CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

1761---235.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. Fabry.

Ferney, ce 18 Juin (1).

 

 

          Monsieur, il m’est extrêmement important, pour maintenir le bon ordre dans la terre de Ferney, de savoir qui sont ceux qui ont osé déposer la calomnie en question le 9 Juin dernier, devant le sieur Castin, qui se dit official de Gex. Je sais bien qu’il a fait une procédure très illégale et très répréhensible, en procédant contre les séculiers, sans intervention de la justice du roi ; je sais encore qu’il a manqué aux lois, en faisant comparaître un nommé Brochu, qui était décrété de prise de corps ; je sais de plus qu’il n’est nullement en droit d’exercer la charge d’official, attendu qu’il est curé. Ce n’est pas de toutes ces procédures méprisables et punissables que je suis inquiet ; mais je le suis beaucoup de savoir qu’il y a dans mes terres des malheureux assez lâches et assez ingrats, pour déposer des calomnies absurdes contre leur bienfaiteur. Ils sont coupables même d’avoir comparu, car aucun séculier ne doit répondre en pareil cas à aucun juge d’église. Je vous aurais, monsieur, la plus sensible obligation si vous vouliez bien m’apprendre leurs noms ; il faut, dans une terre, connaître le caractère de ses vassaux.

 

          Si vous voulez, monsieur, joindre à cette bonté celle de me renvoyer les plans que vous avez bien voulu permettre que je misse entre vos mains, et dont j’ai besoin pour mes ouvriers, vous me ferez un sensible plaisir. Je vous renouvelle mes remerciements et mon attachement.

 

          J’ai l’honneur d’être dans ces sentiments, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Delille.

A Ferney, 19 Juin.

 

On est bien loin, monsieur, d’être inconnu, comme vous le dites, quand on a fait d’aussi beaux vers (1) que vous, et surtout quand on y répand d’aussi nobles vérités, et des sentiments si vertueux. Vous pensez en excellent citoyen, et vous vous exprimez en grand poète. Je m’intéresse d’autant plus à la gloire que vous assurez à M. Laurent, que je m’avise de l’imiter en petit dans une de ses opérations. Je dessèche actuellement des marais ; mais j’avoue que je ne fais point de bras. Cependant vous avez daigné parlé de moi dans votre épître à cet étonnant artiste. J’avais déjà lu votre ouvrage qui a concouru pour le prix de l’Académie (2) ; je ne savais pas que je dusse joindre le sentiment de la reconnaissance à celui de l’estime que vous m’inspiriez. Je vous félicite, monsieur, d’être en relation avec M. Duverney. Il forme un séminaire de gens (3) dont quelques-uns demanderont probablement un jour à M. Laurent des bras et des jambes. La noblesse française aime fort à se les faire casser pour son maître.

 

Je fais aussi mon compliment à M. Duverney d’aimer un homme de votre mérite. Il en a trop pour ne pas distinguer le vôtre. Je me vante aussi, monsieur, d’avoir celui de sentir tout ce que vous valez. Recevez mes remerciements, non seulement de ce que vous avez bien voulu m’envoyer vos ouvrages, mais de ce que vous en faites de si bons. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Epître à M. Laurent, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, à l’occasion du bras artificiel qu’il a fait pour un soldat invalide. L’abbé Delille y dit :

 

 

Voltaire, tour à tour sublime et gracieux,

Peut chanter les héros, les belles et les dieux.

 

2 – Epître sur l’utilité de la retraite pour les gens de lettres. (G.A.)

 

3 – L’Ecole militaire. (K.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

Le 19 Juin 1761.

 

          En voyant la mine de ce pauvre abbé du Resnel (1), je n’ai pu m’empêcher de dire :

 

 

Quoiqu’il eût cette mine, il fit pourtant des vers ;

Il fut prêtre, mais philosophe ;

Philosophe pour lui, se cachant des pervers.

Que n’ai-je été de cette étoffe !

