CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 31
Photo de PAPAPOUSS
à Mademoiselle Fel.
Au château de Ferney, par Genève, 29 Juillet (1).
Il me semble, mademoiselle, que je vous dois des remerciements, toutes les années, d’avoir bien voulu venir dans ma petite retraite ; mais il faut que je vous remercie d’une autre sorte de plaisir que vous m’avez fait, et que vous ne savez peut-être pas.
Vous me dites aux Délices qu’il y avait à Paris un homme plein d’esprit et de générosité, dont le plus grand plaisir était celui d’obliger, et que c’était M. de La Borde (2). Je m’en suis souvenu, quand il a été question d’imprimer un Corneille avec des commentaires, et d’en faire une édition magnifique, au profit de la famille infortunée de ce grand homme. J’ai répété mot pour mot à M. de La Borde, très indiscrètement, tout ce que vous m’aviez dit de lui. Je vous assure qu’il n’a pas démenti vos éloges : il favorise cette entreprise avec tout le zèle d’un excellent citoyen, et il m’a écrit une lettre qui fait bien voir qu’il a autant d’esprit que de noblesse d’âme. Je suis si pénétré de tout ce qu’il daigne faire, que je ne puis m’en taire avec vous.
Vous qui avez des talents si supérieurs, mademoiselle, vous sentez bien mieux que personne, combien il sera beau à notre nation de protéger les talents du grand Corneille cent ans après sa mort, et vous devez être flattée que ce soit votre ami, M. de La Borde, qui ait fait les premières démarches. Pardonnez donc à mon enthousiasme, et comptez que nous en avons toujours beaucoup pour vous au pied des Alpes, madame Denis et moi. Recevez, avec votre bonté ordinaire, les sentiments respectueux du vieux Voltaire.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Banquier de la cour. (G.A.)
à M. de Champflour,
ANCIEN LIEUTENANT PARTICULIER, à Clermont en Auvergne.
Au château de Ferney, par Genève, 30 Juillet 1761.
Ayant quitté, monsieur, ma maison des Délices, près de Genève, que j’ai cédée à M. le duc de Villars, j’y ai laissé votre lettre ; mais quoique je ne l’aie pas sous les yeux, elle est dans mon cœur. Je me suis attendri au souvenir de M. votre père, et je vous prie de ne pas douter que je ne prenne toujours un vif intérêt à tout ce qui vous regarde. Vous êtes père de famille depuis longtemps ; vous êtes heureux par votre femme et par vos enfants ; vous l’êtes par votre manière de penser ce sont pour moi autant de sujet de joie ; elle n’est affaiblie que par le grand intervalle qui nous sépare. Je finis ma carrière dans un séjour assez riant, et dans des terres qui ont de beaux privilèges ; il ne me manque que de pouvoir vous assurer de vive voix des sentiments inviolables avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
à M. M*** (1)
Au château de Ferney en Bourgogne,
par Genève, 30 Juillet 1761.
Dans une petite transmigration, monsieur, d’une maison à une autre, la lettre dont vous m’honorâtes en date du 1er juin s’était égarée. Madame du Perron m’ayant appris à qui je devais cette lettre, j’ai été fort honteux ; j’ai cherché longtemps, et j’ai enfin trouvé ; mais ce que je ne trouverai pas, c’est la solution de votre problème. Quand on demanda à Panurge lequel il aimait le mieux d’avoir le nez aussi long que la vue, ou la vue aussi longue que le nez, il répondit qu’il aimait mieux boire.
Vous me demandez lequel est le plus plaisant de savoir tout ce qui s’est fait ou tout ce qui se fera ; c’est une question à faire aux prophètes : ces messieurs, qui connaissaient l’avenir si parfaitement, étaient sans doute instruits également du passé. Il faut être inspiré de Dieu pour savoir bien parfaitement son prétérit, son futur, et même son présent. Notre espèce est fort curieuse et fort ignorante. Celui qui saurait l’avenir saurait probablement de fort sottes et de fort tristes choses, et entre autres l’heure de sa mort ; ce qui n’est pas extrêmement plaisant à contempler. J’aime mieux au fond de la boite de Pandore l’espérance que la science ; et je suis de l’avis d’Horace :
Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit deus.
Lib. , III, od. XXIX.
Ce que je sais le mieux, c’est que j’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.
1 – Cette lettre est peut-être adressée au bourgmestre dont il est question dans la lettre à madame du Deffand du 22 juillet. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
Ce vendredi, juillet 1761.
