CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 30

Publié le par loveVoltaire

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à M. l’abbé d’Olivet.

Aux Délices, 14 Juillet 1761.

 

Je viens de relire, care Olivete, votre belle Histoire de l’Académie ; je tombe sur la page 72, où vous invitez les académiciens à ne se point refuser les secours d’une critique faite par leurs confrères. Ne me les refusez donc pas, et ayez la bonté de lire avec attention la préface du Cid, que j’envoie à M. Duclos, notre secrétaire, en attendant les remarques sur toute la tragédie des Horaces.

 

Quelque occupé que je sois d’ailleurs, j’aurai fini avant que les libraires puissent commencer. La gloire de la France et de l’Académie, que je crois intéressée à cette entreprise, me donnera des forces, et me fera oublier ma faible santé.

 

Je ne suis pas en peine de souscriptions, puisque le roi donne l’exemple. Mais je voudrais pouvoir imprimer dans le programme les noms des académiciens qui favoriseront le nom de Corneille, et les mettre à la tête de la nation, qui doit encourager ce travail.

 

Le prix sera très modique, il ne passera pas quarante livres ; et si quelque particulier oublie qu’il a souscrit, les princes s’en souviendront aussi bien que tous ceux qui, sans être princes, sont soigneux de leur honneur.

 

Madame de Pompadour souscrit pour cinquante exemplaires, M. le duc de Choiseul pour vingt, d’autres pour quinze, pour douze. Enfin je me flatte que la nation fera voir qu’elle sait honorer le nom d’un grand homme dans les temps les plus difficiles. Corneille m’appelle ; je vous quitte en vous le recommandant.

 

 

 

 

à M. Pâris de Montmartel.

 

Au château de Ferney, par Genève, 16 Juillet.

 

 

          Je ne peux m’empêcher, monsieur, de vous remercier, et de vous féliciter de favoriser le nom et le sang du grand Corneille. Le  roi  a suivi votre exemple, et j’ose vous assurer que cette petite entreprise fera honneur à la France dans les pays étrangers.

 

          Je suis enchanté que la première fois qu’on verra le nom de M. de Brunoi (1), on reconnaisse en lui la générosité de son père. Je présente mes respects à madame sa mère, et vous supplie, monsieur, de ne me pas oublier auprès de M. votre frère (2).

 

          Il ne faut pas écrire de longues lettres à un homme comme vous, occupé continuellement à servir le roi et l’Etat.

 

          J’ai l’honneur d’être avec le plus tendre attachement et tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.

 

 

1 – Fils de Pâris-Montmartel. (G.A.)

 

2 – Pâris-Duvernoy. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Pitt.

Au château de Ferney, près de Genève,

19 Juillet 1761 (1).

 

Sir, while you weigh in your hands the interests of England and France (*), your higher mind can simultaneously reconcile Corneille and Shakespeare. Your name at the head of the subscribers will be brighter honor letters can receive and it is worthy of the great ministers to protect the great writers. I dare not ask the name of the king, but I am bold enough to strongly desire such high favor. (2)

 

          Je suis avec un respect infini pour votre personne et pour vos grandes actions, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.

 

 

1 – Editeurs, Spiers. (G.A.)

 

2 – «  Monsieur, pendant que vous pesez dans vos mains les intérêts de l’Angleterre et de la France (*), votre esprit supérieur peut en même temps concilier Corneille et Shakespeare. Votre nom à la tête des  souscripteurs sera le plus éclatant honneur que les lettres puissent recevoir ; il est digne des grands ministres de protéger les grands écrivains. Je n’ose pas demander le nom du roi ; mais je suis assez hardi pour désirer vivement une si haute faveur. »

 

(*) Pitt (lord Chatam) était alors ministre des affaires étrangères en Angleterre, et l’on cherchait à faire la paix. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

20 Juillet 1761.

 

          Il y a plaisir à donner des Oreste aux frères : les frères sont toujours indulgents. Je ne sais plus comment la nation est faite ; elle souffre une Electre (1) de quarante ans qui ne fait point l’amour, et qui remplit son caractère ; elle ne siffle pas une pièce où il n’y a point de partie carrée. Il s’est donc fait dans les esprits un prodigieux changement !

