CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

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à M. Imbert.

20 Mai 1761 (1).

 

Il y a longtemps, monsieur, que j’aurais dû vous remercier de votre lettre et de vos offres également obligeantes. Pardonnez à un malade, à un maçon, à un agriculteur accablé de petits maux et de petits détails, si je n’ai pas eu l’honneur de vous répondre plus tôt.

 

La bienveillance que vous témoignez pour les talents et pour le mérite de l’excellent acteur (2), que je regarde comme mon ami, exige ma reconnaissance. Je doute fort que vos occupations (3) vous laissent le temps d’aller aux spectacles. C’est pourtant un délassement fort honnête, quoi qu’en dise le bâtonnier (4) des avocats de Paris ; et ceux qui sont à la tête de la police savent assez combien les spectacles sont utiles. Je suis fâché que, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, il se trouve encore des personnes qui veulent flétrir un art qui fait l’honneur de la France. Il me paraît, par votre lettre, qu’il a encore de zélés partisans.

 

J’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Lekain. (G.A.)

 

3 – Cet Imbert était receveur-général des domaines. (G.A.)

 

4 – Dains, dénonciateur de Huerne. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

21 Mai 1761.

 

Mes anges, mon noble courroux contre maître Le Dain et consorts commence à s’apaiser un peu, puisque maître Loyola a eu sur les doigts ; mais cette noble colère renaît contre tout prêtre à l’occasion d’un beau procès qu’on me fait pour des murs de cimetière. Je bâtissais une jolie église dans un désert ; je n’essuie que des chicanes affreuses pour prix de mes bienfaits. Ce qu’il y a de pis, c’est que cet abominable procès me fait perdre mon temps, trésor plus précieux que l’argent qu’il me coûte. Adieu le Czar, adieu l’Histoire générale, et tragédie, et comédie, et amusement de la campagne, et défrichements. Il faut combattre, et je suis très malade : voilà mon état.

 

Je vous enverrai pourtant, mes divins anges, ce Droit du Seigneur, ou l’Ecueil du Sage ; mais voici ce qui m’est arrivé. J’en avais deux copies ; on a fait partir deux seconds actes, au lieu du premier et du second, dans le paquet destiné à celui qui doit faire présenter cet anonyme. Dès que la méprise sera réparée, et qu’un de mes seconds actes sera revenu, vous aurez les cinq. Mais, hélas ! à présent je ne suis ni plaisant ni touchant, je ne suis que M Chicaneau : voilà une triste fin. Il valait mieux mourir d’une tragédie que d’un procès.

 

Priez Dieu, mes anges gardiens, pour que j’aie assez de tête pour soutenir tout cela. Il me semble qu’il faut de la santé pour avoir l’esprit courageux. Mon cœur ne se ressent point de mon état ; il est plus à vous que jamais.

 

 

 

 

à M. Fabry.

Ferney, 22 Mai (1).

 

Il est bien doux, mon cher monsieur, d’être servi si à point nommé par un ami aussi bienfaisant et aussi éclairé que vous l’êtes. Vos bons offices sont plus chers à madame Denis et à moi, que le procédé d’un promoteur très ignorant n’est odieux. Il s’est conduit d’une manière qui mérite d’être réprimée par le parlement : il a osé défendre, au nom de l’évêque, aux habitants de Ferney, de s’assembler et de délibérer, selon l’usage, au sujet de leur église.

 

Tous les habitants sont venus aujourd’hui nous trouver d’un commun accord. La convocation s’est fait en règle. Ils ont dressé par devant notaire un acte, par lequel ils ratifient a convention de leur syndic  et du curé avec madame Denis et moi. Ils désavouent tout ce qui s’est pu faire et dire contre le dessein le plus noble et le plus généreux ; ils approuvent tout et nous remercient de nos bontés.

 

Ils ont déposé de l’insolence du promoteur, qui a pris sur lui de leur défendre de s’assembler. Le curé s’est joint à nous par un acte particulier. Mallet de Genève, qui est un très méchant homme, est l’unique cause de cette levée de boucliers. C’est lui qui avait excité deux ou trois séditieux du village à s’aller plaindre au promoteur, et à se soulever contre leur syndic, contre leur curé et contre nous. Ces séditieux, pour couvrir leur délit, ont signé aujourd’hui l’acte d’approbation, comme les autres. Nous envoyons toutes ces pièces au parlement, et nous nous mettons, le curé, la communauté et le seigneur et dame de Ferney, sous la protection de la cour, contre les entreprises du promoteur d’un évêque savoyard (2), qui n’est pas roi de France. Nous requérons dépens, dommages et intérêts, contre ceux qui nous ont troublés dans la fabrique de notre église, ou plutôt dans la réparation d’icelle, et qui nous coûtent plus de mille écus.

 

Nous nous flattons d’apprendre aux prêtres qu’ils ne sont pas les maîtres du royaume.

 

Je rends compte à M. le duc de Choiseul de cet attentat des officiers d’un évêque étranger.

 

Nous vous réitérons, monsieur, ma nièce et moi, nos très humbles et très tendres remerciements ; nous comptons sur votre amitié, comme sur votre zèle pour les droits des citoyens, et nous vous souviendrons toute notre vie du service que vous voulez bien nous rendre.

 

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec l’attachement le plus inviolable, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Biord, évêque d’Annecy. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

Le 24 Mai 1761.