Vous avez très bien fait, mon cher directeur, de venir chez la protectrice des arts (1). Elle a été flattée de l’hommage du directeur, et, en vérité, vous lui deviez plus que des hommages. Nous devons être pénétrés de reconnaissance. Ce que je craignais est arrivé ; la personne qui ne devait rien savoir sait tout. Mais cet inconvénient ne sert qu’à rendre plus inébranlable une belle âme née pour faire du bien. Plus notre idée sera sue, plus il la faut suivre ; et je vous réponds qu’elle sera suivie. Elle est dans les meilleures mains du monde, comme dans les plus belles. Ceux de nos confrères qui ne se sont point prêtés à un dessein si honorable et si utile ne sentiront qu’un noble et heureux repentir, quand ils verront qu’une personne qu’on ne prendrait que pour Hébé ou pour Flore devient notre Minerve, et encourage le projet qu’ils n’ont pas secondé (2).
Tout ce que je souhaite, c’est que cette époque de la gloire de l’Académie soit jointe à celle de votre directorat ; mais le temps est bien court.
Bonsoir ; je vous embrasse tendrement. Vous pouvez dire hardiment que je ne viens point lire notre ode, parce que je suis plus utilement occupé. L’affaire me paraît sûre. Bonsoir encore une fois.
1 – Madame de Pompadour. (G.A.)
2 – Le projet de commentaire sur les classiques français. (Beuchot.)
à M. le duc de Bouillon.
A Ferney, 31 Juillet 1761.
Vous voilà, monseigneur, comme le marquis de La Fare, qui commença à sentir son talent pour la poésie à peu près à votre âge, quand certains talents plus précieux étaient sur le point de baisser un peu, et de l’avertir qu’il y avait encore d’autres plaisirs.
Ses premiers vers furent pour l’amour, les seconds pour l’abbé de Chaulieu. Vos premiers sont pour moi, cela n’est pas juste ; mais je vous en dois plus de reconnaissance. Vous me dites que j’ai triomphé de mes ennemis ; c’est vous qui faites mon triomphe.
Au pied de mes rochers, au creux de mes vallons
Pourrai-je regretter les rives de la Seine ?
La fille de Corneille écoute mes leçons ;
Je suis chanté par un Turenne :
J’ai pour moi deux grandes maisons
Chez Bellone et chez Melpomène.
A l’abri de ces deux beaux noms,
On peut mépriser les Frérons,
Et contempler gaiement leur sottise et leur haine.
C’est quelque chose d’être heureux :
Mais c’est un grand plaisir de la dire à l’Envie,
De l’abattre à nos pieds, et d’en rire à ses yeux !
Qu’un souper est délicieux,
Quand on brave, en mangeant, les griffes de Harpie !
Font une plaisante harmonie !
Que c’est pour un amant un passe-temps bien doux
D’embrasser la beauté qui subjugue son âme,
Et d’affubler encor du sel de l’épigramme
Un rival fâcheux et jaloux !
Cela n’est pas chrétien, j’en conviens avec vous ;
Mais ces gens le sont-ils ? Ce monde est une guerre ;
On a des ennemis en tout genre, en tous lieux :
Tout mortel combat sur la terre ;
Le diable avec Michel combattit dans les cieux ;
On cabale à la cour, à l’église, à l’armée ;
Au Parnasse on se bat pour un peu de fumée,
Pour un nom, pour du vent : et je conclus au bout
Qu’il faut jouir en paix, et se moquer de tout.
Cependant, monseigneur, tout en riant, on peut faire du bien. Votre altesse en veut faire à mademoiselle Corneille ; vous voulez que je vous taxe pour le nombre des exemplaires ; si je ne consultais que votre cœur, je vous traiterais comme le roi ; vous en seriez pour la valeur de deux cents. Mais comme je sais que vous allez partout semant votre argent, et que souvent il ne vous en reste guère, je me réduis à six, et j’augmenterai le nombre si j’apprends que vous êtes devenu économe. Je supplie votre altesse d’agréer mon profond respect, et de me conserver vos bontés.
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Au château de Ferney, en Bourgogne,
par Genève, 30 Juillet 1761 (1).
Madame, j’ai deux ressemblances avec la grande maîtresse des cœurs : celles des yeux et de l’âme. Mes yeux ne voient presque plus ; mais mon âme voit toujours, madame, et je suis en idée aux pieds de votre altesse sérénissime.
Elle daigne donc s’intéresser à la race de notre grand Corneille ! Je n’en suis pas surpris, puisque ses ouvrages respirent la grandeur et la vertu, et que sa race est malheureuse.
Il me semble que ce Corneille n’a jamais peint des désastres plus grands que ceux qu’on éprouve depuis Cassel jusqu’au fond de la Silésie. Cela finira quand il plaira à Dieu, et non pas quand il plaira aux hommes. On dit que le philosophe Pangloss va partir de Turquie, et qu’il fera un tour à Genève. Je l’interrogerai sur les causes secondes et sur la cause première. Mais surtout, madame, je voudrais l’amener à Gotha : c’est alors qu’il verrait le meilleur des châteaux possibles, et certainement la meilleure des princesses possibles ; mais je ne voudrais point passer au milieu de ces belles armées, qui ne sont point du tout de mon goût. Je n’aime les héros que dans l’histoire et dans la tragédie.
