CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

1761-22

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à M. Damilaville.

Mai.

 

          Pourrait-on déterrer dans Paris quelque pauvre diable d’avocat, non pas dans le goût de Le Dain, mais un de ces gens qui, étant gradués et mourant de faim, pourraient être juges de village ? Si je pouvais rencontrer un animal de cette espèce, je le ferais juge de mes petites terres de Tournay et Ferney : il serait chauffé, rasé, alimenté, porté payé (1).

 

          J’ai un besoin pressant du malheureux Droit ecclésiastique, qui ne devrait pas être un droit. J’ai un procès pour un cimetière. Il faut défendre les vivants et les morts contre les gens d’église. Mille pardons de mes importunités, mes chers philosophes.

 

          Mes compliments de condoléance à frère Berthier et à frère La Valette ; mille louanges à maître Le Dain, qui traite Corneille d’infâme ; mais il ne faut montrer la Conversation de l’abbé Grizel et de l’intendant des Menus qu’au petit nombre des élus dont la conversation vaut mieux que celle de maître Le Dain. On supplie les philosophes de ne montrer le cher Grizel qu’aux gens dignes d’eux, c’est-à-dire à peu de personnes.

 

          Je souhaite que M. Lemierre soit bien damné, bien excommunié, et que sa pièce réussisse beaucoup ; car on dit que c’est un homme de mérite, et qui est de bon parti. Je prie les frères de vouloir bien m’envoyer des nouvelles de Térée.

 

          Courez tous sus à l’inf… habilement. Ce qui m’intéresse, c’est la propagation de la foi, de la vérité, le progrès de la philosophie, et l’avilissement de l’inf….

 

          Je vous donne ma bénédiction du fond de mon cabinet et de mon cœur.

 

 

1 – Voyez le Joueur de Regnard, act III, sc. III. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Mai 1761.

 

          Ce n’est pas ma faute, ô chers anges ! si M. Dardelle a fait la sottise ci-jointe. Je la condamne comme outrecuidante ; mais je pardonne à ce pauvre Dardelle, qui a fait, je crois, quelques comédies, et qui ne peut souffrir qu’on l’appelle infâme. Ce monde est une guerre : ce Dardelle est un vieux soldat qui probablement mourra les armes à la main.

 

          Pour moi, mes divins anges, je travaillerai pour le tripot, malgré ce beau titre d’infâme que ce maraud de Le Dain nous donne si libéralement. Et vous autres, protecteurs du tripot, n’avez-vous pas aussi votre dose d’infamie ?

 

          Eh bien ! que fait Térée ? que fera Oreste ?

 

          Pièce nouvelle à remotis.

 

          La czarine impératrice de toute Russie veut la moitié de son Czar, qui lui manque.

 

          Ah ! si vous saviez combien j’ai de fardeaux à porter, et combien je suis faible, vous me plaindriez.

 

          N.B. – Si Corneille n’était pas né en France, j’aurais en horreur un pays qui a fait naître Le Dain et Omer.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Mai 1761.

 

Fi, les vilains hommes qui boivent de ça ! Donnez-m’en encore pour trois sous, disait une brave Allemande.

 

Vous en voulez donc encore, mes divins anges ? En voici, et grand bien vous fasse ! Toute la cargaison est pour le petit troupeau des honnêtes gens ; les libraires n’en doivent point tâter, et le pain des forts ne doit pas être jeté aux chiens.

 

Laissez-là vos procès ; donnez-nous des tragédies. Cela est bientôt dit. Voici, mes divins anges, le commentaire de votre texte : Vous faites des dépenses considérables pour rebâtir une église ; des prêtres vous font un procès criminel pour des os de morts dérangés dans un cimetière, et ils veulent que vous soyez puni de vos bienfaits ; vous êtes uni avec vos vassaux et avec votre curé ; vous avez une procuration d’eux tous pour appeler comme d’abus au parlement ; les entrepreneurs restent les bras croisés, et demandent des dommages : abandonnez les entrepreneurs, votre curé, vos vassaux ; laissez là les intérêts du corps de la noblesse, qu’elle vous a fait l’honneur de vous confier ; voyez périr une malheureuse petite province que vous commenciez à tirer de la plus horrible misère  laissez là les défrichements, les desséchements des marais ; le tout pour nous faire vite une mauvaise tragédie qui ne pourra certainement être que détestable au milieu de tous ces tracas.

 

O anges ! que me demandez-vous ? Pour Dieu, laissez-moi achever mes affaires. Je me suis fait une patrie et des devoirs ; qui m’exhortera mieux que vous à les remplir ? Il faut avoir l’esprit net pour faire une tragédie ; laissez-moi nettoyer ma tête.

 

A propos de scandale du texte, en avez-vous jamais vu un qui approche de celui d’Oolla et d’Ooliba, dans la Lettre de ce cher M. Eratou à ce cher Clocpicre (1) ?

