CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 32

Publié le par loveVoltaire

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

2 auguste.

 

          Votre grand-chambrier d’Héricourt vient de mourir, mon cher ange, après s’être lavé les jambes dans notre lac, pour son plaisir. Tronchin dit que c’est pour s’être lavé les jambes. Le fait est qu’il est mort, et que je le regrette parce qu’il n’était ni fanatique ni fripon.

 

          Enfin donc ce que j’ai prédit depuis deux ans est arrivé ; je criais toujours, Pondichéry ou Pontichéry ! et, dans toutes mes lettres, je disais : Prenez garde à Pondichéry ! Ceux qui avaient partie de leur fortune sur la compagnie des Indes n’ont qu’à se recommander aux directeurs de l’hôpital. On a bien raison d’appeler son bien fortune, car un moment le donne, un moment l’ôte. Vous devez avoir eu une semaine brillante à Paris ; il me semble qu’en huit jours vous avez eu un lit de justice (1), la nouvelle d’une bataille perdue (2), la nouvelle de Pondichéry (3), celle des Iles sous le vent (4), celle de la flotte anglaise arrivée devant Oléron, et une comédie de Saint-Foix (5).

 

          Il n’y a pas de quoi rire à tout cela. J’ai le cœur navré. Nous ne pouvons avoir de ressource que dans la paix la plus honteuse et la plus prompte. Je m’imagine toujours, quand il arrive quelque grand désastre, que les Français seront sérieux pendant six semaines. Je n’ai pu encore me corriger de cette idée. Je crois voir tout le monde morne et sans argent, et de là j’infère qu’il ne faut pas précipiter les représentations de la pièce du petit Hurtaud, que, par parenthèse, les comédiens attribuent à Saurin et à Diderot. Préville, qui a le nez plus fin, soutient qu’elle est de votre marmotte des Alpes. Dieu veuille lui ôter de la tête cette opinion ! Mademoiselle Dangeville est fâchée que son rôle de Colette ne soit pas le premier rôle : on aura de la peine à l’apaiser.

 

          M. le duc de Choiseul a bien voulu me mander que les souscriptions cornéliennes vont à merveille. Il y a donc quelque chose qui va bien à Paris. On parle, dans nos rochers, de certaines petites brouilleries qui ont retenti jusqu’aux Alpes. Je crains que M. le duc de Choiseul ne se dégoûte, et qu’il ne quitte un poste fatigant, comme un médecin, appelé trop tard, abandonne son malade ; j’en serais inconsolable.

 

          Aimons le théâtre ; c’est la seule gloire qui nous reste. J’en suis à Héraclius : je commence à l’entendre. En vérité, il n’y a de beau dans cette pièce que quatre vers traduits de l’espagnol. Quand on examine de près les pièces et les hommes, on rabat un peu de l’estime. Il n’y a que mes anges qui gagnent à être vus tous les jours. Mais comment vont les yeux ?

 

          Voici un gros paquet pour notre Académie. Jugez, mes anges ; j’ai autant de foi, pour le moins, à vous qu’à elle.

 

 

1 – 21 Juillet. (G.A.)

 

2 – La bataille de Kirch-Dinker, gagnée, le 16 Juillet, par le prince Ferdinand. (G.A.)

 

3 – Pris le 15 Janvier. (G.A.)

 

4 – La Dominique avait été prise le 6 juin. (G.A.)

 

5 – Le Financier, joué le 20 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

A Ferney, 5 auguste.

 

J’aurai mon corps-saint (1), madame, malgré toutes vos plaisanteries ; et si je n’ai pas un corps entier, j’aurai du moins pied ou aile. Je trouve cette affaire si comique, que je la poursuis très sérieusement ; et j’aurai traité avec le ciel avant que vous vous soyez accommodée avec l’Angleterre.

