CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 33
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à M. le marquis Albergati Capacelli.
Au château de Ferney, par Genève,
11 auguste (1).
Vous verrez, mon cher monsieur, l’état où je suis par ma lettre à M. Paradisi (2), que je vous envoie toute ouverte. Si jamais je retrouve des yeux et de la santé, j’en ferai bien usage pour cultiver votre commerce charmant. La belle lettre que vous me fîtes l’honneur de m’écrire, il y a quelque temps, a été reçue en France avec un applaudissement universel. On n’a pas été surpris que vous pensiez bien ; mais on l’a été que vous écriviez en notre langue avec tant de pureté et d’énergie.
Dans le temps que je pouvais lire, j’ai lu avec un plaisir extrême les tragédies de M. Varano (3), et quand j’aurai des yeux, je les relirai encore. Oserai-je vous supplier de faire mes excuses à M. Algarotti, auquel je voudrais écrire, et auquel je n’écris point ? Non seulement il faut qu’il me pardonne, mais qu’il me plaigne.
Adieu, monsieur, aveugle ou borgne, je prends la liberté de vous aimer autant que je vous estime. Votre obéissant serviteur.
1 - Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
3 – né à Ferrare en 1705, mort en 1788. (G.A.)
à M. Duclos.
Au château de Ferney, par Genève,
13 auguste.
Je vous supplie, monsieur, vous et l’Académie, de prendre bien à cœur Pierre Corneille et Marie Corneille. Il sera peut-être bien ennuyeux de lire mes notes sur les Horaces ; mais, avec un Corneille à la main, le plaisir de lire le texte l’emportera sur le dégoût des notes. Ne faites aucune attention à l’orthographe ; songez que nous sommes Suisses. On écrit comme on peut, et on corrigera le tout à l’impression. Trois ou quatre séances pourront amuser l’Académie, et m’éclaireront beaucoup. Si vous avez le courage d’examiner mon travail, je vous enverrai tous mes commentaires les uns après les autres.
Il me paraît que dans l’Europe on approuve assez mon entreprise. Il faut bien que nous ayons quelque gloire. Pierre nous en donnera, si l’Académie veut bien donner sa sanction aux remarques. Elles sont faites pour les étrangers, et peut-être pour beaucoup de Français.
Je vous demande en grâce de me renvoyer la préface sur le Cid et les notes sur Horace, avec un petit mot au bas qui marque le sentiment de l’Académie. Dès que vous aurez eu la bonté, monsieur, de me renvoyer ces cahiers, je vous dépêcherai le Cid.
A l’égard des souscriptions, elles iront comme elles pourront. Je travaillerai à bon compte, et, s’il le faut, je ferai imprimer à mes dépens. Je crois travailler pour l’honneur de la littérature française ; j’attends de l’Académie des lumières et de la protection.
Adieu, monsieur ; je compte sur votre zèle et sur votre bon Té plus que sur tout le reste.
à M. de la Touraille.
Au château de Ferney, par Genève,
14 auguste (1).
Si je n’étais pas tombé malade, monsieur, et si je n’étais pas même menacé de perdre la vue, j’aurais déjà remercié son altesse sérénissime de la bonté qu’elle a eue et de l’honneur qu’elle m’a fait. L’ouvrage que j’entreprends demanderait de meilleurs yeux et une santé plus robuste. J’espère pourtant que nous viendrons à bout de tout, avec la protection du petit nombre d’hommes qui suivra l’exemple généreux de M. le prince de Condé.
L’ouvrage sera beaucoup plus considérable que je ne croyais ; il contiendra cinq ou six volumes in-4°. J’ai déjà commenté le Cid, Horace, Cinna, Pompée, Polyeucte, Rodogune, et Héraclius, et si je peux me rétablir, le reste suivra bientôt. Les libraires m’ont fait apercevoir qu’il sera impossible d’orner ces ouvrages d’estampes, que chaque exemplaire coûterait alors six louis d’or, au lieu de deux. Quoi qu’il arrive, je donnerai mon temps et mon argent pour le succès d’une entreprise que je crois honorable et utile à la nation. Le désintéressement des frères Cramer, qui entreprennent l’édition sous mes yeux, leur fait un honneur qui est assez rare dans cette profession. J’espère que tout se passera d’une manière qui ne déplaira pas au public.
