CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

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à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au château de Ferney, par  Genève, 26 Juin 1761. (1)

 

          Madame, mon silence doit avoir dit à votre altesse sérénissime que je n’étais pas en état d’écrire. J’avais presque perdu la vue, en conservant la plus forte envie de revoir Gotha et sa souveraine. J’occupe ma vieillesse, et je trompe mes maux par un travail très agréable pour lequel je demande votre protection.

 

          L’Académie française agrée que je fasse une édition des bonnes tragédies du grand Corneille, avec des notes sur la langue et sur l’art qu’elle a créés. Cet ouvrage sera principalement utile aux étrangers. Il se fait par souscription, et l’édition sera magnifique. Le produit de cette entreprise est pour tirer de la misère les restes de la famille du grand Corneille, famille noble, et qui languit dans la pauvreté. Nous imprimons les noms des souscripteurs : je supplie votre altesse sérénissime de permettre que son nom honore cette liste. Chaque académicien souscrit pour six exemplaires. Ce livre sera du moins un monument de générosité, si de ma part ce n’est pas un monument de science et de goût. Puisse la paix donner à l’Europe le loisir de cultiver les arts de toute espèce ! Ce long fléau détruit tout. Hélas ! au premier coup de canon, je dis : En voilà pour sept ans ! Puissé-je me tromper au moins d’une année !

 

          M. Stanley (2) est à Paris ; il est assidu à nos spectacles ; il voit nos géomètres. Il ne parle point de paix : c’est apparemment par politesse qu’il ne nous parle point de nos besoins.

 

          Je me mets à vos pieds, madame, et à ceux de toute votre auguste famille. Grande maîtresse des cœurs, recevez mes hommages, et présentez-les à la divine Dorothée.

 

Le Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Chargé par le cabinet de Saint-James de conférer avec le cabinet de Versailles. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Le Brun.

Au château de Ferney, par Genève, 28 Juin.

 

          Si vous faites justice, monsieur, de l’âne (1) qui étourdit à force de braire, n’oubliez pas l’âne qui rue ; vous vengerez sans doute le sang du grand Corneille de l’insolence calomnieuse avec laquelle il a voulu  flétrir son éducation. Ce sera le sujet d’une feuille, et ce sujet, manié par vous d’une manière intéressante, peut rendre ce malheureux exécrable à ceux qui le protègent. Il n’a en effet que trop de protecteurs ; et c’est assez qu’il soit méchant pour qu’il en ait. Il faut espérer qu’en faisant connaître ses infamies comme ses ridicules, vous lui ôterez le peu de vogue qu’il avait, et qui déshonorait la nation.

 

          J’ose espérer que cette nation sera assez touchée de la véritable gloire, pour contribuer à l’édition du grand Corneille, et à l’avantage des seuls héritiers de son nom. C’est vous, monsieur, qui avez le premier ouvert cette carrière ; vous en avez l’honneur. Je ne doute pas que le nom de Conti et de La Marche ne se trouve à la tête de l’entreprise. S’il arrivait que cette idée ne réussît point, j’avoue qu’il faudrait compter la France pour la dernière des nations ; mais je veux écarter une crainte si honteuse, et je veux croire que le grand Corneille a appris à mes compatriotes à penser noblement.

 

          Je vous supplie de vouloir bien toujours m’écrire sous un contre-seing, attendu la multiplicité des lettres que Corneille et Fréron exigeront.

 

          Mille respects à toute la maison du Tillet. Je crois qu’on y approuvera mon entreprise.

 

 

1 – Le Brun publiait l’Âne littéraire, critique de l’Année littéraire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

.

 

Mais vraiment, mon cher ange, j’ai mal aux yeux aussi ; je soupçonne que c’est en qualité d’ivrogne. Je bois quelquefois demi-setier, je crois même avoir été jusqu’à chopine ; et quand c’est du vin de Bourgogne, je sens qu’il porte un peu aux yeux, surtout après avoir écrit dix ou douze lettres de ma main par jour. N’en auriez-vous point fait à peu près autant ? L’eau fraîche me soulage. Qu’ont de commun les pilules de Béloste avec les yeux ? quel rapport d’une pilule avec les glandes lacrymales ? Je sais bien qu’il faut se purger quelquefois, surtout si l’on est gourmand. Mais savez-vous de quoi les pilules de Béloste sont composées ? Toute pilule échauffe, ou je suis fort trompé ; c’est le propre de tout ce qui purge en petit volume ; j’en excepte les divins minoratifs, casse et manne, remèdes que nous devons à nos chers mahométans. Je dis chers mahométans, parce que je dicte à présent Zulime, que je vous enverrai incessamment ; et je suis persuadé que Zulime ne se purgeait jamais qu’avec de la casse.