 

 

Frère Thiériot n’aura pas autre chose de moi. Il n’y a pas moyen de faire une inscription, à moins qu’elle ne soit un peu piquante, et je ne trouve rien de piquant à dire sur l’abbé du Resnel. C’était un homme aimable dans la société ; je le regrette de tout mon cœur, je le suivrai bientôt, et puis c’est tout.

 

J’ai pris la liberté d’envoyer sous votre enveloppe une lettre (2) pour M. Héron, dans laquelle je lui demande une grâce qui m’est très nécessaire : c’est de vouloir bien me faire parvenir une ordonnance du roi qui défend aux archevêques et aux évêques de prendre des curés pour leurs promoteurs ou officiaux. Cette loi, qui est de 1627, me paraît fort sage : c’est ce qui fait qu’elle n’est point exécutée. Comme j’aime un peu le remue-ménage, j’ai envie de faire quelques niches aux prêtres de mon canton. Rien n’est plus amusant dans la vieillesse.

 

Je me recommande à tous les frères, en corps et en âme.

 

 

1 – Mort en Février 1761. (G.A.)

 

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le baron de Bielfeld.

Aux Délices, 20 Juin 1761.

 

          Je crois, monsieur, que votre lettre m’a guéri ; car le plaisir est un souverain remède, et j’ai senti un plaisir bien vif en voyant que vous vous souvenez de moi. Je ne songe plus qu’à m’amuser et à finir gaiement ma carrière ; mais je m’intéresse beaucoup aux ouvrages sérieux que vous donnez au public. J’attends avec impatience celui (1) que vous m’annoncez. Apprenez aux princes à être justes ; c’est toujours une consolation pour ceux qui souffrent de leur ambition, de leurs caprices, de leurs injustices, de leurs méchancetés. Les hommes aiment à entendre parler du droit des gens ; ce sont des malades à qui on parle du remède universel. N’avez-vous pas dit aussi quelque petit mot sur la liberté ? Je m’imagine que vous la goûtez à votre aise dans Hambourg ; pour moi, j’en jouis, et je suis depuis six ans dans l’ivresse de la jouissance, étant assez heureux pour posséder des terres libres sur la frontière de France, et me trouvant dans une indépendance entière. Vous souvient-il du temps (2) où il ne vous était pas permis d’aller dans vos terres ? C’est bien cela qui est contre le droit des gens.

 

          Je souhaite la paix à votre Allemagne ; mais je ne peux exalter mon âme au point de deviner le temps où toutes ces horreurs cesseront. Le secret de prévoir l’avenir s’est perdu avec le modeste président (3). Je vous embrasse de tout mon cœur, sans cérémonie ; il n’en faut point entre les philosophes. C’est assez de dater sa lettre, et de signer la première lettre de son nom. V.

 

          Votre lettre du mois de Février ne m’a pas été rendue par des gens pressés de s’acquitter de leur commission.

 

 

1 – Les Institutions de politique. (G.A.)

 

2 – Lorsque le baron de Bielfeld était précepteur du prince de Prusse Auguste-Ferdinand. (G.A.)

 

3 – Maupertuis. Voyez la Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

21 Juin 1761.

 

Mes divins anges, lisez mes remontrances avec attention et bénignité.

 

Considérez d’abord que le plan d’un cerveau n’a pas six pouces de large, et que j’ai pour cent toises au moins de tribulations et de travaux. Le loisir fut certainement le père des Muses ; les affaires en sont les ennemies, et l’embarras les tue. On peut bien à la vérité faire une tragédie, une comédie, ou deux ou trois chants d’un poème, dans une semaine d’hiver ; mais vous m’avouerez que cela est impossible dans le temps de la fenaison et des moissons, des défrichements et des dessèchements ; et quand à ces travaux de campagne il se joint des procès, le tripot de Thémis l’emporte sur celui de Melpomène. Je vous ai caché une partie de mes douleurs ; mais enfin il faut que vous sachiez que j’ai la guerre contre le clergé. Je bâtis une église assez jolie, dont le frontispice d’une pierre aussi chère que le marbre ; je fonde une école ; et, pour prix de mes bienfaits, un curé d’un village voisin, qui se dit promoteur, et un autre curé qui se dit official, m’ont intenté un procès criminel (1) pour un pied et demi de cimetière, et pour deux côtelettes de mouton qu’on a prises pour des os de mort déterrés.