Permettez-moi, monsieur, de vous marquer ma surprise sur ce que vous me mandez au sujet de la lettre de M. le prince de Condé. Il faut qu’il y ait quelque méprise, et qu’il s’agisse apparemment de quelque autre lettre que son altesse sérénissime aura écrite à quelque étranger sur des objets importants ; car il n’y a pas d’apparence qu’un Français ait jamais publié une lettre d’un prince tel que lui, sur quelque objet que ce puisse être, sans lui en demander la permission ; et ce sont même des permissions que les hommes qui connaissent leur devoir se gardent bien de demander. Je vous supplie, monsieur, de lui présenter mon profond respect et mes vœux sincères pour des succès dignes de son nom et de son courage.
Vous ne doutez pas, monsieur, des sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
Le 15 auguste.
Que les frères m’accusent de paresse, s’ils l’osent. J’ai tout Corneille sur les bras, l’Histoire générale des Mœurs, le Czar, Jeanne, etc., etc, et vingt lettres par jour à répondre. Il faut écrire à M. de La Fargue (1), et je ne sais où le prendre. Il me semble que frère Thieriot sait sa demeure ; il s’agit de ses vers, cela est important. Comment va l’Encyclopédie ? cela est un peu plus important.
Oui, volontiers, que les Sadducéens périssent, mais que les Pharisiens ne soient pas épargnés. On nous défait des chats, mais on nous laisse dévorer par les chiens.
On a eu grand’peine à trouver le Grizel (2) que demandent les frères. C’est grand dommage que, pour notre édification, nous ne puissions pas recouvrer cet ouvrage rare, d’autant plus utile à la bonne cause, qu’il rend la mauvaise extrêmement ridicule.
Frère Thieriot est devenu bien paresseux. Un véritable frère ne devrait-il pas avoir déjà envoyé les Recherches sur le Théâtre (3) ? Il faut le mettre en pénitence. On ne doit pas être tiède sur les ouvrages et sur le sang du grand Corneille. Frère Thieriot, je vous l’ai toujours dit, vous êtes un indolent ; vous n’écrivez que par boutade. Point de nouvelles depuis un mois. Vous retardez l’édition de Corneille : vous êtes coupable. Je ne sais pas trop comment ira cette entreprise. Pour moi, je ne réponds que de mon travail et de mon zèle tant que je respirerai. J’ai déjà commenté six tragédies. Je m’instruis par ce travail ; j’espère que j’en instruirai d’autres, et que le théâtre y gagnera. Si, comme auteur, je n’ai pu servir ma nation, je la servirai du moins comme commentateur.
J’embrasse les frères, et j’abhorre plus que jamais les ennemis de la raison et des lettres.
1 – Il lui écrivit le 16 auguste. (G.A.)
2 – La Conversation de l’intendant des Menus. (G.A.)
3 – Par Beauchamps. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
15 auguste 1761.
Je reçois une lettre de mes anges, du 5 auguste, en revenant d’une représentation de Tancrède, que des comédiens de province nous ont donnée avec assez d’appareil. Je ne dis pas qu’ils aient tous joué comme mademoiselle Clairon ; mais nous avions un père qui faisait pleurer, et c’est ce que votre Brizard ne fera jamais. Il faut pourtant qu’il y ait quelque chose de bon dans cette pièce ; car les hommes, les femmes, et les petits garçons fondaient en larmes. On l’a jouée, Dieu merci, comme je l’ai faite, et elle n’en a pas été plus mauvaise. Les Anglais mêmes pleuraient : nous ne devons plus songer qu’à les attendrir ; mais le petit Bussy (1) n’est point du tout attendrissant.
O mes anges ! je vous prédis que Zulime fera pleurer aussi, malgré ce grand benêt de Ramire à qui je voudrais donner des nazardes.
Il faut que ce soit Fréron qui ait conservé ce vers,
J’abjure un lâche amour qui me tient sous sa loi.
Madame Denis a toujours récité :
J’abjure un lâche amour qui vous ravit ma foi.
Act. V., sc. III
Pierre, que vous autres Français nommez le Cruel, d’après les Italiens, n’était pas plus cruel qu’un autre. On lui donna ce sobriquet pour avoir fait pendre quelques prêtres qui le méritaient bien ; on l’accusa ensuite d’avoir empoisonné sa femme, qui était une grande catin. C’était un jeune homme fier, courageux, violent, passionné, actif, laborieux, un homme tel qu’il en faut au théâtre. Donnez-vous du temps, mes anges, pour cette pièce ; faites-moi vivre encore deux ans, et vous l’aurez.