 

A l’égard de l’autre sujet dont vous me parlez, et auquel je pense avoir renoncé, il est moitié français et moitié espagnol (1). On y voyait un Bertrand Duguesclin entre don Pèdre le Cruel et Henri de Transtamare. Marie de Padille, sous un nom plus noble et plus théâtral, est amoureuse comme une folle de ce don Pèdre, violent, emporté, moins cruel qu’on ne le dit, amoureux à l’excès, jaloux de même, ayant à combattre ses sujets, qui lui reprochent son amour. Sa maîtresse connaît tous ses défauts, et ne l’en aime que davantage.

 

Henri de Transtamare est son rival ; il lui dispute le trône et Marie de Padille. Bertrand Duguesclin, envoyé par le roi de France pour accommoder les deux frères, et pour soutenir Henri en cas de guerre, fait assembler les états généraux : las cortès de Castille (les députés des états) peuvent faire un bel effet sur le théâtre, depuis qu’il n’y a plus de petits maîtres. Don Pèdre ne peut souffrir ni las cortès, ni Duguesclin, ni son bâtard de frère Henri ; il se croit trahi de tout le monde, et même de sa maîtresse, dont il est adoré.

 

Bertrand est enfin obligé de faire avancer les troupes françaises ; il fait à la fois le rôle de protecteur de Henri, d’admoniteur de don Pèdre, d’ambassadeur de France, et de général.

 

Henri vainqueur se propose à Marie de Padille, les mains teintes du sang de son frère ; et Padille, plutôt que d’accepter la main du meurtrier de son amant, se tue sur le corps de don Pèdre. Bertrand les pleure tous deux, donne en quatre mots quelques conseils à Henri, et retourne en France jouir de sa gloire.

 

Voilà en gros quel était mon sujet. Mes anges verront mieux que moi si on peut en tirer parti. Je me dégoûte un peu de travailler en relisant les belles scènes de Corneille. Ce n’est pas à mon âge que je pourrai marcher sur les traces de ce grand homme ; il me paraît plus honnête et plus sûr de chercher à le commenter qu’à le suivre, et j’aime mieux trouver des souscriptions pour mademoiselle Corneille que des sifflets pour moi.

 

Mes anges daigneront encore observer que l’Histoire générale et le Czar prennent un peu de temps, et que les détails de l’histoire nuisent un peu à l’enthousiasme tragique. Une église et des procès sont encore de terribles éteignoirs ; mais s’il me reste encore quelque feu caché sous la cendre, mes anges souffleront et il se ranimera.

 

          Je suppose qu’ils ont reçu mon paquet pour le saint-père, qu’ils ont ri, que M. le duc de Choiseul a ri, que le cardinal Passionei rira : pour le sieur Rezzonico, il ne rit point. On dit que mon ami Benoît valait bien mieux.

 

          Je suppose encore que l’affaire des souscriptions cornéliennes réussira en France ; et s’il arrivait (ce que je ne crois pas) que les Français n’eussent pas de l’empressement pour des propositions si honnêtes, j’avertis que les Anglais sont tout prêts à faire ce que les Français auraient refusé. Ce serait une négociation plus aisée à terminer que celle de M de Bussy (2).

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – La tragédie de Don Pèdre, qui ne fut imprimée que quinze ans après. (K.)

 

2 – Envoyé à Londres, comme Stanley à Versailles, pour négocier la paix. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

A Ferney, 30 Juin 1761.

 

          Monsieur, en attendant que je puisse arranger le terrible événement de la mort du czarovitz qui m’arrête, et que j’achève les autres chapitres du second volume, j’ai entrepris un autre ouvrage qui ne dérobera point mon temps, et qui me laissera toujours prêt à vous servir sur-le-champ : c’est une édition des tragédies de Pierre Corneille, avec des remarques sur la langue et sur le goût, lesquelles seront d’autant plus utiles aux étrangers et aux Français mêmes, qu’elles seront revues par l’Académie française, qui préside à cette entreprise. Ce Corneille est parmi nous, dans la littérature, ce que Pierre-le-Grand est chez vous en tout genre ; c’est un créateur, c’est un homme qui a débrouillé le chaos, et ce n’est qu’à de tels génies qu’appartient la gloire, les autres n’ont que de la réputation.