 

On dit qu’il y a trois jeunes gens qui s’élèvent : un Eratou, un Clocpicre, et un Dardelle, et qu’ils promettent beaucoup.

 

Quoi ! Térée honni ! Philomèle sifflée au printemps ! cela n’est pas juste.

 

Faire payer le magasin de Vesel à M. de Prusse, voilà ce qui me paraît juste, ou du moins très bien fait.

 

Mais ce pauvre Lekain ! Ah ! quand il serait beau comme le jour, il n’aurait rien eu.

 

Et l’ami Pompignan qui fait la Vie du feu duc de Bourgogne, et qui a prononcé un beau discours sur l’amour de Dieu !

 

Dieu conserve longtemps le roi !

 

 

1 – Voyez cette lettre en tête du Cantique des cantiques. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

1er Juin 1761 (1).

 

 

          On m’a dit, mon cher ami, que madame de Paulmy (2) mérite les jolis vers que vous avez faits pour elle. Je ne crois pas qu’elle en reçoive de pareils des palatins et des starostes.

 

          Il y a bien longtemps que je ne vous ai donné signe de vie ; mais c’est que je ne suis pas en vie. J’ai été accablé de mille petites affaires qui font mourir en détail : les procès inévitables quand on a des terres, des défrichements, des dessèchements de marais.

 

          Est-il bien vrai que M. de Bussy est parti pour l’Angleterre (3) ? Nous aurons donc la paix, et nous en aurons l’obligation à M. le duc de Choiseul. Que de fêtes et que de mauvais vers il essuiera, du moins de ma part !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Femme du marquis de Paulmy, ambassadeur en Pologne, et fille du président Fyot de La Marche. (G.A.)

 

3 – Bussy, premier commis aux affaires étrangères, venait en effet, de partir. Le même jour 23 Mai, qu’il s’embarquait à Calais, l’envoyé anglais Stanley s’embarquait à Douvres pour Versailles. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Lekain.

Aux Délices, 2 Juin (1).

 

Mon cher Roscius, vous n’êtes pas heureux, et à vous rien. Et ce privilège (2) ? est-ce moins que rien ? Ne le lâchez point pourtant, sans que Prault petit-fils vous paie. Ma santé est bien faible, et il y a grande apparence que je ne serai plus excommunié ; mais, à ma place, vous aurez force jeunes gens qui se damneront volontiers avec vous. Mes respects à maître Le Dain, quand vous le verrez : pour le sieur Dardelle (3), c’est un mécréant avec lequel je ne veux avoir aucun commerce. Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous exhorte à faire votre saut le plus tôt que vous pourrez.

 

 

1 – C’est à tort que M. Beuchot a mis cette lettre à l’année 1762 ; elle est de 1761. (G.A.)

 

2 – Sans doute celui de Tancrède. (G.A.)

 

3 – Le Dialogue XI était signé de ce nom. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Arnoult.

A Ferney, le 5 Juin 1761.

 

          J’ai peur, monsieur, de vous avoir fait envisager l’aventure de mon église comme une affaire plus considérable qu’elle ne l’est en effet. Je pense que nous ne serions réduits, le curé, les paroissiens, et moi, à en appeler comme d’abus, qu’en cas que notre official de village nous fît signifier quelque grimoire, comme je le craignais dans les premiers moments de cette sottise.

 

          J’ai fait venir de Paris le seul livre qui traite, dit-on, de ces besognes : c’est la Pratique de la juridiction ecclésiastique de Ducasse, grand-vicaire en son vivant. Ce livre, assez mauvais, ne m’a donné aucune lumière ; et c’est ce qui arrive presque toujours en affaires. Le bruit public, dans le petit pays sauvage de Gex, est qu’on se repent de cette équipée ; mais qui paiera les frais de leur procédure ? On ne m’a rien fait signifier ; mais je présume que je n’ai d’autre chose à faire qu’à continuer mon bâtiment. Quand j’aurai achevé mon église, il faudra bien qu’on la bénisse ; et je ne vois pas, quand je suis d’accord avec tous les paroissiens, qu’on puisse me faire de chicane. Je sens bien qu’il est désagréable d’avoir été si mal payé de mes bienfaits ; mais je ne crois pas que je doive faire un procès à mes chevaux s’ils ruent dans l’écurie que je leur ai fait bâtir.

 

          Pour l’affaire du curé de Moëns (1), la sentence de Gex me paraît ridicule. Je ne sais si vous êtes chargé de cette affaire : je le souhaite au moins, pour apprendre aux curés de ce canton barbare à ne pas employer leur temps à distribuer des coups de bâton aux hommes, aux femmes, et aux petits garçons ; le zèle de la maison du Seigneur ne doit pas aller jusqu’à assommer les gens.

