CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 28
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à M. Arnoult.
Ferney, le 6 Juillet 1761.
Je vous suis obligé, monsieur, des éclaircissements que vous me donnez. Je pensais qu’il n’était pas permis à un official de citer des séculiers sans l’intervention de la justice du roi ; et il est clair que cet imbécile de Pontas (1) rapporte fort mal l’ordonnance de 1627. L’official de Gex est dûment official ; mais je crois qu’il a très indûment instrumenté le 8 Juin. Deux témoins sont prêts à déclarer qu’il les a voulu induire à déposer contre moi. Et de quoi s’agit-il, pour faire tant de vacarme ? d’une croix de bois qui ne peut subsister devant un portail assez beau que je fais faire, et qui en déroberait aux yeux toute l’architecture. Il a fait dire à un malheureux que j’ai appelé cette croix figure ; à un autre que je l’ai appelée poteau : il prétend que six ouvriers qu’il a interrogés déposent que je leur ai dit, en parlant de cette croix de bois qu’il fallait transplanter. Otez-moi cette potence. Or de ces six ouvriers quatre m’ont fait serment, en présence de témoins, qu’ils n’avaient jamais proféré une pareille imposture, et qu’ils avaient répondu tout le contre. Des deux témoins qui restent, et que je n’ai pu rejoindre, il y en a un qui est décrété de prise de corps depuis quatre mois, et l’autre est convaincu de vol.
Au reste, monsieur, je suis bien aise de vous dire que cette croix de bois, qui sert de prétexte aux petits tyrans noirs de ce petit pays de Gex, se trouvait placée tout juste vis-à-vis le portail de l’église que je fais bâtir ; de façon que la tige et les deux bras l’offusquaient entièrement, et qu’un de ces bras, étendu juste vis-à-vis le frontispice de mon château, figurait réellement une potence, comme le disaient les charpentiers. On appelle potence, en terme de l’art, tout ce qui soutient des chevrons saillants ; les chevrons qui soutiennent un toit avancé s’appellent potence ; et, quand j’aurais appelé cette figure potence, je n’aurais parlé qu’en bon architecte.
J’ai de plus passé un acte authentique par devant notaire avec les habitants, par lequel nous sommes convenus que cette croix de village serait placée comme je le veux. Vous remarquerez encore qu’on ne la dérangea qu’avec le consentement du curé.
Ainsi vous voyez, monsieur, que voilà le plus impertinent prétexte que jamais les ennemis de la justice du roi et des seigneurs puissent prendre pour inquiéter un bienfaiteur assez sot pour se ruiner à bâtir une belle église, dans un pays où Dieu n’est servi que dans des écuries. Ceux qui me font ce procès devraient être plutôt à une mangeoire qu’à un autel. Ils n’ont rien fait depuis le 8 de juin, mais ils menacent toujours de faire, et ils me paraissent aussi insolents que menteurs.
Vous aurez sans doute vu, monsieur, par l’affaire d’Ancian, que parmi ces animaux-là il y en a qui ruent. Si ce curé Ancian esr brutal comme un cheval, il est malin comme un mulet, et rusé comme un renard ; mais, malgré ses ruses, je crois que vous le prendrez au gîte. Je puis vous assurer que lui et ses confrères ont employé toutes les friponneries profanes et sacrées pour avoir de faux témoins ; ils se sont servis de la confession, qui met les sots dans la dépendance des prêtres. Je n’ai point vu les procédures, mais je puis vous assurer, sur mon honneur et sur ma vie, que ce curé Ancian est un scélérat des plus punissables que nous ayons dans l’Eglise de Dieu. Il ne peut empêcher, malgré tous ses artifices et tous ceux de ses confrères, que de Croze n’ait eu le crâne fendu dans la maison où ce curé alla faire le train au milieu de la nuit la plus noire, avec quatre coupe-jarrets. Je ne veux que ce fait : tout le reste me paraît peu de chose. Le père de Croze peut envoyer aux juges trois serviettes qu’il conserve teintes du sang de son fils ; elles devraient servir à étrangler le curé de Moëns, pourvu que préalablement il fût bien confessé.
Je suppose, monsieur, que vous avez envoyé votre mémoire à M. de Greilly ; c’est encore un curé à relancer. Je vous ai envoyé à la chasse aux prêtres : si vous voulez venir reconnaître votre gibier au mois de septembre, comme vous me l’avez fait espérer, je compte bien que le rendez-vous de chasse sera chez moi.
Je viens d’écrire au bureau des postes de Genève ; pour savoir si ce n’est point quelque prêtre-commis des postes qui a fait la friponnerie de faire payer deux fois le port.
Nota bene que je ne mets point mon curé au nombre des bêtes puantes que vous devez chasser ; je suis d’accord avec lui en tout. Il est très reconnaissant, du moins quant à présent ; et il peut servir de piqueur dans la chasse aux renards que nous méditons. J’ai l’honneur d’être, en bon laïque, monsieur, votre, etc.
1 – Jean-Pontas, casuiste, né en 1638, mort en 1718. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
6 Juillet 1761.
Quoi ! dit Alix, cet homme-ci s’endort
Après trois fois ! Ah ! chien, tu n’es pas carme (1) !
