CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 23

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à M. le président de Ruffey.

Ferney, 9 Juin 1761.

 

Quoique je sente parfaitement, mon cher président, que ce n’est qu’à vous que je dois l’honneur d’être Bourguignon (1), cependant je crois de mon devoir de remercier l’Académie, et encore plus de mon devoir de faire passer le remerciement par vos mains. Vous avez, je crois, un confrère infiniment aimable, c’est M. de Quintin (2) : non seulement il m’écrit des lettres charmantes, mais je lui ai obligation. Il mérite bien mes remerciements autant que l’Académie. Vous voilà chargé de ma reconnaissance, j’en aurai bien davantage si vous venez dans mes cabanes ; M. de La Marche me le fait espérer. Je suis bien malingre, mais je tâcherai de vivre jusqu’au mois de septembre pour vous recevoir ; vous savez peut-être que j’ai des procès pour le sacré et pour le profane. Puisque je suis en train de m’adresser à vos bontés, souffrez encore que je mette dans ce paquet une lettre pour mon avocat, M. Arnoult, qui me paraît homme d’esprit.

 

Mille pardons, et mille remerciements.

 

 

 

1 – C’est-à-dire membre de l’Académie de Dijon. (G.A.)

 

2 – Louis Quarré de Quintin, nommé procureur-général au parlement de Bourgogne en 1724, l’un des directeurs de l’Académie de Dijon en 1762, procureur-général démissionnaire en 1765, mort à Dijon en 1768.

 

« Le procès de Voltaire pour le sacré, dit C.X. Girault, avait pour cause quelques formalités ecclésiastiques qu’il avait omises avant de commencer les constructions de l’église qu’il fit édifier à Ferney, et sur le fronton de laquelle il avait fait placer l’inscription : DEO EREXIT VOLTAIRE. »

 

Quant au procès pour le profane, il ne roulait pas sur quelques contestations avec  de Brosses au sujet de la terre de Tournay, comme le crois C.X. Girault. Il était relatif à un droit de passage à travers les jardins de Ferney. Voyez la lettre à Arnoult, du 9 Juin 1761. (G.A.)

 

 

 

 

à Charles-Théodore.

 

ÉLECTEUR PALATIN.

A Ferney, le 9 Juin 1761.

 

 

Est-ce une fille, est-ce un garçon ?

Je n’en sais rien ; la Providence

Ne dit point son secret d’avance,

Et ne nous rend jamais raison.

 

Grands, petits, riches, gueux, fous, sages,

Tous aveugles dans leurs efforts,

Tous à tâtons font des ouvrages

Dont ils ignorent les ressorts.

 

C’est bien là que l’homme est machine ;

Mais le machiniste est là-haut,

Qui fait tout de sa main divine

Comme il lui plaît, et comme il faut.

 

Je bénis ses dons invisibles,

Car vous savez que tout est bien.

On ne peut se plaindre de rien

Au meilleur des mondes possibles.

 

S’il vous donne un prince, tant mieux

Pour tout l’Etat et pour son père ;

Et s’il a votre caractère,

C’est le plus beau présent des cieux.

 

Si d’une fille il vous régale,

Tant mieux encor : c’est un bonheur :

En grâce, en beautés, en douceur,

Je la vois à sa mère égale.

 

O couple auguste ! Heureux époux !

L’esprit prophétique m’emporte :

Fille ou garçon, il ne m’importe,

L’enfant sera digne de vous.

 

 

Monseigneur, il m’importe cependant ; et je partirais en poste pour savoir ce qui en est, si cette Providence, qui fait tout pour le mieux, ne me traitait pas misérablement. Elle maltraite fort votre petit vieillard suisse, et m’a fait l’individu le plus ratatiné et le plus souffrant de ce meilleur des mondes. Je ferais vraiment une belle figure au milieu des fêtes de vos altesses électorales ! Ce n’était que dans l’ancienne Egypte qu’on plaçait des squelettes dans les festins. Monseigneur, je n’en peux plus. Je ris encore quelquefois ; mais j’avoue que la douleur est un mal. Je suis consolé si votre altesse électorale est heureuse. Je suis plus fait pour les extrêmes-onctions que pour les baptêmes.

 

Puisse la paix servir d’époque à la naissance du prince que j’attends ! puisse son auguste père conserver ses bontés au malingre, et agréer les tendres et profonds respects du petit Suisse ! etc.