 

          Frère V ….. a bien mal aux yeux ; mais il les a perdus avec Corneille, et cela console. Il a été obligé de travailler sur une petite édition en pieds de mouche. Heureusement l’en voilà quitte. Il a commenté Médé, le Cid, Cinna, Pompée, Horace, Polyeucte, Rodogune, Héraclius. Il reste peu de chose à faire, car ni les comédies, ni les Agélisas, ni les Attila, ni les Suréna, etc., ne méritent l’honneur du commentaire.

 

          S’il avait des yeux, il pleurerait nos désastres, qui se multiplient cruellement tous les jours. Il demande si l’on se réjouit encore à Paris, si on ose aller au spectacle. Il croit ce temps-ci bien peu favorable pour le Droit du Seigneur ou pour l’Ecueil du Sage. Il a écrit au jeune auteur, lequel est tout abasourdi de la prise de Pondichéry, qui coûte juste le quart de son bien. Il n’a pas envie de rire. Je n’ai pu tirer de lui que ces petites bagatelles qu’il m’envoie, et que je fais tenir aux frères.

 

          Je lui ai fait part de la juste douleur de la demoiselle Dangeville, qui ne joue par le premier rôle. Il y a paru très sensible ; mais il ne peut qu’y faire. Mademoiselle Dangeville embellit tout ce qui lui passe par les mains. En un mot, voilà tout ce que je peux tirer de mon petit Dijonnais (2). Il est très fâché ; il dit qu’il veut faire une tragédie ; le premier acte sera Rosbach, le dernier Pondichéry, et des vessies de cochon pour intermède. Celui qui écrit (3) en rit, parce qu’il est né à Lausanne ; mais moi, qui suis Français, j’en pousse de gros soupirs.

 

          Votre très humble frère vous salue toujours en Protagoras, en Lucrèce, en Epicure, en Epictète, en Mars-Antonin, et s’unit avec vous dans l’horreur que les petits faquins d’Omer doivent inspirer Que les misérables Français considèrent qu’il n’y avait aucun janséniste ni moliniste dans les flottes anglaises qui nous ont battus dans les quatre parties du monde ; que les polissons de Paris sachent que M. Pitt n’aurait jamais arrêté l’impression de l’Encyclopédie ; qu’ils sachent que notre nation devient de jour en jour l’opprobre du genre humain.

 

          Adieu, mes chers frères.

 

          J’ai reçu la Poétique d’Aristote : je la renverrai incessamment. Avec ce livre-là, il est bien aisé de faire une tragédie détestable.

 

 

1 – L’Electre de Crébillon. (G.A.)

 

2 – Voltaire attribuait sa comédie à un académicien de Dijon.(G.A.)

 

3 – Wagnière. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Helvétius.

22 Juillet 1761.

 

          Mon cher philosophe, l’ombre et le sang de Corneille vous remercient de votre noble zèle. Le roi a daigné permettre que son nom fût à la tête des souscripteurs pour deux cents exemplaires. Ni maître Le Dain, ni maître Omer, ne suivront ni l’exemple du roi, ni le vôtre. Il y a l’infini entre les pédants orgueilleux et les cœurs nobles, entre des convulsionnaires et des esprits bien faits. Il y a des gens qui sont faits pour honorer la nation, et d’autres pour l’avilir. Que pensera la postérité quand elle verra d’un côté les belles scènes de Cinna, et de l’autre le discours de maître Le Dain, prononcé du côté du greffe (1) ? Je crois que les Français descendent des centaures, qui étaient moitié hommes et moitié chevaux de bât : ces deux moitiés se sont séparées ; il est resté des hommes, comme vous, par exemple, et quelques autres et il est resté des chevaux qui ont acheté des charges de conseiller, ou qui se sont faits docteurs de Sorbonne.