On me dira : Tu n’es pas Sophocle.
Ceci, mes adorables anges, est en réponse de la lettre du 30 de juin, dans laquelle vous me reprochez ma glace. Vraiment il n’est que trop vrai que l’âge, les maladies, les bâtiments, les procès, peuvent geler un pauvre homme. J’étais peut-être très froid quand j’ai radoubé Oreste, mais je suis très vif quand vous avez la bonté de le faire jouer ; et cette vivacité, mes chers anges, est en toute reconnaissance, et non amour-propre d’auteur. Cependant, comme cet amour-propre se glisse partout, je vous prierai de faire jouer Oreste une quatrième fois, après l’avoir annoncé pour trois, mais en cas qu’elle réussisse, en cas que le public soit pour la quatrième représentation, et qu’elle soit comme accordée à ses désirs. Il se pourra qu’en été trois fois lassent le parterre ; alors je me retirai avec ma courte honte.
J’insiste beaucoup plus sur ce Pantalon de Rezzonico (2) ; c’est un bœuf qui ne sait pas un mot de français, et qui est assez épais pour ne me pas connaître ; mais ce n’est pas à lui que j’écris, c’est au cardinal Passionei, homme de beaucoup d’esprit, homme de lettres, et qui fait de Rezzonico le cas qu’il doit. Il y a longtemps qu’il m’honore de ses bontés. Je ne demande à M. le duc de Choiseul rien autre chose, sinon qu’il ait la bonté de faire donner cours à mon paquet. La grâce est légère ; mais je la demande très instamment. M. le comte de Choiseul, protégez-moi dans cette importante négociation.
Je demande trois ridicules à Rezzonico ; qu’il m’en accorde un (3), cela me suffira ; et s’il me refuse, il n’y a rien de perdu, pas même mon crédit en cour de Rome.
Comment, mes procès terminés ! Dieu m’en préserve ! Il fut que madame Denis vous ait parlé de quelques anciens procès. Mais, pour peu que dans ce monde on ait un champ et un pré, ou qu’on fasse bâtir une église, ou qu’on fasse une ode comme M. Le Brun, on est en guerre. Mais je ne sais point de plus sotte guerre que celle qu’on a faite aux Anglais sans avoir cent vaisseaux de ligne et quarante mille hommes de marine.
Divins anges, si l’abbé Coyer parle comme il écrit, il doit être fort aimable. Mais ma mère, qui avait vu Despréaux, disait que c’était un bon livre, et un sot homme.
La nièce, la pupille, et l’oncle, baisent le bout de vos ailes.
Pour Dieu, que mon paquet parte ; c’est tout ce que je veux, et point de recommandation. Je veux bien être ridicule, mais je ne veux pas que mes protecteurs le soient. Priez M. le comte de Choiseul de faire mettre mon paquet romain à la poste par un de ses laquais. C’est assez pour Rezzonico et pour moi.
1 – Derniers vers d’une épigramme connue :
Masqué du roc d’un enfant d’Elysée,
Damon pressait sœur Alix, etc. (G.A.)
2 – Clément XIII. (G.A.)
3 – Des reliques. (G.A.)
à M. Colini.
Ferney, 7 Juillet 1761.
J’avais écrit à S.A.E., mon cher Colini, et je venais encore de l’importuner tout récemment par une lettre que je vous ai adressée, lorsque j’ai reçu la vôtre du 29 juin, qui m’apprend que le baptême s’est changé en enterrement, et les fêtes en tristesse (1). J’en suis pénétré de douleur. Mes lettres auront paru autant de contre-temps, et celle que je prends encore la liberté de lui écrire ne sera qu’un surcroît de désagrément pour monseigneur l’électeur.
La dernière que je lui ai écrite (2) regardait une souscription qu’on fait pour les Œuvres de Corneille. On les imprime avec des notes instructives, on les orne de belles estampes. Cette entreprise est au profit de mademoiselle Corneille, seule héritière de ce grand nom, et nous espérons que celui de S.A.E. ornera notre liste de souscripteurs.
1 – L’enfant nouveau-né de l’électeur était mort. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, le 8 Juillet 1761.
Monsieur, depuis longtemps je suis réduit à dicter ; je perds la vue avec la santé ; tout cela n’est point plaisant. Je vois toujours que tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia (1). Par tout pays on trouve des esprits très mal faits, et par tout pays il faut se moquer d’eux. On serait vraiment bien à plaindre si on faisait dépendre son plaisir du jugement des hommes.