 

Puisque vous avez, madame, frère Saurin à la Chevrette, je vous prie de vouloir bien vous charger d’une négociation auprès de lui. Vous savez que malgré les calamités du temps il y a quelques souscriptions en faveur de la race de Corneille. Je ne sais pas encore si nos malheurs ne refroidiront pas bien des gens ; mais je travaille toujours à bon compte. J’ai commenté le Cid, Cinna, Médée, Horace, Pompée, Polyeucte, Héraclius, Rodogune ; beautés, défauts, fautes de langage, imitation des étrangers, tout est remarqué au bas des pages pour l’instruction de l’ami lecteur. J’ai envoyé à notre secrétaire perpétuel de l’Académie une préface sur le Cid, et toutes les notes sur les Horaces. Je voudrais bien que M. Saurin, mon confrère, voulût aller à l’Académie, et examiner un peu ma besogne ; personne n’est plus en état que lui de juger de cet ouvrage ; et il est bon qu’il ait la sanction de l’Académie, à laquelle il sera dédié.

 

Quelque chose qui arrive à notre pauvre patrie, Corneille sera toujours respectable aux autres nations, et j’espère que mon petit commentaire sera utile aux étrangers qui apprennent notre langue, et à bien des Français qui croient la savoir. Je m’unis toujours aux saintes prières de tous les frères M. le duc de Villars a pris possession de mes petites Délices ; j’espère qu’il ne lui arrivera pas ce qui vient d’arriver à un beau-frère de M. de La Popelinière, et à un abbé d’Héricourt, conseiller de grand’chambre, qui se sont avisés de venir mourir à Genève pour faire pièce au docteur Tronchin. L’abbé d’Héricourt est une perte, car il était prêtre et conseiller ; et malgré cela il n’était ni fanatique ni fripon.

 

          J’ai dans l’idée, madame, que nous n’aurions point perdu Pondichéry, si M. Dupleix y était resté ; il avait des ressources, nous n’aurions point manqué de vivres. Cette belle aventure me coûte le quart de mon bien.

 

          Adieu, madame ; je désespère de vous revoir, mais je vous serai toujours bien respectueusement attaché.

 

          Une grosse fluxion sur les deux yeux me prive de l’honneur de vous écrire de ma main.

 

 

1 – C’est-à-dire les reliques qu’il avait demandées à Rome. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

A Ferney, 7 auguste.

 

 

          Je crois, mademoiselle, que votre zèle pour l’art tragique est égal à vos grands talents. J’ai beaucoup de choses à vous dire sur ce zèle, qui est aussi noble que votre jeu.

 

          J’ai été très affligé que vos amis aient souffert qu’on ait fait un si pitoyable ouvrage en faveur du théâtre. Si on s’était adressé à moi. J’avais en main des pièces un peu plus décisives que tous les différents ordres dont l’ordre (1) des avocats, des fanatiques, et des sots, a tant abusé contre ce pauvre Huerne. J’ai en main la décision du confesseur du pape Clément XII, décision fondée sur des témoignages plus authentiques que ceux qui ont été allégués dans ce malheureux mémoire. Cette décision du confesseur du pape me fut envoyée il y a plus de vingt ans ; je l’ai heureusement conservée, et j’en ferai usage dans l’édition que j’entreprends de Corneille (2). Elle sera chargée, à chaque page, de remarques utiles sur l’art en général, sur la langue, sur la décence de notre spectacle, sur la déclamation, et je n’oublierai pas mademoiselle Clairon en parlant de Cornélie.

 

          Vous avez été effarouchée d’une lettre (3) que j’ai écrite au sujet d’Electre. J’ai dû l’écrire dans la situation où j’étais, et ne prendre rien sur moi ; et je me flatte que vous avez pardonné à mon embarras.

 

          Vous voulez jouer Zulime. J’ai envoyé la pièce après avoir consumé un temps très précieux à la travailler avec le plus grand soin. Je vous prie très instamment de la jouer comme je l’ai faite, et d’empêcher qu’on ne gâte mon ouvrage. Les acteurs sont intéressés à cette complaisance.