 

          Le produit de cette édition, qui sera magnifique, est pour les descendants de Pierre Corneille, famille noble tombée dans la pauvreté. J’ai le plaisir de servir à la fois ma patrie et le sang d’un grand homme. L’édition, ornée des plus belles gravures, se fait par souscription, et on ne paie rien d’avance. Elle coûtera environ quatre ducats l’exemplaire. Plusieurs  princes donnent leur nom. Il serait bien honorable pour nous, et bien digne de votre magnificence, que le nom de sa majesté l’impératrice parût à la tête. Pour le vôtre, monsieur, et pour ceux de quelques-uns de vos compatriotes touchés de vos exemples, j’ose y compter. Nous imprimons la liste des souscripteurs ; je serais bien découragé, si je n’obtenais pas ce que je demande.

 

          Cette édition de Corneille, avec des estampes, me fait penser qu’il serait beau d’orner de gravures chaque chapitre de l’Histoire de Pierre-le-Grand ; ce serait un monument digne de vous. Le premier chapitre aurait une estampe qui représenterait des nations différentes aux pieds du législateur du Nord. La victoire de Lesna, celle de Pultava, une bataille navale ; les voyages du héros, les arts qu’il appelle dans son pays, les triomphes dans Moscou et dans Pétersbourg ; enfin chaque chapitre serait un sujet heureux, et vous auriez érigé, monsieur, le plus beau monument dont l’imprimerie pût jamais se vanter. Je soumets cette idée à vos lumières et à votre attachement pour la mémoire de Pierre-le-Grand, à votre esprit patriotique que vous m’avez communiqué. Disposez de moi tant que je serai en vie. Les étincelles de votre beau feu vont jusqu’à moi.

 

          Que votre excellence agrée les respects et le tendre attachement, etc.

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

A Ferney, en Bourgogne, par Genève, 30 Juin (1).

 

 

          Mon entreprise, mon cher maître, m’attache de plus en plus au grand Corneille. Je l’aime autant que vous aimez Cicéron ; et plût à Dieu qu’il eût toujours parlé sa langue aussi purement, aussi noblement que Cicéron parlait la sienne ! Vous avez un grand avantage sur moi : Cicéron n’a point fait de mauvais ouvrages, Corneille en a trop fait, je ne dis pas d’indignes de lui, je dis absolument indignes du théâtre. Je suivrai donc votre sage conseil, je ne commenterai aucune de ses comédies, excepté le Menteur, ni aucune des tragédies qui n’ont pu rester au théâtre. Ses beaux ouvrages en seront peut-être plus précieux, quand ils ne paraîtront point avec ceux qui pourraient faire tort à sa gloire.

 

          Vous, mon cher maître, qui partagez avec l’éloquent Pélisson l’honneur d’avoir fait l’Histoire de l’Académie avec autant de sagesse que de vérité, vous êtes plus à portée que personne de m’instruire si Chapelain n’a pas eu a plus grande part au jugement sur le Cid, jugement très équitable à mon avis en plusieurs endroits, mais qui, dans d’autres, me paraît, comme au public, un peu trop sévère. Si vous avez quelque anecdote sur le fameux procès, je vous prie de me la communiquer.

 

          Je vous prie surtout d’assurer l’Académie que si elle se plaint de mon insuffisance dans mes notes sur le grand Corneille, elle n’accusera pas mon orgueil. Je fuirai ce ton décisif que prennent nos jeunes auteurs, et qui ne me convient pas plus qu’à eux.

 

          Où pourrai-je trouver la lettre d’un nommé Claveret, qui dit tant de mal du Cid ? et celle de Balzac, qui lui rend tant de justice ? Ne pourriez-vous point demander à M. l’abbé Capperonnier tout ce qu’il a dans la Bibliothèque du roi ? Je le rendrai fidèlement. On a déjà daigné m’envoyer des livres qui ne se trouvent que là, et je les ai rendus aussi bien conditionnés qu’on me les avait prêtés. J’aurai l’honneur d’en écrire à M. Capperonnier (2) ; mais je me flatte qu’étant prévenu par vous, il en sera plus disposé à m’accorder ses secours.

 

          M. de Chammeville doit aimer les lettres, puisqu’il permet que vos paquets passent sous son contre-seing. Je ne doute pas qu’il ne trouve bon que son nom soit imprimé dans la liste des souscripteurs qui serviront à encourager les autres.

 

          On rejouera bientôt Oreste. Je vous prierai de me dire si cette pièce sapit antiquitatem, et ce que j’y dois corriger pour l’impression. Je ne ferai point tort à l’Electre  de M. Crébillon, et je me ferai un grand honneur de marcher après lui.

 

          Ama, me, et Cornelium tuere et Cornelima.

 

 

1 – Cette lettre, classée par nos prédécesseurs à l’année 1762, est de 1761. (G.A.)

 

2 – Voyez au 13 Juillet. (G.A.)

 

 

1761 - 27


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