CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

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à M. Fabry.

Ferney, 14 Juin 1761 (1).

 

          Monsieur, il y a plusieurs articles sur lesquels il faut que j’aie l’honneur de vous écrire ; premièrement, je dois vous renouveler mes remerciements. Je crois que vous savez combien on a été indigné à Dijon de la malhonnêteté et de l’insolence absurde avec laquelle on s’est conduit au sujet de l’église de Ferney ; j’ai bien voulu continuer à la faire bâtir, quoique je dusse attendre qu’on eût eu avec moi les procédés qu’on me devait.

 

          Il serait à souhaiter que M. de Villeneuve voulût bien venir à Ferney au mois de septembre ou d’octobre. Il y trouverait M. de Montigny, le commissaire du roi pour les sels, et on pourrait, je crois, finir alors l’affaire du baron Sédillot. Nous aurons dans ce temps M. le premier président de La Marche, qui n’aime point du tout les friponneries des regrattiers ; il est fort lié avec M. l’intendant, et il l’encouragerait à terminer.

 

          Je vous propose actuellement monsieur, de sauver les têtes, les bras et les jambes à une centaine de personnes. On bâtit actuellement un théâtre à Châtelaine ; il a la réputation de n’être point du tout solide. Les curieux qui l’ont été voir, disent que les poutres ont déjà fléchi, et sont sorties de leurs mortaises. On ne veut point aller à ce spectacle, à moins que vous n’ayez la bonté d’envoyer deux charpentiers experts, pour visiter la salle et faire leur rapport. Si vous vouliez m’envoyer un ordre pour Jacques Gaudet, charpentier de Moëns, et pour François Louis Landry, qui travaillent tous deux chez moi à Ferney, j’irais avec eux, et je vous enverrais leur rapport signé d’eux.

 

          Je vous recommande, monsieur, les bras et les jambes de ceux qui aiment la comédie ; pour mon cœur, et il est à vous, et je serai, toute ma vie, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux, et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Arnoult.

A Ferney, le 15 Juin 1761.

 

          J’eus l’honneur, monsieur, de vous mander, il y a quelques jours, que j’avais fait ce que vous m’aviez prescrit pour arrêter le cours des procédures odieuses et téméraires qu’on faisait au sujet de l’église que je fais bâtir à Dieu. J’ai découvert depuis qu’il y a une ordonnance du roi, de 1627, qui défend, à l’article 14, à tout curé d’être promoteur ou official.

 

          Or, monsieur, l’official et le promoteur qui ont fait les procédures ridicules dont je me plains ont tous deux curés dans le pays. Je crois être en droit d’exiger qu’ils soient condamnés solidairement à me rembourser tous les dommages, etc., qu’ils m’ont causés en effarouchant et dispersant tous mes ouvriers par leur descente illégale, etc.

 

          La justice séculière a discontinué ses procédures absurdes ; mais la prétendue justice cléricale a continué les siennes.

 

 

Non missura cutem, nisi plena cruoris, hirudo.

 

HOR., de Art poet.

 

 

          Elle a encore interrogé mes vassaux séculiers et mes ouvriers, malgré la signification que j’ai faite suivant votre délibéré. Ces démarches, illégales et insolentes autant qu’insolites, rebutent ceux qui travaillent pour moi.

 

          Votre nouveau client vous importunera souvent monsieur. Le sieur de Croze est aussi le vôtre dans son affaire contre le curé Ancian, au sujet de l’assassinat de son fils. Il est certain que ce malheureux a été amoureux de la dame Burdet, bourgeoise de Magny, et de très bonne famille, qu’il n’a jamais appelée que la prostituée. Il est prouvé d’ailleurs que cet abominable prêtre a passé sa vie à donner et à recevoir des coups de bâton. Vous avez les pièces entre les mains : je vous demande en grâce de presser cette affaire ; j’aurai très soin que vous ne perdiez pas vos peines. Vous me paraissez l’ennemi des usurpations et des violences ecclésiastiques ; vous signalerez également votre équité, votre savoir, et votre éloquence.

 

          Je vous soumets cette pancarte : vous y verrez, monsieur, que l’on me poursuit avec l’ingratitude la plus furieuse, tandis que je me ruine à faire du bien. Il me paraît que c’est là le cas d’un appel comme d’abus. La loi qui défend aux curés d’exercer le ministère d’official et de promoteur doit exister, car il n’est pas naturel que le juge des curés soit curé lui-même ; cette loi ne serait pas rapportée dans un livre qui sert de code aux prêtres si elle n’avait pas été portée, et si elle n’était pas en vigueur. Elle est fondée sur les mêmes raisons qui ne souffrent pas qu’un official et un promoteur soient pénitenciers.