 

          Vous vous apercevrez aisément, mademoiselle, de l’excès du ridicule de l’édition de Tancrède faite à Paris. Vous verrez qu’on a tâché de faire tomber la pièce en l’imprimant, et que si on la joue suivant cette leçon absurde, il est impossible qu’à la longue elle soit soufferte, malgré toute la supériorité de vos talents.

 

          Vous voyez d’un coup d’œil quelle sottise fait Orbassan, en répétant, en quatre mauvais vers (page 32), ce qu’il  a déjà dit, et en le répétant, pour comble de ridicule, sur les mêmes rimes déjà employées au commencement de ce couplet.

 

          Si vous récitez ce mauvais vers,

 

 

On croit qu’à Solamir mon cœur se sacrifie,

 

vous gâtez toute la pièce. Il ne faut pas que vous imaginiez que Solamir ait part à votre condamnation. D’où pouvez-vous savoir qu’on croit vous immoler à Solamir ? que veut dire mon cœur se sacrifie ? Il s’agit bien ici de cœur ! il s’agit d’être exécutée à mort. Vous craignez qu’on n’impute à Tancrède la trahison pour laquelle vous êtes arrêtée, et c’est pour cela que, lorsqu’au troisième acte vous êtes prête d’avouer tout, croyant Tancrède à Messine, vous n’osez plus prononcer son nom dès que vous le voyez à Syracuse ; mais vous ne devez pas penser à Solamir. On a fait un tort irréparable à la pièce en la donnant de la manière dont elle est si ridiculement imprimée.

 

          La seconde scène du second acte est tronquée, et d’une sécheresse insupportable. Si votre père ne vous parle que pour vous condamner, s’il n’est pas désespéré, qui pourra être touché ? qui pourra vous plaindre quand un père ne vous plaint pas ? Sa douleur, la vôtre, ses doutes, vos réponses entrecoupées, ce père infortuné qui vous tend les bras, votre reproche sur sa faiblesse, votre aveu noble que vous avez écrit une lettre, et que vous avez dû l’écrire ; tout cela est théâtral et touchant : il y a plus, cela justifie les chevaliers qui vous condamnent. Si on ne joue pas ainsi la pièce, elle est perdue, elle est au rang de toutes les mauvaises pièces que l’on a données depuis quatre-vingts ans, que le jeu des acteurs fait supporter quelquefois au théâtre, et que tous les connaisseurs méprisent à la lecture. En un mot, l’édition de Prault est ridicule, et me couvre de ridicule. Je serai obligé de la désavouer, puisqu’elle a été faite malgré mes instructions précises. Je vous prie très instamment, mademoiselle, de garder cette lettre, et de la montrer aux acteurs quand on jouera Tancrède.

 

          Je vous fais mon compliment sur la manière dont vous avez joué Electre. Vous avez rendu à l’Europe le théâtre d’Athènes. Vous avez fait voir qu’on peut porter la terreur et la pitié dans l’âme des Français, sans le secours d’un amour impertinent et d’une galanterie de ruelle, aussi déplacés dans Electre qu’ils le seraient dans Cornélie. Introduire dans la pièce de Sophocle une partie carrée (4) d’amants transis est une sottise que tous les gens sensés de l’Europe nous reprochent assez. Tout amour qui n’est pas une passion furieuse et tragique doit être banni du théâtre ; et un amour, quel qu’il soit, serait aussi mal dans Electre que dans Athalie. Vous avez réformé la déclamation, il est temps de réformer la tragédie, et de la purger des amours insipides, comme on a purgé le théâtre des petits-maîtres.

 

          On m’a flatté que vous pourriez venir dans nos retraites : on dit que votre santé a besoin de M. Tronchin. Vous seriez reçue comme vous méritez de l’être, et vous verriez chez moi un assez joli théâtre, que peut-être vous honoreriez de vos talents sublimes, en faveur de l’admiration et de tous les sentiments que ma nièce et moi nous conservons pour vous. Mademoiselle Corneille ne dit pas mal des vers. Ce serait un beau jour pour moi que celui où je verrais la petite-fille du grand Corneille confidente de l’illustre mademoiselle Clairon.