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

A Ferney, 11 Juin 1761.

 

Monsieur, vous vous êtes imposé vous-même le fardeau de l’importunité que mes lettres, peut-être trop fréquentes, doivent vous faire éprouver ; voilà ce que c’est que de m’avoir inspiré de la passion pour Pierre-le-Grand et pour vous : les passions sont un peu babillardes.

 

Votre excellence a dû recevoir plusieurs cahiers qui ne sont que de très faibles esquisses ; j’attendrai que vous fassiez mettre en marge quelques mots qui me serviront à faire un vrai tableau ; ils ont été écrits à la hâte. Vous distinguerez aisément les fautes du copiste et celles de l’auteur, et tout  sera ensuite exactement rectifié : j’ai voulu seulement pressentir votre goût.

 

Dès que j’ai pu avoir un moment de loisir, j’ai lu les remarques (1) sur le premier tome, envoyées par duplicata, desquelles je n’ai reçu qu’un seul exemplaire, l’autre ayant été perdu, apparemment avec les autres papiers confiés à M. Pouschkin.

 

Je vous prierai en général, vous, monsieur, et ceux qui ont fait ces remarques, de vouloir bien considérer que votre secrétaire des Délices écrit pour les peuples du Midi, qui ne prononcent point les noms propres comme les peuples du Nord. J’ai déjà eu l’honneur de remarquer avec vous qu’il n’y eut jamais de roi de Perse appelé Darius, ni de roi des Indes appelé Porus ; que l’Euphrate, le Tigre, l’Inde, et le Gange, ne furent jamais nommés ainsi par les nationaux, et que les Grecs ont tout grécisé.

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  . Graiis dedit ore rotundo

Musa loqui .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

HOR., de Art poet.

 

 

Pierre-le-Grand ne s’appelle point Pierre chez vous ; permettez cependant que l’on continue à l’appeler Pierre ; à nommer Moscow, Moscou ; et la Moskowa, la Moska, etc.

 

J’ai dit que les caravanes pourraient, en prenant un détour par la Tartarie indépendante, rencontrer à peine une montagne de Pétersbourg à Pékin, et cela est très vrai ; en passant par les terres des Eluths, par les déserts des Kalmouks-Kotkes, et par le pays des Tartares de Kokonor, il y a des montagnes à droite et à gauche ; mais on pourrait certainement aller à la Chine sans en franchir presque aucune ; de même qu’on pourrait aller par terre, et très aisément, de Pétersbourg au fond de la France, presque toujours par des plaines. C’est une observation physique assez importante, et qui sert de réponse au système, aussi faux que célèbre, que le courant des mers a produit les montagnes de Pétersbourg à la Chine ; mais je dis qu’on pourrait les éviter en prenant des détours.

 

Je ne conçois pas comment on peut me dire qu’on ne connaît point la Russie noire. Qu’on ouvre seulement le dictionnaire de La Martinière au mot RUSSIE, et presque tous les géographes, on trouvera ces mots : Russie noire, entre la Volhinie et la Polodie, etc.

 

Je suis encore très étonné qu’on me dise que la ville que vous appelez Kiow ou Kioff ne s’appelait point autrefois Kiovie. La Martinière est de mon avis : et si on a détruit les inscriptions grecques, cela n’empêche pas qu’elles n’aient existé.

 

J’ignore si celui qui transcrivit les mémoires à moi envoyés par vous, monsieur, est un Allemand : il écrit Jwan Wassiliewitsch, et moi  j’écris Ivan Basilovitz ; cela donne lieu à quelques méprises dans les remarques.

 

Il y en a une bien étrange à propos du quartier de Moscou appelé la Ville chinoise. L’observateur dit « que ce quartier portait ce nom avant qu’on eût la moindre connaissance des Chinois et de leurs marchandises. » J’en appelle à votre excellence : comment peut-on appeler quelque chose chinois, sans savoir que la Chine existe ? dirait-on la valeur russe, s’il n’y avait pas une Russie ?

 

Est-il possible qu’on ait pu faire de telles observations ? Je serais bien heureux, monsieur, si vos importantes occupations vous avaient permis de jeter les yeux sur ces manuscrits que vous daignez me faire parvenir. L’écrivain prodigue les s, c, k, h, allemands. La rivière que nous appelons Veronise, nom très doux à prononcer, est appelée, dans les mémoires, Woronestch ; et dans les observations, on me dit que vous prononcez Vorogène : comment voulez-vous que je me reconnaisse au milieu de toutes ces contrariétés ? J’écris en français, ne dois-je pas me conformer à la douceur de la prononciation française ?

