vous avez dû recevoir l’épître dédicatoire à la compagnie, la préface sur le Cid, les notes sur le Cid, les Horaces et Cinna. Je vous prie de communiquer le tout à M. le duc de Nivernais et à M. le président Hénault ; mais il serait plus convenable encore que le tout fût examiné à l’Académie ; vos observations feraient ma loi. Les autres pièces suivront immédiatement, et les Cramer commenceront à imprimer sans aucun délai.
Les souscriptions que nous avons suffiront pour entamer l’entreprise, en cas que nous puissions compter sur le paiement des quatre cents louis que le roi daigne accorder. Nous comptons même être en état de prier les gens de lettres qui ne sont pas riches de vouloir bien accepter un exemplaire comme un hommage que nous devons à leurs lumières, sans recevoir d’eux un paiement qui ne doit être fait que par ceux que la fortune met en état de favoriser les arts. Il me paraît qu’une condition essentielle pour cet ouvrage, assez important et dédié à l’Académie, est que les noms des académiciens se trouvent dans la liste des souscripteurs.
M. le duc de Nivernais a commencé par souscrire pour 12 exemplaires.
M. le cardinal de Bernis 12 exemplaires.
M. le duc de Richelieu 12 exemplaires.
M. le duc de Villars 6 exemplaires.
M. le comte de Clermont 6 exemplaires.
M. le président Hénault 2 exemplaires.
Je prends la liberté, en qualité d’entrepreneur de cette affaire, et de père de mademoiselle Corneille, de souscrire pour cent. Ce n’est point par vanité, c’est pas nécessité, parce que si l’on se sert de grand papier, et s’il y a huit volumes, comme le prétendent MM. Cramer, les frais iront à cinquante mille livres.
J’avais écrit à M. le coadjuteur (1), en le remerciant de la bonté qu’il a eue de m’envoyer son discours, et à M. Watelet, connu par son goût pour les arts, et par ses talents : je n’en ai point eu de réponse. Je vous avouerai qu’il serait honteux pour l’académie, dont tant de grands seigneurs sont membres, que des fermiers-généraux tissent plus qu’elle en cette occasion : cela jetterait même sur notre compagnie un ridicule dont les Fréron n’abuseraient que trop. M. l’archevêque de Lyon (2) souscrira comme le cardinal de Bernis ; mais pour imprimer son nom dans la liste, il convient qu’il soit appuyé de celui du coadjuteur de Strasbourg, et du précepteur de M. le duc de Bourgogne (3). C’est ce que vous pouvez proposer, monsieur, avec plus de bienséance que personne, dans la place où vous êtes.
Sera-t-il dit que nos grands seigneurs ne viendront à l’Académie que le jour de leur réception, qu’ils se contenteront de faire un discours, et qu’ils dédaigneront d’entrer dans un dessein honorable pour l’Académie et pour la France ? Je compte sur vous, monsieur, comme sur le protecteur le plus vif de cette entreprise digne de vous. Je vous prie de m’éclairer et de me soutenir dans toutes les difficultés attachées à tout ce qui est nouveau et estimable.
Je prévois que MM. Cramer persisteront dans la résolution de donner l’édition in-4° tome à tome, de trois en trois mois, sans aucunes estampes, et que l’ouvrage qui coûterait au moins trois louis d’or chez les libraires, n’en coûtera que deux. Il y aurait une très grande perte sans les bontés du roi et de plusieurs princes de l’Europe, sans la générosité de M. le duc de Choiseul et de madame de Pompadour.
Ce ne sont point proprement des souscriptions qu’on demande ; il n’y a point de conditions à faire avec ceux qui donnent leur temps, leur argent, et leur travail, pour l’honneur de la nation. Nous ne demandons que le nom de quiconque voudra avoir un livre utile à bon marché, afin que les libraires proportionnent le nombre des exemplaires au nombre des demandeurs, et que ceux qui auront eu la bassesse de craindre de donner deux louis pour s’instruire ne puissent jamais avoir un livre qu’ils seraient indignes de posséder. Pardon de ma noble colère.
Je compte absolument sur vous, au nom de Pierre et de Marie Corneille.
1 – Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, plus tard cardinal, fameux par l’Affaire du collier. (G.A.)
2 – Montazet. (G.A.)
3 – Coëtlosquer. (G.A.)