Je vous remercie de tout mon cœur du Cid. Les comédiens sont des balourds de commencer la pièce par la querelle du comte et de don Diègue ; ils méritent le soufflet qu’on donne au vieux bon homme, et il faut que ce soit à tour de bras. Comment ont-ils pu retrancher la première scène de Chimène et d’Elvire, sans laquelle il est impossible qu’on s’intéresse à un amour dont on n’aura point entendu parler ?
Vous parlez quelquefois de fondements, mes anges, et même, permettez-moi de vous le dire, de fondements dont on peut très bien se passer, et qui servent plus à refroidir qu’à préparer : mais qu’y a-t-il de plus nécessaire que de préparer les regrets et les larmes par l’exposition du plus tendre amour et des plus douces espérances, qui sont détruites tout d’un coup par cette querelle des deux pères ?
Je viens aux souscriptions. Je reçois, dans ce moment, un billet d’un conseiller du roi, contrôleur des rentes, ainsi couché par écrit :
« Je retiens deux exemplaires, et paierai le prix qui sera fixé. Signé Bazard, 8 d’auguste 1761. »
Voilà ce qui s’appelle entendre une affaire. Tout le monde doit en agir comme le sieur Bazard. Les Cramer verront comment ils arrangeront l’édition : ce qui est très sûr, c’est qu’ils en useront avec noblesse. Ce n’est point ici une souscription, c’est un avis que chaque particulier donne aux Cramer qu’il retient un exemplaire, s’il en a envie. Mon lot à moi c’est de bien travailler pour la gloire de Corneille et de ma nation.
Les particuliers auront l’exemplaire, soit in-4°, soit in-8°, pour la moitié moins qu’ils le paieraient chez quelque libraire de l’Europe que ce pût être. Le bénéfice pour mademoiselle Corneille ne viendra que de la générosité du roi, des princes, et des premières personnes de l’Etat, qui voudront favoriser une si noble entreprise. Mademoiselle Corneille a l’obligation à madame de Pompadour et à M. le duc de Choiseul des quatre cents louis que le roi veut bien donner ; mais elle doit être fort mécontente de M. le contrôleur-général, à qui j’ai donné de fort bons dîners aux Délices, et qui ne m’a point fait de réponse sur les quatre cents louis d’or. Je ne demande pas qu’on les paie d’avance ; mais j’écris à M. de Montmartel (2) pour lui demander quatre billets de cent louis chacun, payables à la réception du premier volume : je ne m’embarquerai pas sans cette assurance. Je donne mon temps, mon travail, et mon argent ; il est juste qu’on me seconde, sans quoi il n’y a rien de fait. Je veux accoutumer ma nation à être du moins aussi noble que la nation anglaise, si elle n’est pas aussi brillante dans les quatre parties du monde. Surtout, avant de rien entreprendre, il me faut la sanction de l’Académie. Je vous envoie donc Cinna, mes chers anges, et je vous prie de le recommander à M. Duclos. Quand on m’aura renvoyé l’épître dédicatoire et les observations sur Cinna et les Horaces, j’enverrai le reste. Je souhaite qu’on aille aussi vite que moi ; mais les Français parlent vite, et agissent lentement : leur vivacité est dans les propositions, et non dans l’action. Témoin cent projets que j’ai vus commencés avec chaleur, et abandonnés avec dégoût.
O mes anges ! vous ne me parlez point de l’arrêt contre les jésuites (3) ; je l’ai eu sur-le-champ cet arrêt, et sans vous. Vous me dites un mot du petit Hurtaud, et rien de Pondichéry. J’avoue que le tripot est la plus belle chose du monde ; mais Pondichéry et les jésuites sont quelque chose. Vous me parlez de l’Enfant prodigue, que les comédiens ont gâté absolument, et de Nanine, qu’ils n’ont pu gâter parce que j’y étais. Donnons vite bien des comédies nouvelles ; car lorsque les jansénistes seront les maîtres, ils feront fermer les théâtres.
Nous allons tomber de Charybde en Scylla. O le pauvre royaume ! ô la pauvre nation ! J’écris trop, et je n’ai pas le temps d’écrire.
Mes anges, je baise le bout de vos ailes.
1 – Chargé de négocier la paix à Londres. (G.A.)
2 – Cette lettre manque. (G.A.)
3 – Le 6 août, le parlement fit brûler vingt-quatre gros volumes de théologiens jésuites. (G.A.)