 

          J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Ancian fut condamné à quinze cents livres de dommages et intérêts. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

A Ferney, 8 Juin 1761.

 

          Monsieur, votre très aimable M. Soltikof vient de me régaler d’un gros paquet dont votre excellence m’honore. Il contient les estampes d’un grand homme, quelques lettres de lui, et une de vous, monsieur, qui m’est aussi précieuse, pour le moins, que tout le reste. Mon premier devoir est de vous faire mes remerciements, et de vous assurer que je me conformerai à toutes vos intentions. Je bâtis pour vous la maison dont vous m’avez fourni les matériaux ; il est juste que vous soyez logé à votre aise.

 

          Je crois avoir déjà rempli une partie de vos vues, en déclarant que je ne prétendais pas faire l’histoire secrète de Pierre-le-Grand, et en trompant ainsi la malignité de ceux qui haïssent sa gloire et celle de votre empire. Je sais bien que, dans les commencements, je ne pouvais pas faire taire l’envie ; mais si l’ouvrage est écrit de manière à intéresser les lecteurs, le livre reste, et les critiques s’évanouissent. C’est ce qui est arrivé à l’Histoire de Charles XII, longtemps combattue, et enfin reconnue pour véritable. Le certificat du roi Stanislas (1) ne porte que sur les faits militaires et politiques ; ce certificat est déjà une grande présomption en faveur de la vérité avec laquelle j’écris l’histoire de votre législateur ; et des preuves plus fortes se tireront des mémoires que votre excellence daignera me communiquer. Je n’ai pris, dans les mémoires de M Bassevitz, et dans ceux que je me suis procurés, que ce qui peut contribuer à la gloire de votre patrie et à celle de Pierre Ier ; j’abandonne le reste à la malignité de vos ennemis et des miens. M. le duc de Choiseul et tous nos meilleurs juges ont trouvé que j’ai fait voir assez heureusement, dans ma préface, qu’il ne faut écrire que ce qui est digne de la postérité, et qu’il faut laisser les petits détails aux petits faiseurs d’anecdotes. Ce sera à vous, monsieur, à me prescrire l’usage que je devrai faire des particularités que les mémoires manuscrits de M. de Bassevitz m’ont fournies. Encore une fois, je ne suis que votre secrétaire. Il est bien vrai que vous avez choisi un secrétaire trop vieux et trop malade ; mais il vous consacre avec joie le peu de temps qui lui reste à vivre. J’admirais Pierre Ier en bien des choses, et vous me l’avez fait aimer. Le bien que vous faites aux lettres dans votre patrie me la rend chère. Quelqu’un a fait le Russe à Paris (2) ; je me regarde comme un Français en Russie. Disposez d’un homme qui sera, tant qu’il respirera, avec l’attachement le plus vrai, et les sentiments les plus remplis de respect et d’estime, etc.

 

 

1 – Voyez ce certificat en tête de l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

 

2 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Arnoult.

Le 9 Juin 1761.

 

J’ai fait usage sur-le-champ, monsieur, de vos bons avis et de votre modèle de sommation auprès du pauvre promoteur savoyard, et du malin procureur du roi de la caverne de Gex. Je n’ai pu parler de ma nef, qui, n’étant point encore abattue quand je vous envoyai mes paperasses, rendait mon église très idoine à dire et à entendre messe ; car, selon Ducasse et selon le droit ecclésiastique, on peut dire messe quand la majeure partie de l’église n’est point entamée ; mais ayant depuis fait jeter la nef par terre avec partie du chœur, et ayant rebâti à mesure, il n’y avait plus moyen de se plaindre qu’on allât célébrer ailleurs. Je ne prétends point toucher à l’encensoir ; mais quand j’aurai achevé mon église, ce sera à l’évêque d’Annecy à voir s’il la veut rebénir ou non, et m’excommunier comme je le mérite, pour m’être ruiné à faire des pilastres d’une pierre aussi chère et aussi belle que le marbre. Je suis le martyr de mon zèle et de ma piété : une bonne âme trouve ses consolations dans sa conscience.

 

En qualité de possesseur de terres et de bâtisseur d’églises, j’ai des procès sacrés et profanes ; les prêtres et les huguenots sont conjurés contre moi. Un Mallet vous a consulté, monsieur, pour avoir un chemin à travers mes jardins ; je vous supplie de ne point aider ce mécréant contre moi, et d’être l’avocat des fidèles. Je me fais votre client, et je crois que je vais finir ma vie comme M. Chicaneau, à cela près que je voudrais me loger auprès de mon avocat, comme il se logeait près de son juge, et que je n’en peux venir à bout, étant obligé de faire ici mon métier de maçon et de laboureur, qui va devant celui de plaideur.

 

J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

1761-22

 


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