CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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à M. Thieriot.

 

11 Janvier 1761.

 

 

          Reçu le Monde (1) et la Lettre du primat (2) des Gaules ; il y a plus de deux mois, mon cher ami, que j’ai chez moi cette Lettre in-4° marginée. Sachez qu’en poursuivant frère Berthier, je suis fort bien auprès de mon primat, très bien avec mon évêque ; qu’incessamment je serai le favori de l’archevêque de Paris ; et, si vous me fâchez, je le serai du pape.

 

          Reçu entre la Théorie de l’Impôt, théorie obscure, théorie qui me paraît absurde ; et toutes ces théories viennent mal à propos pour faire accroire aux étrangers que nous sommes sans ressource, et qu’on peut nous outrager et nous attaquer impunément. Voilà de plaisants citoyens et de plaisants amis des hommes ! Qu’ils viennent comme moi sur la frontière, ils changeront bien d’avis ; ils verront combien il est nécessaire de faire respecter le roi et l’Etat. Par ma foi, on voit les choses tout de travers à Paris.

 

          Vous verrez bientôt une très singulière Epître (3) à Clairon. Je la loue comme elle le mérite ; je fais l’éloge du roi, et c’est mon cœur qui le fait ; je me moque de tout le reste, et même assez violemment. J’ai souffert trop longtemps ; je deviens Minos dans ma vieillesse, je punis les méchants.

 

 

P.S. – Je suis bien content de l’acquisition de mademoiselle Corneille ; elle fait jusqu’à présent l’agrément de notre maison. Il est honteux pour la France que quelque grande dame ne l’ait pas prise auprès d’elle.

 

          Nota bene que le saint abbé Grizel n’a point volé madame d’Egmont, mais bien M. de Tourny. Gardez-vous d’induire les commentateurs en erreur.

 

 

1 – Ouvrage de Bastide. (G.A.)

 

2 – Lettre de M. l’archevêque de Lyon (Montazet) à M. l’archevêque de Paris (Chr. De Beaumont). (G.A.)

 

3 – Epître à Daphné. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

Aux Délices, 11 janvier (1).

 

 

          La paresseuse madame Denis et son paresseux d’oncle écrivent bien rarement ; mais ils sentent très vivement, et sont très attachés à M. et madame de Chenevières. Si je ne bâtissais pas deux maisons, je vous écrirais aussi des vers. Je ne bâtis pas comme Amphion, au son de la lyre !

 

          Est-il vrai que madame de Pompadour a été malade sérieusement et qu’on l’a saignée plusieurs fois ? Je dois m’intéresser à sa santé, je lui ai obligation ; et quoique je vive au milieu des glaces des Alpes et du mont Jura, je n’ai le cœur ni froid ni endurci.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

A Ferney, 13 Janvier 1761.

 

 

          Pardon, madame, pardon : j’ai eu des jésuites à chasser d’un bien qu’ils avaient usurpé sur des gentilshommes de mon voisinage ; j’ai eu un curé à faire condamner. Ces bonnes œuvres ont pris mon temps. Je commence à espérer beaucoup de la France sur terre ; car sur mer je l’abandonne. On paie les rentes, on éteint quelques dettes. Il y a de l’ordre, malgré toutes nos énormes sottises. J’ai peine à croire qu’on ôte le commandement à M. le maréchal de Broglie. Il me semble qu’il s’est très bien conduit en conservant Goëtingue.

 

          Avez-vous, madame, M. le comte de Lutzelbourg auprès de vous ? comment vous trouvez-vous du vent du nord ? C’est, je crois, votre seul ennemi. Songez, madame, que l’hiver de la vie, qui est si dur, si désagréable pour tant de personnes, et auquel même il est si rare d’arriver, est pour vous une saison qui a encore des fleurs. Vous avez la santé du corps et de l’esprit. Il est vrai que vous écrivez comme un chat ; mais dans vos plus beaux jours vous n’eûtes jamais une plus belle main. Voyez-vous quelquefois M. de Lucé (1) ? Seriez-vous assez bonne, madame, pour me rappeler à son souvenir ?

 

          Madame la marquise (2) est donc impitoyable, ou vous ? Je n’aurai donc pas copie de son portrait ?

 

          Vivez heureuse et longtemps, madame ; nous vous souhaitons, ma nièce et moi, ces deux petites bagatelles de tout notre cœur. Mille respects.