 

          Rien ne presse pour les souscriptions de Corneille ; on donne son nom, et rien de plus ; et ceux qui auront dit, Je veux le livre, l’auront. On ne recevra pas une seule souscription d’un bigot ; qu’ils aillent souscrire pour les Méditations du révérend père Croizet (2).

 

          Peut-être que les remarques que l’on mettra au bas de chaque page seront une petite poétique, mais non pas comme La Motte en faisait (3) à l’occasion de mon Romulus, à l’occasion de mes Macchabées. Ah ! mon ami, défiez-vous des charlatans, qui ont usurpé en leur temps une réputation de passade.

 

          Je vous embrasse en Epicure, en Lucrèce, Cicéron, Platon, e tutti quanti.

 

 

 

 

1 – Voyez le onzième Dialogue. (G.A.)

 

2 – Retraite spirituelle pour un jour de chaque mois avec des réflexions chrétiennes sur divers sujets de morale, 1710. (G.A.)

 

3 – Discours de La Motte, imprimés à la suite de ses tragédies. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

22 Juillet 1761.

 

M. le président Hénault, madame, m’instruit de votre beau zèle pour Pierre Corneille. Je quitte Pierre pour vous remercier, et je vous supplie aussi de présenter mes remerciements à madame de Luxembourg. Je romps un long silence ; il faut le pardonner au plus fort laboureur qui soit à vingt lieues à la ronde, à un vieillard ridicule qui dessèche des marais, défriche des bruyères, bâtit une église, et se trouve entre deux Pierre-le-Grand : savoir, Pierre Corneille, créateur de la tragédie ; et l’autre, créateur de la Russie.

 

Ce qu’il y a de bon, c’est que mademoiselle Corneille n’a nulle part à ce que je fais pour son grand-oncle. Elle n’a pas encore lu une scène de Chimène ; mais cela viendra dans quelques années, et alors elle verra que j’ai eu raison. Maître le Dain et maître Omer auront beau dire et beau faire, Pierre est un grand homme et le sera toujours, et nous sommes des polissons. Qu’on me montre un homme qui soutienne la gloire de la nation, qu’on me le montre, et je promets de l’aimer.

 

Il faut en revenir, madame, au siècle de Louis XIV en tous genres : cela me perce le cœur au pied des Alpes ; et, de dépit, je fais faire un baldaquin, et je lis assidûment l’Ecriture sainte, quoique j’aime encore mieux Cinna.

 

Je joue avec la vie, madame ; elle n’est bonne qu’à cela. Il faut que chaque enfant, vieux ou jeune, fasse ses bouteilles de savon. La butte Saint-Roch, et mes montagnes qui fendent les nues, les riens de Paris, et les riens de la retraite, tout cela est si égal, que je ne conseillerais ni à une Parisienne d’aller dans les Alpes, ni à une citoyenne de nos rochers d’aller à Paris.

 

Je vous regrette pourtant, madame, et beaucoup, mademoiselle Clairon un peu,  et la plupart de mes chers concitoyens point du tout. Je n’ai guère plus de santé que vous ne m’en avez connu ; je vis, et je ne sais comment, et au jour la journée, tout comme les autres.

 

Je m’imagine que vous prenez la vie en patience, ainsi que moi ; je vous y exhorte de tout mon cœur ; car il est si sûr que nous serons très heureux quand nous ne sentirons plus rien, qu’il n’y a point de philosophe qui n’embrasse cette belle idée si consolante et si démontrée. En attendant, madame, vivez le plus heureusement que vous pourrez, jouissez comme vous pourrez, et moquez-vous de tout comme vous voudrez.

 

Je vous écris rarement, parce que je n’aurais jamais que la même chose à vous mander ; et quand je vous aurai bien répété que la vie est un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme, j’aurai dit tout ce que je sais.

 

Un bourgmestre de Middelbourg, que je ne connais point, m’écrivit, il y a quelque temps, pour me demander en ami s’il y a un Dieu ; si, en cas qu’il y en ait un, il se soucie de nous ; si la matière est éternelle ; si elle peut penser ; si l’âme est immortelle ; et me pria de lui faire réponse sitôt la présente reçue.

