CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 26
Photo de PAPAPOUSS
à M. Thieriot (1)
23 Juin 1761.
Sic voc, non vobis. Dans le nombre immense de tragédies, comédies, opéras-comiques, discours moraux, et facéties, au nombre d’environ cinq cent mille, qui font l’honneur éternel de la France, on vient d’imprimer une tragédie sous mon nom intitulée Zulime ; la scène est en Afrique ; il est bien vrai qu’autrefois ayant été avec Alzire en Amérique, je fis un petit tour en Afrique avec Zulime, avant d’aller voir Idamé à la Chine ; mais mon voyage d’Afrique ne me réussit point. Presque personne dans le parterre ne connaissait la ville d’Arsénie, qui était le lieu de la scène ; c’est pourtant une colonie romaine nommé Arsinaria, et c’est encore par cette raison-là qu’on ne la connaissait pas.
Trémizène est un nom bien sonore, c’est un joli petit royaume ; mais on n’en avait aucune idée : la pièce ne donna nulle envie de s’informer du gisement de ces côtes. Je retirai prudemment ma flotte,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . Et quæ
Desperat tractata nitescere posse relinquit.
HOR., deArt poet.
Des corsaires se sont enfin saisis de la pièce, et l’ont fait imprimer ; mais, par droit de conquête, ils ont supprimé deux ou trois cents vers de ma façon, et en ont mis autant de la leur : je crois qu’ils ont très bien fait ; je ne veux point leur voler leur gloire, comme ils m’ont volé mon ouvrage. J’avoue que le dénouement leur appartient, et qu’il est aussi mauvais que l’était le mien : les rieurs auront beau jeu ; au lieu d’avoir une pièce à siffler, ils en auront deux.
Il est vrai que les rieurs seront en petit nombre, car peu de gens pourraient lire les deux pièces : je suis de ce nombre ; et de tous ceux qui prisent ces bagatelles ce qu’elles valent, je suis peut-être celui qui y met le plus bas prix. Enchanté des chefs-d’œuvre du siècle passé, autant que dégoûté du fatras prodigieux de nos médiocrités, je vais expier les miennes en me faisant le commentateur de Pierre Corneille. L’Académie a agréé ce travail ; je me flatte que le public le secondera, en faveur des héritiers de ce grand nom.
Il vaut mieux commenter Héraclius que de faire Tancrède, on risque bien moins. Le premier jour que l’on joua ce Tancrède, beaucoup de spectateurs étaient venus armés d’un manuscrit qui courait le monde, et qu’on assurait être mon ouvrage : il ressemblait à cette Zulime.
C’est ainsi qu’un honnête libraire, nommé Grangé, s’avisa d’imprimer une Histoire générale, qu’il assurait être de moi, et il me le soutenait à moi-même ; il n’y a pas grand mal à tout cela. Quand on vexe un pauvre auteur, les dix-neuf vingtièmes du monde l’ignorent, le reste en rit, et moi aussi. Il y a trente à quarante ans que je prenais sérieusement la chose. J’étais bien sot ! Adieu, je vous embrasse.
1 – Nous remplaçons le nom de La Place qui se trouve toujours en tête de cette lettre par celui de Thieriot. Cette lettre parut dans le Mercure dont La Place avait le privilège, mais sans adresse. Voyez ce que Voltaire écrit le même jour à d’Argental. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 23 Juin 1761.
O mes anges ! le coup est violent, le trait est noir, l’embarras est grand.
Zulime, soit : la voilà baptisée, la voilà Africaine ; elle a affaire à un Espagnol, il n’y a plus moyen de s’en dédire. Voici une petite lettre à Nicodème Thieriot (1) qu’il ne serait pas mal de faire courir. Allons donc ; je vais songer à cette Zulime ; la tête me bout. Serai-je toujours comme Arlequin, qui voulait faire vingt-deux métiers à la fois ? patience.
Mille respects, je vous en conjure, à M. le comte de Choiseul ; comment va sa santé ?
Ayez la charité d’envoyer à M. le duc de Choiseul le présent paquet (2), après en avoir ri.
Qui est ambassadeur à Rome ? je n’en sais rien. Quel qu’il soit, il faut qu’il fasse mon affaire au plus vite. M. le comte de Choiseul, protégez-moi prodigieusement ; je veux que Rezzonico (3) m’accorde tout ce que je demande. Quand le seigneur, le curé, et toute une paroisse est auprès de Genève, et que c’est à moi qu’elle appartient, le pape est un benêt s’il nous refuse.
J’espère bien que tous les Choiseul me permettront de mettre leur nom en gros caractères parmi les souscripteurs de Corneille ; je vais d’abord tâter le roi.
Mes anges, si vous avez deux ou trois âmes à me prêter, envoyez-les moi par la poste ; car je n’ai pas assez de la mienne : toute chétive qu’elle est, elle vous adore.
Avez-vous reçu la cargaison de Grizel (4) ? Et les yeux ?
1 – La lettre précédente. (G.A.)
2 – La supplique au pape et la lettre à Passionei. (G.A.)
3 – Clément XIII. (G.A.)
