CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 29
Photo de PAPAPOUSS
à M. Thieriot.
Ferney, 11 Juillet 1761.
A qui en a donc Protagoras ? je l’avais prié de m’écrire, et il n’en fait rien. Les philosophes sont bien tièdes. Allez chez lui, je vous prie, et faites-lui honte ; dites-lui vergogne.
Envoyez-moi, mon cher ami, sur-le-champ la Poétique d’Aristote par la poste, avec contre-seing. J’en ai besoin pour Pierre. J’ai déjà commenté toute la tragédie d’Horace, la Vie de Corneille, par Fontenelle ; j’ai commencé le Cid, Médée, et Cinna. J’aurai fait avant que le caractère, le papier, et les souscriptions soient venus. Je ne perds point de temps, à cause du Το τέλος της ζωής(1).
Il faudra annoncer le Droit du Seigneur ou l’Ecueil du Sage, in tempore opportuno. Per Dio ! écrivez-moi donc. Vous êtes plus négligent que Protagoras.
1 – Le terme de la vie. (G.A.)
à M. Duclos.
Au château de Ferney 12 Juillet 1761.
J’apprends, monsieur, par votre signature que vous êtes à Paris. Le projet que vous avez approuvé trouve bien de la faveur. Le roi daigne permettre que son nom soit à la tête des souscripteurs pour deux cents exemplaires ; plusieurs personnes ont souscrit pour dix, pour douze, pour quinze. Je ne ferai imprimer le programme que quand j’aurai un assez grand nombre de noms illustres. Ne pourriez-vous pas, vous, monsieur, qui êtes le premier moteur de cette bonne œuvre, honorable pour la nation, et peut-être utile, me faire savoir pour combien souscriront nos académiciens, de rore cœli et pinguedine terrœ ?
L’ouvrage peut devenir nécessaire aux étrangers qui apprennent notre langue par règles, et aux Français qui ne la savent que par routine. J’ai déjà ébauché Médée, le Cid, Cinna ; j’ai commenté entièrement les Horaces. Je m’instruis en relisant ces chefs-d’œuvre, mais je m’instruis trop tard.
Mon commentarium perpetuum est attaché sur de petits papiers, avec ce qu’on appelle mal à propos pain enchanté, à la fin de chaque page. Je me suis servi du seul tome que j’aie recouvré dans ce pays barbare, d’une petite édition (1) que fit faire Corneille, dans laquelle il inséra toutes ses imitations de Guillain de Castro, de Lucain, et de Sénèque. Si l’Académie l’agrée, si cela vous amuse, je vous enverrai le commentaire des Horaces, tout griffonné qu’il est. L’Académie décidera de mes réflexions, et vous aurez la bonté de me renvoyer au plus tôt cet exemplaire unique.
Ma nièce, celle de Corneille et moi, nous vous remercions de l’intérêt que vous prenez à cette affaire, et de tous vos soins généreux.
1 – Edition de 1644. (G.A.)
à M. le duc de Choiseul.
13 Juillet 1761.
Monseigneur, vous savez qu’au sortir du grand conseil tenu pour le testament du roi d’Espagne Louis XIV rencontra quatre de ses filles qui jouaient, et leur dit : Eh bien ! quel parti prendriez-vous à ma place ? Ces jeunes princesses dirent leur avis au hasard. Le roi leur répliqua : De quelque avis que je sois, j’aurai des censeurs.
Vous daignez en user avec moi, vieux radoteur, comme Louis XIV avec ses enfants (1). Vous voulez que je bavarde, bavarde, et que je compile, compile. Vos bontés, et ma façon d’être, qui est sans conséquence, me donnent toujours le droit que Gros-Jean prenait avec son curé.
D’abord je crois fermement que tous les hommes ont été, sont, et seront menés par les événements. Je respecte fort le cardinal de Richelieu mais il ne s’engagea avec Gustave-Adolphe que quand Gustave eut débarqué en Poméranie sans le consulter ; il profita de la circonstance. Le cardinal Mazarin profita de la mort du duc de Veymar ; il obtint l’Alsace pour la France, et le duché de Rethel pour lui.
Louis XIV ne s’attendait point, en faisant la paix de Ryswick, que son petit-fils (2) aurait, trois ans après la succession de Charles-Quint. Il s’attendait encore moins que l’arrière petit-fils (3) abandonnerait les Français pendant quatre ans aux déprédations de l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar Vous savez quel hasard fit la paix avec l’Angleterre, signée par ce beau lord Bolingbroke sur les belles fesses de madame Pulteney. Vous ferez comme tous les grands hommes de cette espèce, qui ont mis à profit les circonstances où ils se sont trouvés.