 

On m’a voulu excommunier pour avoir voulu déranger une croix de bois, et pour avoir abattu insolemment une partie d’une grange qu’on appelait paroisse.

 

Comme j’aime passionnément à être le maître, j’ai jeté par terre toute l’église, pour répondre aux plaintes d’en avoir abattu la moitié. J’ai pris les cloches, l’autel, les confessionnaux, les fonts baptismaux ; j’ai envoyé mes paroissiens entendre la messe à une lieue.

 

Le lieutenant criminel, le procureur du roi, sont venus instrumenter ; j’ai envoyé promener tout le monde ; je leur ai signifié qu’ils étaient des ânes, comme de fait ils le sont. J’avais pris des mesures  de façon que M. le procureur-général du parlement de Dijon leur a confirmé cette vérité. Je suis à présent sur le point d’avoir l’honneur d’appeler comme d’abus, et ce ne sera pas maître Le Dain qui sera mon avocat. Je crois que je ferai mourir de douleur mon évêque, s’il ne meurt pas auparavant de gras fondu.

 

Vous noterez, s’il vous plaît, qu’en même temps je m’adresse au pape en droiture. Ma destinée est de bafouer Rome, et de me faire servir à mes petites volontés. L’aventure de Mahomet (2) m’encourage. Je fais donc une belle requête au saint père ; je demande des reliques pour mon église, un domaine absolu sur mon cimetière, une indulgence in articulo mortis, et, pendant ma vie, une belle bulle pour moi tout seul, portant permission de cultiver la terre les jours de fête, sans être damné. Mon évêque est un sot qui n’a pas voulu donner au malheureux petit pays de Gex la permission que je demande ; et cette abominable coutume de s’enivrer en l’honneur des saints, au lieu de labourer, subsiste encore dans bien des diocèses. Le roi devrait, je ne dis pas permettre les travaux champêtres ces jours-là, mais les ordonner. C’est un reste de notre ancienne barbarie de laisser cette grande partie de l’économie de l’Etat entre les mains des prêtres.

 

M. de Courteilles vient de faire une belle action en faisant rendre un arrêt du Conseil pour les desséchements des marais. Il devrait bien en rendre un qui ordonnât aux sujets du roi de faire croître du blé le jour de Saint-Simon et de Saint-Jude, tout comme un autre jour. Nous sommes la fable et la risée des nations étrangères, sur terre et sur mer ; les paysans du canton de Berne, mes voisins, se moquent de moi, qui ne puis labourer mon champ que trois fois, tandis qu’ils labourent quatre fois le leur. Je rougis de m’adresser à un évêque de Rome, et non pas à un ministre de France, pour faire le bien de l’Etat.

 

Si ma supplique au pape et ma lettre (3) au cardinal Passionei sont prêtres au départ de la poste, je les mettrai sous les ailes de mes anges, qui auraient la bonté de faire passer mon paquet à M. le duc de Choiseul ; car je veux qu’il en rie et qu’il m’appuie. Cette négociation sera plus aisée à terminer honorablement que celle de la paix.

 

Je passe du tripot de l’Eglise à celui de la comédie. Je croyais que frère Damilaville et frère Thieriot s’étaient adressés à mes anges pour cette pièce qu’on prétend être d’après Jodelle, et qui est certainement d’un académicien de Dijon. Ils ont été si discrets qu’ils n’ont pas, jusqu’à présent, osé vous en parler ; il faudra pourtant qu’ils s’adressent à vous, et que vous les protégiez très discrètement, sous main, sans vous cacher visiblement.