4 – La Conversation de l’intendant des Menus. Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)
à M. de Chenevières (1).
Vos vers sont charmants, mon cher ami ; vous n’en avez jamais fait de si jolis. Je ne m’occupe plus à présent que des vers des autres. Me voici enfoncé dans ceux de Corneille : j’entreprends, avec l’agrément de l’Académie, une magnifique édition de ses pièces de théâtre, avec des remarques sur la langue et sur l’art qu’il a créé. Je fais établir une souscription : le produit sera pour M. Corneille et pour sa fille, qui n’ont d’autre bien que le nom de Corneille. Le prix de chaque exemplaire, orné de trois belles vignettes, ne sera que de quarante livres, et on ne paiera qu’en recevant le livre. Je souscris moi-même pour six exemplaires. Presque tous les académiciens en font autant. Nous nous flattons que le roi permettra que son nom soit à la tête des souscripteurs.
Ne pourriez-vous me dire, vous qui êtes du pays, comment on s’y prend auprès de M. de La Vauguyon (2), pour obtenir de M. le dauphin une action généreuse ? Je crois la chose très aisée ; mais je suis absolument inconnu à M. de La Vauguyon. Si vous connaissez quelque belle âme qui veuille pour quarante livres, et même pour quatre-vingts, se mettre au rang des bienfaiteurs du sang de Corneille, et voir son nom imprimé avec celui du roi, comme lorsqu’on a vendu sa vaisselle, nommez-moi ce noble personnage.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – C’est à tort qu’ils avaient daté ce billet de février. (G.A.)
2 – Gouverneur du dauphin. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet.
24 Juin 1761.
Facundissime et carissime Olivete, lisez le programme simple et court à l’Académie. Si on l’approuve, je l’envoie à M. le duc de Choiseul, à madame de Pompadour. Je veux que le roi souscrive ; je veux que le président Hénault fasse souscrire la reine. Je me charge des princes d’Allemagne et du parlement d’Angleterre. Je veux la gloire de la France et de l’Académie.
Je crois que je pourrai hardiment, dans un programme imprimé, donner les noms de tous les académiciens, que je mettrai immédiatement après les princes, attendu qu’ils sont les confrères de Corneille.
Envoyez-moi, s’il vous plaît, mon programme approuvé. Nec patres conscripti concidant nec deficiant.
Il serait convenable que chacun signât mon programme. M. le duc de Nivernais a déjà souscrit pour dix exemplaires. Qui sera le brave académicien qui se chargera de la souscription de ses frères à croix d’or, à cordons bleus, etc. ? Ciceronis amator, Cornelium tuere.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
Aux Délices, 25 Juin (1).
J’ai toujours l’air du plus grand paresseux du monde, monsieur, et vous savez que je ne le suis pas. Je n’ai pas réellement le temps d’écrire une lettre. Je suis surtout occupé actuellement à une édition des tragédies du grand Corneille, avec des remarques instructives sur la langue et sur l’art du théâtre : c’est un surcroît de fardeau à tous ceux que je porte ; mais c’est un fardeau qui m’est cher. L’édition sera magnifique ; elle se fait par souscriptions, et le produit sera pour mademoiselle Corneille, et pour son père, seuls descendants de ce grand homme, qui n’ont que son nom pour héritage. On ne paiera rien d’avance. L’Académie française prend un grand intérêt à cet ouvrage. Le roi sera probablement à la tête des souscripteurs, et je me flatte que vous me permettrez de mettre votre nom dans la liste. Il n’en coûtera que quarante livres pour chaque exemplaire. Prenez-vous-en à Cinna et à Rodogune, et à une nouvelle histoire très longue des horreurs et des superstitions du genre humain, si, après un si long silence, je vous écris une si courte lettre. Je suis d’un mauvais commerce ; mais je vous suis tendrement attaché pour la vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le président Hénault.
25 Juin 1761.
Mon cher et respectable confrère, je crois qu’il s’agit de l’honneur de l’Académie et de la France. Il faut fixer la langue, que vingt mille brochures corrompent ; il faut imprimer, avec des notes utiles, les grands auteurs du siècle de Louis XIV, et qu’on sache à Pétersbourg et en Ukraine en quoi Corneille est grand, et en quoi il est défectueux. Vous encouragez cette entreprise, qui ne réussira pas si vous ne permettez que je vous consulte souvent. Je pense qu’il sera honorable pour la France de relever le nom de Corneille dans ses descendants. J’étais à Londres quand on apprit qu’il y avait une fille de Milton aveugle, vieille, et pauvre ; en un quart d’heure elle fut riche. La petite-fille d’un homme très supérieur à Milton n’est, à la vérité, ni vieille, ni aveugle, elle a même de très beaux yeux, et ce ne sera pas une raison pour que les Français l’abandonnent. Il est vrai qu’elle est à présent au-dessus de la pauvreté ; mais à qui mieux qu’elle appartiendrait le produit des Œuvres de son aïeul ? Les frères Cramer sont assez généreux pour lui céder le profit de cette édition, qui ne sera faite que pour les souscripteurs.