 

 

1 – Ministre du roi de France auprès de Stanislas. (G.A.)

 

2 – La marquise de Pompadour. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

A Ferney, 14 Janvier 1761.

 

 

          Que M. et madame écrivent à eux deux des lettres aimables ! Je ne peux pas croire que des anges qui écrivent si bien aient tort sur ce Droit du Seigneur ; cependant les écailles ne sont pas encore tombées de mes yeux. Mais pourquoi M. d’Argental n’écrit-il pas ? Quoi, pas un mot ! aurait-il toujours son ophthalmie ? S’il n’est que paresseux, je suis consolé. Il a un charmant secrétaire. Tenez, petite fille, voilà comme les dames écrivent à Paris. Voyez que cela est droit ; et ce style, qu’en dites-vous ? quand écrirez-vous de même, descendante de Corneille ? Cela donne de l’émulation ; elle va vite m’écrire un petit billet dans sa chambre ; c’est, je vous assure, une plaisante éducation.

 

          Je suis à vos pieds, madame, moi et la Muse limonadière. (1) Comment, du cercle de mes montagnes, pouvoir reconnaître tant de bontés ?

 

          Voulez-vous vous amuser à lire ce chiffon (2) ? voulez-vous le lire à mademoiselle Clairon ? Il n’y a que vous et M. le duc de Choiseul qui en ayez. Vous m’allez dire que je deviens bien hardi et un peu méchant sur mes vieux jours. Méchant ! non, je deviens Minos, je juge les pervers. – « Mais prenez garde à vous, il y a des gens qui ne pardonnent point. » - Je le sais, et je suis comme eux. J’ai soixante-sept ans ; je vais à la messe de ma paroisse ; j’édifie mon peuple ; je bâtis une église ; j’y communie, et je m’y ferai enterrer, mort-dieu ! malgré mes hypocrites. Je crois en Jésus-Christ consubtantiel à Dieu, en la vierge Marie, mère de Dieu. Lâches persécuteurs, qu’avez-vous à me dire ? – « Mais vous avez fait la Pucelle. » - Non, je ne l’ai pas faite ; c’est vous qui en êtes l’auteur ; c’est vous qui avez mis vos oreilles à la monture de Jeanne. Je suis bon chrétien, bon serviteur du roi, bon seigneur de paroisse, bon précepteur de fille, je fais trembler jésuites et curés ; je fais ce que je veux de ma petite province grande comme la main, excepté quand les fermiers-généraux s’en mêlent ; je suis homme à avoir le pape dans ma manche quand je voudrai. Eh bien ! cuistres, qu’avez-vous à dire ?

 

          Voilà, mes chers anges, ce que je répondrais aux Fantin, aux Grizels, aux Guyon, et au petit singe noir. J’aime d’ailleurs les vengeances qui me font pouffer de rire. Et puis, qui est ce singe noir (3) ? C’est peut-être Berthier, c’est peut-être Gauchat, Caveyrac. Tous ces gens-là sont également la gloire de la France.

 

          J’ai lu la Théorie de l’Impôt ; elle me paraît aussi absurde que ridiculement écrite. Je n’aime point ces amis des hommes qui crient sans cesse aux ennemis de l’Etat : Nous sommes ruinés ; venez, il y fait bon.

 

          A vos pieds.

 

          Pour Dieu, daignez m’envoyer (paroles ne puent point) la feuille de l’infâme Fréron contre M. Le Brun. J’avoue que l’Ode est bien longue, qu’il y a de terribles impropriétés de style ; mais il y a de fort belles strophes, et j’aime M. Le Brun ; il m’a fait faire une bonne action, dont je suis plus content de jour en jour.

 

 

1 – Madame Bourette. (G.A.)

 

2 – L’Epître à Daphné. (G.A.)

 

3 – Voyez l’Epître à Daphné. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. du Molard.

 

A Ferney, 15 Janvier 1761.

 

 

          Mon cher ami, nous ne montrons encore que le français à Cornélie ; si vous étiez ici, vous lui apprendriez le grec. Nous ne cessons jusqu’à présent de remercier M. Titon et M. Le Brun de nous avoir procuré le trésor que nous possédons. Le cœur paraît excellent, et nous avons tout sujet d’espérer que, si nous n’en faisons pas une savante, elle deviendra une personne très aimable, qui aura toutes les vertus, les grâces et le naturel qui font le charme de la société.