 

          Je ne saurais finir de dicter cette longue lettre sans vous dire à quel point je suis révolté de l’insolence absurde et avilissante avec laquelle on affecte encore de ne pas distinguer le théâtre de la Foire du théâtre de Corneille, et Gilles de Baron ; cela jette un opprobre odieux sur le seul art qui puisse mettre la France au-dessus des autres nations, sur un art que j’ai cultivé toute ma vie au dépens de ma fortune et de mon avancement. Cela doit redoubler l’honneur de tout honnête homme pour la superstition et la pédanterie. J’aimerais mieux voir les Français imbéciles et barbares, comme ils l’ont été douze cents ans, que de les voir à demi éclairés. Mon aversion pour Paris est un peu fondée sur ce dégoût. Je me souviens avec horreur qu’il n’y a pas une de mes tragédies qui ne m’ait suscité les plus violents chagrins ; il fallait tout l’empire que vous avez sur moi pour me faire rentrer dans cette détestable carrière. Je n’ai jamais mis mon nom à rien, parce que mettre son nom à la tête d’un ouvrage est ridicule ; et on s’obstine à mettre mon nom à tout ; c’est encore une de mes peines.

 

          J’ajouterai que je hais si furieusement maître Omer, que je ne veux pas me trouver dans la même ville où ce crapaud noir coasse. Voilà mon cœur ouvert à mes anges ; il est peut-être un peu rongé de quelques gouttes de fiel ; mais vos bontés y versent mille douceurs.

 

          Encore un mot, cela ne finira pas si tôt. Permettez que je vous adresse ma réponse à une lettre de M. le duc de Nivernais. L’embarras d’avoir les noms des souscripteurs pour les Œuvres de l’excommunié et infâme P. Corneille ne sera pas une de nos moindres difficultés. Il y en a tout : ce monde-ci n’est qu’un fagot d’épines.

 

          Vous n’aurez pas aujourd’hui ma lettre au pape, mes divins anges ; on ne peut pas tout faire.

 

          Je vous conjure d’accabler de louanges M. de Courteilles, pour la bonne action qu’il a faite de faire rendre un arrêt qui desséchera nos vilains marais.

 

          Voilà une lettre qui doit terriblement vous ennuyer ; mais j’ai voulu vous dire tout.

 

          Madame Denis et la pupille se joignent à moi.

 

 

1 – Voyez la lettre à Arnoult du 9 Juin. (G.A.)

 

2 – Tragédie dont Benoît XIV avait accepté l’hommage. (G.A.)

 

3 – On n’a ni la supplique ni la lettre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le duc de Nivernais.

Aux Délices, 21 Juin (1).

 

Vous devenez, monseigneur le duc, tout jeune que vous êtes, le père de l’Académie, et vos discours vous ont rendu cher au public. La protection que vous donnez aux descendants de Corneille augmente encore, s’il est possible, la vénération qu’on a pour vous.

 

Tous mes soins deviendront infructueux, s’il ne se trouve quelques âmes aussi sensibles et aussi nobles que la vôtre. Je me flatte que votre nom, imprimé à la tête des souscripteurs, engagera plusieurs personnes à donner le leur. On portera sans doute le roi à permettre, en qualité de protecteur, qu’il soit regardé comme le premier bienfaiteur de la famille du grand Corneille. Je suis bien sûr que, dans l’occasion, vous voudrez bien appuyer mes propositions de votre crédit et de vos conseils. Je vous en fais mes très humbles remerciements : mademoiselle Corneille y joindrait déjà les siens, si les ménagements qu’on doit aux infortunés m’avaient permis de l’instruire de ce qu’on fait pour elle.

 

J’ajouterai que je crois convenable que chaque académicien, non seulement donne son nom, mais qu’il nous procure des souscripteurs ; car, lorsque les sieurs Cramer seront à Genève, comment pourront-il en avoir à Paris ?

 

Je vous demanderais pardon, monseigneur, de tous ces détails, si vous aviez moins de générosité ; j’ai seulement peur de n’avoir pas assez de santé pour conduire cette entreprise à sa fin.

 

J’attends votre discours avec impatience, et serai toute ma vie, monseigneur, avec  autant d’estime que de respect, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

1761 - 235

Commenter cet article