 

          De tout mon cœur, monsieur, et sans compliment, votre, etc.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

15 Juin 1761.

 

          Divins anges, ne m’avez-vous pas pris pour un hâbleur qui vous faisait un portrait exagéré de ses fardeaux et tribulations ? Je ne vous en ai pas dit la moitié ; voici le comble. J’abandonne ma tragédie (1) ; le cinquième acte ne pouvait être déchirant ; et, sans grand cinquième acte, point de salut. J’ai tourné et retourné le tout dans ma chétive tête ; froid cinquième acte, vous dis-je. Vous me direz que ce sont mes procès qui m’appauvrissent l’imagination ; au contraire, ils me mettent en colère, et cela excite : mais mon cinquième acte n’en est pas moins insipide. Je ne sais plus comment m’y prendre pour trouver des sujets nouveaux : j’ai été en Amérique et à la Chine ; il ne me reste que d’aller dans la lune. J’en suis malade ; me voilà comme une femme qui a fait une fausse couche. Est-il vrai qu’on a représenté Athalie avec magnificence (2), et que le public s’est enfin aperçu que Joad avait tort, et qu’Athalie avait raison ?

 

          Protégez-vous la petite Duranci ? protégez-vous Crispin-Hurtaud (3) ? Mais est-il bien vrai qu’on ne prendra point Belle-Isle (4) ? N’allez pas me laisser là, s’il vous plaît, si je ne trouve pas un beau sujet ; il ne faut pas chasser un vieux serviteur, parce qu’il n’est plus bon à rien ; il faut le plaindre et l’encourager.

 

          Avez-vous les Trois sultanes (5) ? On dit que cela est charmant ; point d’intrigue, mais beaucoup d’esprit et de gaieté.

 

          Enfin, mes chers anges, vous avez donc fait grâce au Droit du Seigneur ; vous avez comblé de joie madame Denis : Elle était folle de cette bagatelle. Je ne sais si Thieriot sera bien adroit, ni comment il s’y prend.

 

          Mille tendres respects.

 

 

1 – Zulime. (G.A.)

 

2 – Le 4 mai. (G.A.)

 

3 – Pseudonyme de Voltaire pour le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

4 – Cette île était déjà prise. (G.A.)

 

5 – Comédie de Favart. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

A Ferney, 15 Juin 1761 (1).

 

          Mon cher maître, j’avais prié frère Cramer de vous demander vos conseils sur cette édition de Pierre Corneille, qui ne me donnera que bien de la peine, mais qui pourra être utile aux jeunes gens, et surtout au petit-neveu et à la petite-nièce, qui ne la liront point ; du moins mademoiselle Corneille ne la lira de longtemps. Son petit nez retroussé n’est pas tourné au tragique. Il me faudra pour le moins encore un an avant que je la mette au Cid, et je lui en donne deux pour Héraclius.

 

          Je vois avec douleur, mon cher maître, que le secrétaire perpétuel (2) n’a pas eu pour vous toutes les attentions qu’on vous doit. Mais je crois que vous n’en adoptez pas moins un projet que vous avez eu il y a longtemps, et que vous m’avez inspiré. Je n’attends que la réponse à ma lettre, que M. de Niversais a communiquée à l’Académie, pour entreprendre cet ouvrage. Il sera la consolation de ma vieillesse. Je m’instruirai moi-même en cherchant à instruire les autres. J’aurai le bonheur d’être utile à une famille respectable ; je ne peux mieux prendre congé. Ayez donc la bonté de me guider. Conseillez, pressez ces éditions de nos auteurs classiques.

 

          Un imbécile qui avait autrefois le département de la librairie qui fit faire par un malheureux La Serre les préfaces des pièces de Molière. Il faut effacer cette honte.

 

          Au reste, mon cher sous-doyen, vivons ; vous avez déjà vécu environ quinze ans de plus que Cicéron, et moi plus que La Motte. Achevons à la Fontenelle. C’est la seule chose que je vous conseille d’imiter de lui.

 

 

1 – C’est à tort que nos prédécesseurs ont classé cette lettre à l’année 1762 ; elle est de 1761. (G.A.)

 

2 – Duclos. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Aubert.

Au château de Ferney, 15 Juin 1761.

 

          Vous vous êtes mis, monsieur, à côté de La Fontaine (1) et je ne sais s’il a jamais écrit une meilleure lettre en vers que celle dont vous m’honorez. Tous les lecteurs vous sauront gré de vos fables, et j’ai par-dessus eux une obligation personnelle envers vous. Je dois joindre la reconnaissance à l’estime, et je vous assure que je remplis bien ces deux devoirs. Il y en a un troisième dont je devrais m’acquitter, ce serait de répondre en vers à vos vers charmants ; mais vous me prenez trop à votre avantage. Vous êtes jeune, vous vous portez bien ; je suis vieux et malade. Mon malheur veut encore que je sois surchargé d’occupations qui sont bien opposées aux charmes de la poésie. Je peux encore sentir tout ce que vous valez ; mais je ne peux vous payer en même monnaie. Faites-moi donc grâce, en me rendant la justice d’être bien persuadé que personne ne vous en rend plus que moi. J’ai honte de vous témoigner si faiblement, monsieur, les sentiments véritables avec lesquels j’ai l’honneur d’être, votre, etc.