Je n’ai point encore achevé l’histoire de ce héros russe nommé Pierre-le-Grand, attendu que la cour de Pétersbourg me traite à peu près comme Pharaon traitait les Juifs : il leur demandait de la brique et ne leur donnait point de paille. On me demande une histoire, et l’on ne me donne point de matériaux. Il me semble que monseigneur le prince de Brunswick tiendra son coin dans l’histoire ; il s’est couvert de gloire dans toutes ses campagnes. A quoi tout ce fracas aboutira-t-il ? Les choses resteront dans le continent à peu près comme elles étaient. La guerre de César et de Pompée coûta beaucoup moins de sang, mais il en résulta l’empire du monde. C’est peut-être une perfection de l’art militaire de ne faire presque rien avec les plus grandes armées. Les forces étant toujours balancées, il n’en résulte que la misère des peuples : il y a seulement de part et d’autre, cinq ou six cents personnes qui font des fortunes immenses à fournir le nécessaire et le superflu aux meurtriers enrégimentés.
Je suis fâché, madame, de n’avoir plus de papier il faut quitter les réflexions pour présenter mon profond respect et mon inviolable attachement à votre altesse sérénissime. Le vieux Suisse V.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Senac de Meilhan.
Elève du jeune Apollon,
Et non pas de ce vieux Voltaire ;
Elève heureux de la raison,
Et d’un dieu plus charmant qui t’instruisit à plaire,
J’ai lu tes vers brillants et ceux de ta bergère,
Ouvrages de l’esprit, embellis par l’amour :
J’ai cru voir la belle Glycère
Qui chantait Horace à son tour.
Que son esprit me plaît ! que sa beauté te touche !
Elle a tout mon suffrage, elle a tous tes désirs.
Elle a chanté pour toi ; je vois que sur sa bouche
Tu dois trouver tous les plaisirs.
Je réponds bien moi, monsieur, aux choses charmantes que vous m’envoyez ; mais, à mon âge, on a la voix un peu rauque. Lupi Mœrim videre priores ; vox quoque Mœrim deficit.
Présentez, je vous prie, mes obéissances à celui qui a soin de la santé du roi (1), au père de ce qu’il y a de plus aimable.
1 – Senac père, médecin du roi. (G.A.)
à M. Burigny.
Au château de Ferney, Juillet 1761.
Tout ce que je peux vous dire, monsieur, c’est que feu M. Secousse m’écrivit, il y a quelques années, à Berlin, que son oncle avait réglé les droits et les reprises de mademoiselle Desvieux fondés sur son contrat avec M. Bossuet (1). C’est une chose que je vous assure sur mon honneur. Au reste, c’est à vous à voir si vous croyez qu’un homme aussi éclairé que lui ait toujours été de bonne foi, surtout en accusant M. de Fénelon d’une hérésie dangereuse, tandis qu’on ne devait l’accuser que de trop de délicatesse et de beaucoup de galimatias. Je serais très affligé si le panégyriste de Porphyre et de l’ancienne philosophie donnait la préférence à certaines opinions sur cette philosophie. M. de Meaux était un homme éloquent ; mais la raison est préférable à l’éloquence. Vous me ferez beaucoup d’honneur et de plaisir de m’envoyer votre ouvrage (2) : mais vous me feriez un très grand tort si vous m’accusiez d’avoir dit que l’éloquent Bossuet ne croyait pas ce qu’il disait. J’ai rapporté seulement qu’on prétendait qu’il avait des sentiments différents de la théologie ; comme un sage magistrat qui s’élèverait quelquefois au-dessus de la lettre de la loi par la force de son génie.
Il me paraît qu’il est de l’intérêt de tous les gens sensés que Bossuet ait été dans le fond plus indulgent qu’il ne le paraissait.
Je me recommande à vous, monsieur, comme à un homme de lettres et un philosophe pour qui j’ai toujours eu autant d’estime que d’attachement pour votre famille. Si vous voulez bien me faire parvenir votre ouvrage par M. Janel ou M. Bouret, ce sera la voie la plus prompte, et j’aurai plus tôt le plaisir de m’instruire.
Je vous présente mes remerciements, et tous les sentiments respectueux avec lesquels je serai toujours, monsieur, votre, etc.
1 – Voyez le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV, article BOSSUET. (G.A.)
2 – Vie de Bossuet, évêque de Meaux, 1761. (G.A.)