 

Je reçois de pareilles lettres tous les huit jours ; je mène une plaisante vie.

 

Adieu, madame ; je vous aimerai et je vous respecterai jusqu’à ce que je rende mon corps aux quatre éléments.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

28 Juillet 1761.

 

Les divins anges sauront que je reçus avant-hier leur dernière lettre, datée de je ne sais plus quand. J’étais aux Délices ; je les ai cédées à M. le duc de Villars, qui s’y établit avec tout son train J’ai laissé la lettre de mes anges aux Délices ; mais je me souviens des principaux articles. Il était question vraiment de quelques vers, qu’ils aiment mieux comme ils étaient autrefois dans l’ancienne Zulime. Mes anges ont raison.

 

Je me jette à leurs pieds pour que Zulime se tue ; car il ne faut pas que tragédie finisse comme comédie, et autant qu’on peut, il faut laisser le poignard dans le cœur des assistants. Si vous goûtez cette nouvelle façon de se tuer que je vous envoie, vous me ferez grand plaisir. Ne me dites pas que ce pauvre bon homme de père sera affligé ; il est juste que sa fille coupable passe le pas, et que le bon homme de père, qui l’a fort mal élevée, soit un peu affligé pour sa peine.

 

Venons à un plus grand objet, à Pierre Corneille. On ne pourra rien faire, rien commencer, rien même projeter, si l’on n’a pas d’abord les noms de ceux qui veulent bien souscrire. Il y a une petite anicroche. Les Œuvres du théâtre de Corneille contiendront cinq volumes in-4°. Ces cinq volumes, avec des estampes, reviendraient à dix louis d’or et les souscriptions ne seront que de deux : on ne pourra donc point donner ces inutiles estampes, et on se contentera des remarques utiles. L’ouvrage est moitié trop bon marché, j’en conviens ; mais avec les bontés du roi, et les secours des premiers de la nation, les Cramer pourront être honorablement payés de leurs peines, et il y aura encore assez d’avantages pour M. et mademoiselle Corneille. Quand il devrait un peu m’en coûter, je ne reculerai pas. J’ai déjà commenté à peu près le Cid, les Horace, Cinna, Pompée, Polyeucte, Rodogune, Héraclius. Il me paraît que ce travail sera principalement utile aux étrangers qui apprennent notre langue ; chaque page est chargée de notes ; je suis un vrai Scaliger. Madame Scaliger (1), prenez-moi sous votre protection.

 

Quant à la drôlerie du petit Hurtaud (2), il en sera tout ce qui plaira à Dieu. Je suis résigné à tout depuis la mort du cardinal Passionnei, et depuis notre petite défaite auprès de Ham. J’espérais que le cardinal Passionei me ferait avoir d’admirables privilèges pour mon église savoyarde. J’ai peur d’échouer dans le sacré et dans le profane. Je me disais : On va signer la paix dans Hanovre, tout le monde sera gai et content, on ne songera plus qu’à aller à la comédie, on souscrira en foule pour Pierre Corneille, tous les billets royaux seront payés à l’échéance, tout le monde se prendra par la main pour danser, depuis Collioure jusqu’à Dunkerque. Voilà mon rêve fini : et le réveil est triste.

 

La divine et superbe Clairon augmentera-t-elle ma douleur, et sera-t-elle fâchée contre moi, parce que j’ai été poli avec M. le comte de Lauraguais (3) ? Mon cher ange lui fera entendre raison ; il me l’a fait entendre si souvent à moi, qui suis plus capricieux qu’une actrice !

 

Je voudrais bien vous envoyer une partie de mon Commenaire ; mais tout cela est sur de petits papiers comme les feuilles de la sibylle ; et d’ailleurs rien n’est en vérité moins amusant.

 

Respect à tous les anges. Le malheur est sur les yeux ; les miens sont affligés aussi ; mais je songe aux vôtres.

 

 

1 – Madame d’Argental. (G.A.)

 

2 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre à mademoiselle Clairon du 7 auguste. (G.A.)

1761 - 30

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