 

Pourquoi, lorsqu’en suivant exactement vos mémoires, ayant distingué les serfs des évêques et les serfs des couvents, et ayant mis pour les serfs des couvents le nombre de 721,500, ne daigne-t-on pas s’apercevoir qu’on a oublié un zéro en répétant ce nombre à la page 59, et que cette erreur vient uniquement du libraire, qui a mal mis le chiffre en toutes lettres ?

 

Pourquoi s’obstine-t-on à renouveler la fable honteuse et barbare du czar Ivan Basilovitz, qui voulut faire, dit-on, clouer le chapeau d’un prétendu ambassadeur d’Angleterre, nommé Bèze, sur la tête de ce pauvre ambassadeur ? Par quelle rage ce czar voulait-il que les ambassadeurs orientaux lui parlassent nu-tête ? L’observateur ignore-t-il que dans tout l’Orient, c’est un manque de respect que de se découvrir la tête ? Interrogez, monsieur, le ministre d’Angleterre, et il vous certifiera qu’il n’y a jamais eu de Bèze ambassadeur ; le premier ambassadeur fut M. de Carlisle.

 

Pourquoi me dit-on qu’au sixième siècle on écrivait à Kiovie sur du papier, lequel n’a été inventé qu’au douzième siècle ?

 

L’observation la plus juste que j’aie trouvée est celle qui concerne le patriarche Photius. Il est certain que Photius était mort longtemps avant la princesse Olha ; on devait écrire Polyeucte au lieu de Photius : Polyeucte était patriarche de Constantinople au temps de la princesse Olha. C’est une erreur de copiste que j’aurais dû corriger en relisant les feuilles imprimées ; je suis coupable de cette inadvertance, que tout homme qui sera de bonne foi rectifiera aisément.

 

Est-il possible, monsieur, qu’on me dise, dans les observations, que le patriarchat de Constantinople était le plus ancien ? c’était celui d’Alexandrie ; et il y avait eu vingt évêques de Jérusalem avant qu’il y en eût un à Byzance.

 

Il importe bien vraiment qu’un médecin hollandais se nomme Vangad ou Vangardt ! vos mémoires, monsieur, l’appellent Vangad, et votre observateur me reproche de n’avoir pas bien appelé le nom de ce grand personnage. Il semble qu’on ait cherché à me mortifier, à me dégoûter, et à trouver, dans l’ouvrage fait sous vos auspices, des fautes qui n’y sont pas.

 

J’ai reçu aussi, monsieur, un mémoire intitulé : Abrégé des recherches de l’antiquité des Russes, tiré de l’Histoire étendue à laquelle on travaille.

 

On commence par dire, dans cet étrange mémoire, « que l’antiquité des Slaves s’étend jusqu’à la guerre de Troie, et que leur roi Polimène alla avec Anténor au bout de la mer Adriatique, etc. » C’est ainsi que nous écrivions l’histoire il y a mille ans  c’est ainsi qu’on nous faisait descendre de Francus par Hector, et c’est apparemment pour cela qu’on veut s’élever contre ma préface, dans laquelle je remarque ce qu’on doit penser de ces misérables fables. Vous avez, monsieur, trop de goût, trop d’esprit, trop de lumières, pour souffrir qu’on étale un tel ridicule dans un siècle aussi éclairé.

 

Je soupçonne le même allemand d’être l’auteur de ce mémoire (2), car je vois Juanovitz, Basilovitz, orthographiés ainsi Wanovitsch, Wassiliewitsch. Je souhaite à cet homme plus d’esprit et moins de consonnes.

 

Croyez-moi, monsieur, tenez-vous en à Pierre-le-Grand ; je vous abandonne nos Chilpéric, Childéric, Sigebert, Caribert, et je m’en tiens à Louis XIV.

 

Si votre excellence pense comme moi, je la supplie de m’en instruire. J’attends l’honneur de votre réponse, avec le zèle et l’envie de vous plaire que vous me connaissez ; et je croirai toujours avoir très bien employé mon temps, si je vous ai convaincu des sentiments pleins de vénération et d’attachement avec lesquels je serai toute ma vie, monsieur, de votre excellence, etc.