 

 

1 – « La discipline de notre ordre, » avait dit Me Dains en commençant son discours contre le livre de Huerne. (G.A.)

 

2 – Voyez, dans les Commentaires, les remarques sur l’épître dédicatoire de Théodore. (G.A.)

 

3 – Lettre à Lauraguais, laquelle est perdue. (G.A.)

 

4 – Comme a fait Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Duclos.

8 auguste (1).

 

Si vous avez quelquefois du loisir à l’Académie, monsieur, je lui fournirai de l’occupation. Voilà toujours, à bon compte, ma dédicace. Je vous prie d’y trouver des choses crieuses, et que l’Académie l’approuve.

 

J’aurai l’honneur d’envoyer le programme, quand j’aurai consulté des respectables confrères sur quelques commentaires. Celui de Cinna ne tardera pas. Je me flatte que je serai instruit par leurs décisions, et encouragé par le zèle qu’ils montrent pour la mémoire de Corneille et pour l’unique rejeton de cette famille.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Lekain.

Au château de Ferney, 8 auguste.

 

          Mon cher Roscius, je vous écris rarement ; la poste est trop chère pour vous faire payer des lettres inutiles. Je sollicite M. d’Argental pour le jeune débarqué et dégoûté de Prusse. Vous pouvez lui dire que j’ai mieux aimé m’adresser à celui qui tire mes amis de prison qu’à celui qui les y fait mettre.

 

          J’ai lu le mémoire de votre avocat contre les excommuniants ; il y a des choses dont il est à souhaiter qu’il eût été mieux informé. J’avais écrit, il y a quelques années, au confesseur du pape, à un théologien pantalon de Venise, à un prêtre-buggerone de Florence, et à un autre de Rome, pour avoir des autorités sur cette matière ; je crois avoir remis les réponses entre les mains de M. d’Argental.

 

          Cette excommunication est un reste de la barbarie absurde dans laquelle nous avons croupi : cela fait détester ceux qu’on appelle rigoristes ; ce sont des monstres ennemis de la société. On accable les jésuites, et on fait bien ; mais on laisse dormir les jansénistes, et on fait mal ; il faudrait, pour saisir un juste milieu, et pour prendre un parti modéré et honnête, étrangler l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques avec les boyaux de frère Berthier.

 

          Sur ce, je vous embrasse.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

9 auguste.

 

          Ose-t-on parler encore de vers et de prose à Paris, mes divins anges ? les chaleurs et les malheurs ne font-ils par un tort horrible au tripot ?

 

          Je travaille le jour à Corneille, et la nuit à Don Pèdre.

 

          Nos souscriptions pourraient bien se ralentir. Sans la prise de Pondichéry, je ferais tout à mes dépens.

 

          Je vous ai envoyé les remarques sur les Horaces. Voici la préface en forme d’épître dédicatoire, à l’Académie. Je la mets sous vos ailes, et vous daignerez la recommander à Duclos, quand vous l’aurez lue. Il est bon que tout ait la sanction de quarante personnes ; mais j’aurai plus tôt achevé tout l’ouvrage, que l’Académie n’aura lu trente de mes remarques. Un membre va vite, les corps ont peine à se remuer.

 

          Dites-moi net, je vous prie, combien vos amis retiennent d’exemplaires. Tout Corneille commenté en cinq ou six volumes in-4°, c’est marché donné pour deux louis.

 

          Sans le roi et quelques princes, on ne pourrait donner les exemplaires à ce prix.

 

          J’ai un autre placet contre Lambert à vous présenter. Je n’avais pas encore eu le temps de lire son Tancrède ; il s’est plu à me rendre ridicule : jugez-en par cet échantillon (1)… Que faire ? cela est dur ; mais Pondichéry est pis ou pire.

 

          Mes divins anges, que la campagne est belle ! vous ne connaissez pas ce plaisir-là. Et les yeux ? j’écris, moi ; et vous ?

 

 

1 – Suivaient plusieurs citations du Tancrède, édité par Lambert. (G.A.)

 

 

1761 - 32

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