Tancrède vous a bien de l’obligation, monsieur : Phèdre vous en aura davantage (2). Je me mets aux pieds de M. Paradisi. Si jamais j’ai un moment à moi, je lui adresserai une longue épître ; mais le peu de temps dont je peux disposer est consacré à dicter des notes sur les pièces du grand Corneille qui sont restées au théâtre. Cet ouvrage, encouragé par l’Académie française, pourra être de quelque usage aux étrangers qui daignent apprendre notre langue par les règles, et aux légers Français qui l’apprennent par routine. Le produit de l’édition sera pour l’héritière de Corneille, que j’ai l’honneur d’avoir chez moi, et qui n’a que ce grand nom pour héritage. N’est-il pas vrai que vous prendriez chez vous la petite-fille du Tasse, s’il y en avait une ? Elle mangerait de vos mortadelles, et boirait de votre vin noir. La petite-fille de Corneille en boira à votre santé dans un petit château très joli, en vérité, et qui serait plus joli si je l’avais bâti près de Bologne.
Vous avez bien raison, monsieur, de vanter ma religion, car je construis une église qui me ruine. Autrefois, qui bâtissait une église était sûr d’être canonisé, et moi je risque d’être excommunié en me partageant entre l’autel et le théâtre. C’est apparemment ce qui fait que je reçois quelquefois des lettres du diable (3) ; mais je ne sais pourquoi le diable écrit si mal et a si peu d’esprit. Il me semble que, du temps du Dante et du Tasse, on faisait de meilleurs vers en enfer.
J’espère que, dans ce monde-ci, la lettre dont vous m’avez honoré inspirera le bon goût, et fermera la bouche aux parolai (4). Soyez sûr que, du fond de ma retraite, je vous applaudirai toujours ; que je m’intéresserai à tous vos succès, à tous vos plaisirs. Je me regarde comme votre véritable ami, et je vous serai inviolablement attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – Propos d’Arlequin. (G.A.)
2 – Albergatti avait annoncé à Voltaire, dans une lettre du 30 Juin, qu’il allait jouer sur son théâtre Phèdre traduite par lui-même, et Tancrède traduit par Paradisi. (G.A.)
3 – Epître du diable à M. de V. (par Giraud, médecin), 1760. (G.A.)
4 – Savants méticuleux qui ergotent sur les mots. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Ferney, 8 Juillet 1761.
Vraiment je prenais bien mon temps pour écrire au cardinal Passionei. Il est mort, ou autant vaut ; et, à moins qu’il ne m’envoie de ses reliques, je n’en aurai point. J’ai peur à présent que mon paquet (1) ne soit parti : je m’abandonne à la Providence.
Pour me dépiquer, mes chers anges, je vous enverrai incessamment Zulime. Je me suis raccommodé avec elle, comme vous savez mais je suis toujours brouillé avec Pierre-le-Cruel (2).
C’est avec un plaisir extrême que je commente Corneille. Je ne donnerai de notes que sur les pièces qui restent de lui au théâtre, et j’ose croire que ces notes ne seront pas inutiles. En vérité, cet homme-là me fera faire encore une tragédie. Il me semble que je commence à connaître l’art, en étudiant mon maître à fond.
Je ne sais comment iront les souscriptions ; mais je travaille à bon compte. Pourriez-vous avoir la bonté de me dire si Duclos est revenu ? Je lui crois un zèle actif qui me va comme de cire.
Et Oreste, que devient-il ? est-il fondu par les chaleurs ? M. le comte de Lauraguais me dédie le sien (3), et il est encore plus grec, encore plus déclamateur que le mien.
Omer est un grand cuistre ; mais Corneille est un grand homme.
Oncle, nièce, et pupille, hommage aux anges.
1 – Adressé au cardinal. (G.A.)
2 – La tragédie de Don Pèdre. (G.A.)
3 – La tragédie de Clytemnestre. (G.A.)
à M. Le Brun (1)
11 Juillet 1761.
Il y a des choses bien bonnes et bien vraies dans les trois brochures que j’ai reçues (2). J’aurais peut-être voulu qu’on y marquât moins un intérêt personnel. Le grand art de cette guerre est de ne paraître jamais défendre son terrain, et de ravager seulement celui de son ennemi, de l’accabler gaiement ; mais après tout je ne suis pas fâché de voir relever des critiques très injustes d’une ode dont j’ai admiré les beautés, et à laquelle je dois non seulement mademoiselle Corneille, mais l’honneur de commenter à présent le grand homme auquel elle appartient.
Les oreilles d’âne sont attachées pour jamais au chef de ce malheureux Fréron. On a prouvé ses âneries, et il y a dans les trois brochures un grand mélange d’agréable et d’utile.
Je ne savais pas que ce Baculard fût un croupier de Fréron. J’ai eu soin autrefois de ce Baculard qu’on appelait d’Arnaud, comme j’ai soin de mademoiselle Corneille. J’ai été payé d’une ingratitude dont je crois le cœur de mademoiselle Corneille incapable.
Adieu, monsieur ; je me flatte que le nom de monseigneur le prince de Conti décorera la liste de deux qui souscrivent pour la gloire du grand Corneille et pour l’avantage de sa famille. Je serais toute ma vie pénétré d’estime et d’attachement pour vous.
1 – Sur l’adresse de cette lettre sont écrits ces mots : « M. Damilaville est venu pour avoir l’honneur de voir M. Le Brun, et lui remettre cette lettre. » (Note de Guinguené).
2 – C’était sans doute la Wasprie, et les deux premiers numéros de l’Âne littéraire. (Note de Guinguené).