 

 

1 – De J.F. Muller, historiographe de Russie. (G.A.)

 

2 – Il en était effectivement l’auteur. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame Fontaine.

11 Juin (1).

 

          On fait une tragédie (2), ma chère nièce, en trois semaines, il n’y a rien de plus aisé ; mais en trois semaines on ne l’achève pas. Je me suis remis vite au czar Pierre, afin de perdre de vue la pièce, et de la revoir dans quelque temps avec des yeux rafraîchis et un esprit désintéressé ; c’est alors que je serai un censeur très sévère. En attendant, je vous exhorte à vous faire raison des Bernard. Si, pendant que vous avez la main à la pâte, vous pouviez tirer aussi quelque chose de la banqueroute de ce faquin de Samuel, fils de Samuel, maître des requêtes, surintendant de la maison de la reine, et banqueroutier frauduleux, ce serait une bonne affaire pour la famille. Il faudra charger d’Hornoy de cette affaire, quand il aura fait son droit, et qu’il aura emporté vigoureusement ses licences ; il prendra des conseils de son oncle l’abbé (3) et il n’est pas douteux qu’alors il ne triomphe. Pour moi, je ferai un mémoire sanglant contre les banqueroutiers, contre les commissions éternelles de ces belles affaires, et contre le receveur des consignations, qui mange tout l’argent.

 

          Etes-vous à Paris ? êtes-vous à Hornoy ? Pour moi, la tête me fend, ma cervelle bout du czar Pierre et des tragédies, de trois terres que je gouverne bien ou mal, de deux maisons que je bâtis, et des vers de Luc (4), auxquels il faut répondre. Je ne sais ce que c’est que ce Sermon des cinquante (5), dont vous me parlez ; c’est apparemment le sermon de quelque jésuite qui n’aura eu que cinquante auditeurs, c’est encore beaucoup ; les pauvres diables me paraissent actuellement bien grêlés. Mais si c’était quelque sottise anti-chrétienne, et que quelque fripon osât me l’imputer, je demanderais justice au pape, tout net. Je n’entends point raillerie sur cet article : je me suis déclaré hardiment contre Calvin, aux Délices ; et je ne souffrirai jamais que la pureté de ma foi soit attaquée.

 

          Je crois notre ami d’Argental un peu empêtré de son ambassade (6). Il ne m’écrit point, et je suis persuadé que je recevrai un volume de lui sur la Chevalerie. J’ai bien peur que ses négociations parmesanes ne fassent un peu languir des traités qu’il avait entamés pour moi avec M. le comte de La Marche, notre seigneur suzerain.

 

          Mes correspondances dans le Nord vont toujours leur train. Je suis plus content que jamais de la cour de Pétersbourg. Il nous est venu ici un petit Russe très aimable, proche parent d’une impératrice, et qui pour cela n’en est pas plus grand seigneur. Je vous écris à bâtons rompus, comme vous voyez, ma chère nièce ; c’est que je n’ai pas dormi, et que je n’en peux plus.

 

          Ayez grand soin de votre santé, et dites-m’en, s’il vous plaît, des nouvelles. Je vous embrasse tendrement, vous, votre famille, et vos amis. Adieu, ma chère enfant ; je vous recommande Thieriot, à qui vous devez quarante écus (7), en vertu des pactes de famille.

 

     

 

 

1 – C’est par erreur que cette lettre a toujours été classée à l’année 1761 ; elle est de 1759. (G.A.)

 

2 – Tancrède. (G.A.)

 

3 – L’abbé Mignot. (G.A.)

 

4 – Voyez la lettre de Frédéric du 18 Mai 1759. (G.A.)

 

5 – Voyez, tome IV, page 253. Cette lettre, qui, répétons-le, est bien de 1759, prouve que le fameux Sermon des cinquante fut publié trois ans avant la Profession de foi du Vicaire savoyard, qui parut en 1762. Nous avons dit que le Sermon avait probablement précédé le Vicaire de Jean-Jacques ; nous pouvons dire ici que c’est certain. (G.A.)  

 

6 – Il avait été nommé, au mois de mai 1759, ministre plénipotentiaire de Parme près la cour de Versailles. (G.A.)

 

7 – Voyez la lettre à Thieriot du même jour de l’année 1750. (G.A.)

 

    1761 - 23 

 

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