 

          Ce qui me plaît surtout en elle, c’est son attachement pour son père, sa reconnaissance pour M. Titon, pour M. Le Brun, et pour toutes les personnes dont elle doit se souvenir. Elle a été un peu malade. Vous pouvez juger si madame Denis en a pris soin ; elle est très bien servie ; on lui a assigné une femme de chambre qui est enchantée d’être auprès d’elle ; elle est aimée de tous les domestiques ; chacun se dispute l’honneur de faire ses petites volontés, et assurément ses volontés ne sont pas difficiles. Nous avons cessé nos lectures depuis qu’un rhume violent l’a réduite au régime et à la cessation de tout travail. Elle commence à être mieux. Nous allons reprendre nos leçons d’orthographe. Le premier soin doit être de lui faire parler sa langue avec simplicité et avec noblesse. Nous la faisons écrire tous les jours : elle m’envoie un petit billet, et je le corrige : elle me rend compte de ses lectures : il n’est pas encore temps de lui donner des maîtres ; elle n’en a point d’autres que ma nièce et moi. Nous ne lui laissons passer ni mauvais termes, ni prononciations vicieuses ; l’usage amène tout. Nous n’oublions pas les petits ouvrages de la main. Il y a des heures pour la lecture, des heures pour les tapisseries de petit point. Je vous rends un compte exact de tout. Je ne dois point omettre que je la conduis moi-même à la messe de paroisse. Nous devons l’exemple, et nous le donnons. Je crois que M. Titon et M. Le Brun ne dédaigneront point ces petits détails, et qu’ils verront avec plaisir que leurs soins n’ont pas été infructueux. Je souhaite à M. Titon ce qu’on lui a sans doute tant souhaité, les années du mari de l’Aurore. Dites, je vous prie, à M. Le Brun que personne ne lui est plus obligé que moi. On dit que son Ode a encore un nouveau mérite auprès du public par les impertinences de ce malheureux Fréron. Il est pourtant bien honteux qu’on laisse aboyer ce chien. Il me semble qu’en bonne police on devrait étouffer ceux qui sont attaqués de la rage.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. le docteur Tronchin. (1)

 

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          Mon cher Esculape, mon petit malade (2), après avoir pris sa seconde dose d’émétique avant-hier, fut encore bien purgé et rendit un paquet de vers, parmi lesquels il y en avait un de six pouces de long. Je lui donnai une décoction de rue, de petite centaurée, de menthe, de chicorée sauvage, et, pour adoucir la vivacité que cette tisane pourrait porter dans ce sang irrité par la fièvre, je lui fais prendre de demi-heure en demi-heure, entre ces potions, une émulsion légère. La fièvre subsiste continue, avec redoublement, mais moins violente. Il a dormi un peu. La tête n’est point embarrassée ; mais il y a toujours mal. Le bout de la langue est du rouge le plus vif. Il s’en faut beaucoup que l’œil soit net ; il ne l’est guère, je crois, dans ces maladies. La peau n’est pas ardente. Ne conviendrait-il pas de lui ôter sa tisane anti-vermineuse qui peut l’échauffer, et continuer à délayer beaucoup les humeurs ? Il a toujours la bouche ouverte, et il lui est difficile de la fermer.

 

          J’entre dans tous les détails ; je voudrais sauver ce petit garçon. Qu’ordonnez-vous ?

 

          A propos, la France est aussi malade que lui. Mademoiselle votre fille est-elle… [illisible] ?

 

          Secreto. Fils d’Apollon, la petite nièce d’Apollon, mademoiselle Corneille, fut autrefois nouée. Son esprit se dénoue aujourd’hui, et son corps se dénoua le premier, il y a du temps. Elle se sent quelquefois, du reste, de cette ancienne conformation : faiblesse et douleur dans la hanche, douleurs rhumatisantes et vagues du côté de la hanche affligée ; en un mot, elle boite et souffre. Quid illi facere ?

 

          Mes compliments à M. Tronchin, le procureur-général, je vous en prie.

 

          Nous vous embrassons tous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

2 – Le petit Pichon. Voyez la lettre du 29 Juillet 1757, à Tronchin, de Lyon. (G.A.)

 

1761-3

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