Vous avez eu la Prusse pour alliée, vous l’avez pour ennemie ; l’Autriche a changé de système, et vous aussi. La Russie ne mettait, il y a vingt ans, aucun poids dans la balance de l’Europe, et elle en met un considérable. La Suède a joué un grand rôle, et en joue un très petit. Tout a changé et changera ; mais, comme vous l’avez dit, la France restera toujours un beau royaume, et redoutable à ses voisins, à moins que les classes des parlements n’y mettent la main.
Vous savez que les alliés sont comme les amis qu’on appelait de mon temps au quadrille : on changeait d’amis à chaque coup.
Il me semble d’ailleurs que l’amitié de messieurs de Brandebourg a toujours été fatale à la France. Ils nous abandonnèrent au siège de Metz fait par Charles-Quint. Ils prirent beaucoup d’argent de Louis XIV, et lui firent la guerre. Vous savez que Luc vous trahit deux fois (4) dans la guerre de 1741, et sûrement vous ne le mettrez pas en état de vous trahir une troisième. Sa puissance n’était alors qu’une puissance d’accident, fondée sur l’avarice de son père et sur l’exercice à la prussienne. L’argent amassé a disparu ; il est battu avec son exercice. Je ne crois pas qu’il reste quarante familles à présent dans son beau royaume de Prusse. La Poméranie est dévastée ; le Brandebourg misérable ; personne n’y mange de pain blanc ; on n’y voit que de la fausse monnaie, et encore très peu. Ses Etats de Clèves sont séquestrés ; les Autrichiens sont vainqueurs en Silésie. Il serait plus difficile à présent de le soutenir que de l’écraser. Les Anglais se ruinent à lui donner des secours indiscrets vers la Hesse, et, grâces au ciel, vous rendez ces secours inutiles. Voilà l’état des choses.
Maintenant, si on voulait parier, il faudrait dans la règle des probabilités, parier trois contre un que Luc sera perdu avec ses vers, et ses plaisanteries, et ses injures, et sa politique, tout cela étant également mauvais.
Cette affaire finie, supposé qu’un coup de désespoir ne rétablisse pas ses affaires, et ne ruine pas les vôtres, tout finit en Allemagne. Vous avez un beau congrès, dans lequel vous êtes toujours garant du traité de Vestphalie, et j’en reviens toujours à dire que tous les princes d’Allemagne diront : Luc est tombé, parce qu’il s’est brouillé avec la France ; c’est à nous d’avoir toujours la France pour protectrice. Certainement, après la chute de Luc, la reine de Hongrie ne viendra pas vous redemander ni Strasbourg, ni Lille, ni votre Lorraine. Elle attendra au moins dix ans, et alors vous lui lâcherez le Turc et les Suédois pour de l’argent, si vous en avez.
Le grand point est d’avoir beaucoup d’argent. Henri IV se prépara à se rendre l’arbitre de l’Europe, en faisant faire des balances d’or par le duc de Sully ; Les Anglais ne réussissent qu’avec des guinées et un crédit qui les décuple. Luc n’a fait trembler quelque temps l’Allemagne que parce que son père avait plus de sacs que de bouteilles dans ses caves de Berlin. Nous ne sommes plus au temps de Fabricius. C’est le plus riche qui l’emporte, comme, parmi nous, c’est le plus riche qui achète une charge de maître des requêtes, et qui ensuite gouverne l’Etat. Cela n’est pas noble, mais cela est vrai.
Les Russes m’embarrassent ; mais jamais l’Autriche n’aura de quoi les soudoyer deux ans contre vous.
L’Espagne m’embarrasse, car elle n’a pas grand-chose à gagner à vous débarrasser des Anglais ; mais au moins est-il sûr qu’elle aura plus de haine pour l’Angleterre que pour vous.
L’Angleterre m’embarrasse ; car elle voudra toujours vous chasser de l’Amérique septentrionale ; et vous aurez beau avoir des armateurs, vos armateurs seront tous pris au bout de quatre ou cinq ans comme on l’a vu dans toutes les guerres.
Ah ! monseigneur, monseigneur, il faut vivre au jour la journée quand on a affaire à des voisins. On peut suivre un plan chez soi, encore n’en suit-on guère. Mais quand on joue contre les autres, on écarte suivant le jeu qu’on a. Un système, grand Dieu ! celui de Descartes est tombé ; l’empire romain n’est plus ; Pompignan même perd son crédit : tout se détruit, tout passe. J’ai bien peur que dans les grandes affaires il n’en soit comme dans la physique : on fait des expériences, et on n’a point de système.
J’admire les gens qui disent : La maison d’Autriche va être bien puissante. La France ne pourra résister. Eh ! messieurs, un archiduc vous a pris Amiens, Charles-Quint a été à Compiègne, Henri V d’Angleterre a été couronné à Paris. Allez, allez, on revient de loin ; et vous n’avez pas à craindre la subversion de la France, quelque sottise qu’elle fasse.