Nous travaillons donc pour le nom de Corneille, pour l’Académie, pour la France. C’est par là que je veux finir ma carrière. Il en coûtera si peu pour faire réussir cette entreprise ! Quarante francs, chaque exemplaire, sont un objet si mince pour les premiers de la nation, qu’on sera probablement empressé à voir son nom dans la liste des protecteurs de Cinna et du sang de Corneille.
Je me flatte que le roi, protecteur de l’Académie, permettra que son nom soit à la tête des souscripteurs. Je charge votre caractère aussi bienfaisant qu’aimable, de nous donner la reine. Qu’elle ne considère pas que c’est un profane qui entreprendre ce travail ; qu’elle considère la nation dont elle est reine.
Qui sont les noms de vos amis que je ferai imprimer ? pour combien d’exemplaires souscriront nos académiciens de la cour ? Comptez que les Cramer ne tireront que le nombre des exemplaires souscrits, et que ce livre restera un monument de la générosité des souscripteurs, qui ne sera jamais vendu au public. Fera des petites éditions qui voudra, mais notre grande sera unique. Vous pouvez plus que personne ; et il sera digne de celui qui a si bien fait connaître a France de protéger le grand Corneille, quand il n’y a pas un seul acteur digne de jouer Cinna, et qu’il y a si peu de gens dignes de le lire.
Il me semble que j’ouvre une porte d’or pour sortir du labyrinthe des colifichets où la foule se promène.
Recevez les tendres et respectueux sentiments, etc.
Mille pardons à madame du Deffand. Cette entreprise ne me laisse pas un moment, et j’ai des ouvrages immenses, des moutons et des procès à conduire.
à M. le comte d’Argental.
Ferney, 26 Juin 1761.
Je n’ai guère la force d’écrire, parce que, depuis quelque temps, j’écris jour et nuit. Mes anges sauront que je rends grâces au corsaire qui a fait imprimer Zulime. L’impression m’a fait apercevoir d’un défaut capital qui régnait dans cette pièce ; c’était l’uniformité des sentiments de l’héroïne, qui disait toujours J’aime : c’est un beau mot, mais il ne faut pas le répéter trop souvent ; il faut quelquefois dire, Je hais.
Je commence à être moins mécontent de cet ouvrage que je ne l’étais, et je me flatte enfin qu’il ne sera pas tout à fait indigne des bontés dont mes anges l’honorent. Il sera prêt quand ils l’ordonneront. Je n’abandonnerai pourtant ni les moissons, ni mon église, ni ma petite négociation avec le pape.
Je relis cet infâme et excommunié Corneille avec une grande attention. Je l’admire plus que jamais en voyant d’où il est parti. C’est un créateur ; il n’y a de gloire que pour ces gens-là ; nous ne sommes aujourd’hui que de petits écoliers. Je suis persuadé que mes notes au bas des pages des bonnes pièces de Corneille ne seront pas sans utilité et sans agrément ; elles pourront former une poétique complète, sans avoir l’insolence et l’ennui du ton dogmatique.
Je suis résolu à ne faire imprimer que le nombre des exemplaires pour lesquels on aura souscrit Les petites éditions seront au profit des libraires ; et s’il y a, comme je le crois, quelque amour de la véritable gloire dans la nation, la grande édition assurera quelque fortune aux héritiers du nom du grand Corneille. Je finirai ainsi ma carrière d’une manière honorable, et qui ne sera pas indigne de l’ancienne amitié dont mes anges m’honorent.
Je les supplie de vouloir bien me procurer sans délai le nom de M. le duc d’Orléans par M. de Foncemagne, afin que je l’imprime dans le programme.
Je voudrais avoir celui de M. le premier président (1) ; il me le doit en dédommagement de la banqueroute que son beau-frère (2) m’a faite. Jamais mon entreprise ne vaudra au sang de Corneille la moitié de ce que Bernard m’a volé. Je crois avoir déjà prévenu M. le comte de Choiseul (3), l’ambassadeur, que je ne doutais pas qu’il n’honorât ma liste de son nom, et j’attends ses ordres. Je demande la même grâce à M. de Courteilles, à M. de Malesherbes à madame sa sœur, et à tous les amis de mes anges.
Je désirerais passionnément la souscription du président de Meynières, et de quelques membres du parlement, pour expier les sottises de maître Le Dain et de maître Omer.
Je n’ai point encore écrit à M. le duc de Choiseul sur cette petite affaire. Je supplie M. le comte l’ambassadeur d’avoir la bonté de lui en parler : ils sont aussi tous deux mes anges. Je vous baise à tous le bout des ailes, et je recommande à vos bontés Cinna, Horace, Sévère, Cornélie, et la cousine issue de germain de Cornélie. Si on me seconde avec quelque vivacité, cette édition ne sera qu’une affaire de six mois.
Nièce, et Cornélie-chiffon, et V., vous disent tout ce qu’il y a de plus tendre.
1 – Molé. (G.A.)
2 – Bernard de Coubert. (G.A.)
3 – Ambassadeur à Vienne. On n’a pas la lettre que Voltaire lui adressa. (G.A.)