 

 

1 – Aubert avait envoyé à Voltaire la seconde édition de ses Fables. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

15 Juin.

 

          Il ne faut pas rire ; rien n’est plus certain que c’est un homme de l’Académie de Dijon (1) qui a fait cette drôlerie. Il est fort connu de madame Denis ; et cette madame Denis, quoique fort douce, mangerait les yeux de quiconque voudrait supprimer la tirade des romans, surtout dans un second acte.

 

          J’ai trouvé, moi qui suis très pudibond, que les jeunes demoiselles que leurs prudentes mères mènent à la comédie pourraient rougir d’entendre un bailli qui interroge Colette, et qui lui demande si elle est grosse. Je prierai mon Dijonnais d’adoucir l’interrogatoire.

 

          Je remercie infiniment M. Diderot de m’envoyer un bailli qui sans doute vaudra mieux que celui de la pièce. Je crois qu’il faut qu’il soit avocat, ou du moins qu’il soit en état d’être reçu au parlement de Dijon ; en ce cas, je l’adresserais à mon conseiller, qui me doit au moins le service de protéger mon bailli. Sûrement un homme envoyé par M. Diderot est un philosophe et un homme aimable. Il pourrait aisément être juge de sept ou huit terres dans le pays, ce qui serait un petit établissement.

 

          Je ne sais pas trop comment frère Thieriot s’ajuste avec les excommuniés du sieur Le Dain (2) frère Thieriot ne doit pas paraître : je m’en rapporte à lui, il est sage.

 

          J’ai mis mes prêtres à la raison, évêque, official, promoteur, jésuite ; je les ai tous battus, et je bâtis mon église comme je le veux, et non comme ils le voulaient. Quand j’aurai mon bailli philosophe, je les rangerai tous. Je suis bienfaiteur de l’Eglise ; je veux m’en faire craindre et aimer.

 

          Je lève les mains au ciel pour le salut des frères.

 

          J’ai eu aujourd’hui à dîner un M. Poinsinet revenant d’Italie. Fratres, qui est ce M. Poinsinet (3) ? Il m’a récité d’assez passables vers. Valete, fratres.  Frère Thieriot a-t-il le diable au corps de vouloir qu’on imprime la Conversation du cher Grizel ?

 

          Je plains ce pauvre Térée (3) ; il est triste que Philomèle soit mal reçue au mois de mai. On disait que ce M. Lemierre était un bon ennemi de l’inf… ; courage ! qu’il ne se rebute pas, et confusion aux fanatiques, ennemis de la raison et de l’Etat !

 

 

1 – Il s’agit toujours du Droit du Seigneur, et Voltaire était depuis le 3 Avril membre de l’Académie de Dijon. (G.A.)

 

2 – Les comédiens. (G.A.)

 

3 – Antoine-Alexandre-Henri Poinsinet, poète comique, fameux par sa crédulité. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

17 Juin 1761 à Ferney (1).

 

 

Je vous réitère, monsieur, mes sincères remerciements. On voit évidemment que toute cette persécution odieuse n’est que la suite de l’aventure du curé Ancian. Si les interrogés ne m’ont point trompé, il n’y a que le nommé Brochu qui ait fait la déposition dont vous m’avez parlé, sans pourtant oser se servir du mot que le sieur Casti allègue. Il est clair que ce Brochu, qui avait accompagné Ancian dans l’assassinat dont ils ont été accusés, n’est qu’un faux témoin complice du curé Ancian, et que son témoignage n’était pas même recevable par le sieur Castin. Tous les autres protestent et jurent qu’ils n’ont pas dit un mot de ce qu’on leur fait dire, et que s’ils avaient fait la déposition qu’on leur impute, ils seraient infiniment coupables (2).

 

Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien m’éclaircir de ce mystère d’iniquités. Le sieur Castin joue un rôle infâme, et celui qui lui fait jouer est encore plus méprisable. Des gens qui se portent pour juges, et qui disent qu’ils écriront à M. de Saint-Florentin, ne sont que de malheureux délateurs que je couvrirai d’opprobre, et leurs lâches calomnies ne me font aucune peur. On sera assez instruit qu’ils cherchent à se venger, de la manière la plus lâche, de la protection que j’ai pu donner à de Croze, mais je n’ai rempli en cela que mon devoir, puisque de Croze est mon vassal ; nous verrons alors qui l’emportera d’un seigneur qui a vu son vassal blessé et le crâne entr’ouvert, qui a déposé de ce crime, et qui n’a à se reprocher que de dépenser douze mille francs pour rebâtir une jolie église, ou d’un curé accusé d’un assassinat et déjà convaincu de mille violences, qui fait agir secrètement ses confrères en sa faveur. Il faudra voir de plus, si en effet ses confrères sont en droit de faire les fonctions d’official et de promoteur, malgré les lois du royaume, et si un évêque étranger, sous prétexte qu’il n’est pas riche, peut contrevenir à ces lois. Il n’y a que votre esprit de conciliation, monsieur, qui puisse mettre ces messieurs à la raison. Je suis aussi touché de la noblesse de vos procédés, qu’indigné de la bassesse des leurs.

 

J’ai l’honneur d’être avec la plus tendre reconnaissance, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A.François. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Arnoult du 6 Juillet. (G.A.)

 

 

1761 - 24

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