Quoi ! point de système ? je n’en connais qu’un, c’est d’être bien chez soi ; alors tout le monde vous respecte.
Le ministre des affaires étrangères dépend de la guerre et de la finance ; ayez de l’argent et des victoires, alors le ministre fait tout ce qu’il veut.
1 – On songeait à établir les bases d’une paix prochaine, et Choiseul avait prié Voltaire de donner son avis. (G.A.)
2 – Philippe V. (G.A.)
3 – Ferdinand VI. (G.A.)
4 – En 1742 et 1745. (G.A.)
à M. Capperonnier.
Au Château de Ferney, en Bourgogne,
par Genève, 13 Juillet 1761.
Monsieur, je compte dans quelque mois avoir l’honneur de vous envoyer, pour la Bibliothèque du roi, un manuscrit unique et curieux. C’est l’Ezour-Veidam, commentataire du Veidam, lequel est chez les Indiens ce qu’est le Sadder chez les Guèbres (1).
Cet Ezour-Veidam est traduit de la langue du hanscrit par un brame de beaucoup d’esprit (2), qui est correspondant de notre compagnie des Indes, et qui a très bien appris le français. Il l’a donné à M. de Maudave, commandant pour le roi dans un petit fort de la côte de Coromandel. Ce livre est fait vraisemblablement avant l’expédition d’Alexandre.
Ce que je vous dis là, monsieur, n’est pas un artifice pour obtenir de vous quelques livres dont j’ai besoin. Je vous les demanderais hardiment quand il n’y aurait point d’Ezour-Veidam au monde, tant je compte sur vos bontés.
Je fais imprimer les tragédies de Pierre Corneille avec un commentaire perpétuel, historique et critique, qui sera peut-être utile aux étrangers qui apprennent nos langues par règle, et à quelques Français qui la parlent par routine. L’édition sera ornée des plus belles gravures, et faite avec beaucoup de soin. Nous la faisons à l’anglaise, c’est-à-dire par souscription, pour le bénéfice des seules personnes qui restent du grand nom de Corneille. Le roi a la bonté de souscrire pour deux cents exemplaires ; M. le duc de Choiseul pour vingt. Je me flatte que M. le baron de Thiers voudra bien que son nom soit dans la liste.
Mais vous me rendriez, monsieur un plus grand service si vous vouliez bien me prêter une édition de Corneille qui doit être à la Bibliothèque du roi, dans laquelle on trouve toutes les imitations de Guillain de Castro, de Lucain, de Sénèque, et de Tite-Live. Corneille donna lui-même cette édition. Je n’ai que le tome du Cid ; il y manque la première page, qui contenait le titre et la date. Il y a d’ailleurs beaucoup de pièces fugitives sur la Médée, les Horaces, le Cid, et Cinna. Je vous renverrai fidèlement, monsieur, et promptement, ce que vous aurez bien voulu me communiquer. Vous rendez service aux belles-lettres ; la famille de Corneille et moi nous vous serons également obligés ; vous favoriserez une entreprise qui n’est pas indigne de vos secours ; et le nom du grand Corneille justifie la liberté que je prends.
J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, etc.
N.B. Je reçois en ce moment une lettre de M. Cramer, qui me dit que vos bontés ont prévenu mes demandes. Souffrez seulement, monsieur, que j’ajoute à mes remerciements la requête pour cette édition de Corneille dont j’ai l’honneur de vous parler dans ma lettre.
1 – Voyez sur ce manuscrit une de nos notes à l’article BRACHMANES dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
2 – Chumontou. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Juillet 1761.
Ce paquet, mes divins anges, contient prose et vers ; c’est d’abord votre pauvre Zulime, ensuite c’est la préface d’un ouvrage dont douze vers valent mieux que douze cents de Zulime ; c’est la préface du Cid que je soumets à votre jugement avant de la faire lire à l’Académie. On dit qu’Oreste n’a pas été mal reçu (1) ; c’est une nouvelle obligation que je vous ai.
Mes moissons sont belles. J’ai heureusement terminé tous mes procès ; il ne me reste plus qu’à bâtir un temple à Corneille, en bâtissant mon église. Mais sera-t-on aussi généreux que le roi ? la nation entrera-t-elle dans mon projet ? mes anges ne procureront-ils pas quelques noms à notre liste ?
Auront-ils la bonté d’envoyer l’incluse (2) à M. Duclos ?
Bon ! en voilà encore une pour l’abbé Olivetus Ciceronianus.
Pardon mille fois.
1 – On venait de le reprendre. (G.A.)
2 – Lettre du 12 Juillet. (G.A.)