 

          On est accablé d’affaires et de travaux. Il faut défricher une lieue de bruyères et l’Histoire de Pierre Ier, faire réimprimer l’Histoire générale, où le genre humain sera peint trait pour trait, et ne le sera pas en beau.

 

          On demande le plus profond secret sur la pièce (1) du conseiller de Dijon.

 

          On n’a plus la petite épître à mademoiselle Clairon : ce sont des bagatelles qu’on a faites en déjeunant, et dont on ne se souvient plus.

 

          Le nom du vengeur de Corneille contre les Anglais ne doit point être mis à cette brochure (2). Jamais de nom : à quoi bon ? Si on trouve quelque rogaton, on l’enverra ; mais les rogatons sont aux Délices.

 

          Mademoiselle Corneille a l’âme aussi sublime que son grand-oncle ; elle mérite tout ce que je fais pour son nom. J’ai relu le Cid ; Pierre, je vous adore !

 

          Le Dain (3) est un grand fat, et l’avocat condamné un pauvre homme. Paris est bien fou.

 

          Quand M. Thieriot aura fait jouer la pièce bourguignonne (4), qu’il vienne à Ferney et aux Délices.

 

          La Lettre à l’Académie (5) n’est qu’un détail de librairie ; et d’ailleurs on ne doit point l’imprimer sans son ordre. Valete.

 

          N.B. – Je serais bien surpris si ce pédant Daguesseau, si ce plat janséniste, ennemi des gens de lettres, avait fait quelque chose de passable sur l’art du théâtre (6). Il aurait bien mieux fait d’aller voir Cinna et Phèdre. C’était un homme très médiocre, un demi-savant orgueilleux ; et si j’avais été à l’Académie…

 

 

1 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

2 – L’Appel aux nations. (G.A.)

 

3 – Son vrai nom était Dains. (G.A.)

 

4 – Toujours le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

5 – Lettre à Duclos du 1er Mai. (G.A.)

 

6 – Il a fait des Remarques sur l’imitation par rapport à la tragédie. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Bertrand.

Ferney, 24 Mai 1761.

 

          M. de Voltaire et madame Denis seront enchantés de revoir M. Bertrand. Ils lui enverraient un carrosse, s’ils avaient actuellement des chevaux à leur disposition. Sitôt que les chevaux seront revenus, on sera aux ordres de M. Bertrand.

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

Ferney, par Genève, 24 Mai 1761.

 

          Monsieur, j’ai reçu par madame la comtesse de Bentinck, digne d’être connue de vous et d’être votre amie, la lettre dont vous m’avez honoré en date du 11.22 avril. Je savais déjà, monsieur, que vous aviez reçu sept lettres à la fois de M. de Soltikof, écrites en divers temps. Je vous en ai écrit plus de douze depuis le commencement de l’année (1). Il y a longtemps que votre excellence m’a fait l’honneur de m’écrire que les infidèles dans les postes et dans les voitures publiques sont une suite des fléaux de la guerre ; je m’en suis aperçu plus d’une fois avec  douleur. La triste aventure de M. Pouschkin a été encore un nouvel obstacle à notre correspondance, et à la continuation des travaux auxquels je me suis voué avec tant de zèle. J’ai tout abandonné, pour m’occuper uniquement du second tome de l’Histoire de Pierre-le-Grand. J’ai été assez heureux pour trouver à acheter les manuscrits d’un homme qui avait demeuré très longtemps en Russie. Je me suis procuré encore la plupart des négociations du comte de Bassevitz. Aidé de ces matériaux, j’en ai supprimé tout ce qui pourrait être défavorable, et j’en ai tiré ce qui pourrait relever la gloire de votre patrie. Je vais porter quelques nouveaux cahiers à M. de Soltikof. Je vous jure que si j’avais eu de la santé, je vous aurais épargné, et à moi-même, tant de peines et tant d’inquiétudes ; j’aurais fait le voyage de Petersbourg, soit avec M. le marquis de L’Hospital, soit avec M. le baron de Breteuil : mais puisque la consolation de vous faire ma cour, de recevoir vos ordres de bouche, et de travailler sous vos yeux, m’est refusée, je tâcherai d’y suppléer de loin, en vous servant autant que je le pourrai.

 

          M. de Soltikof me tient quelquefois lieu de vous, monsieur ; il me semble que j’ai l’honneur de vous voir et de vous entendre quand il me parle de vous, quand il me fait le portrait de votre belle âme, de votre caractère généreux et bienfaisant, de votre amour pour les arts, et de la protection que vous donnez au mérite en tout genre. Soyez bien sûr que de tous ces mérites que vous encouragez, celui de M. de Soltikof répond le mieux à vos intentions. Il passe des journées entières à s’instruire, et les moments qu’il veut bien me donner sont employés à me parler de vous avec la plus tendre reconnaissance. Son cœur est digne de son esprit ; il échaufferait mon zèle, si ce zèle pouvait avoir besoin d’être excité.

 

          Je crois pouvoir ajouter à cette lettre que, depuis les proches cruels que m’a faits un certain homme (2) d’écrire l’Histoire des ours et des loups, je n’ai plus aucun commerce avec lui. Je sais très bien qui sont ces loups ; et si je pouvais me flatter que la plus auguste des bergères, qui conduit avec douceur de beaux troupeaux, daigne être contente de ce que je fais pour son père, je serais bien dédommagé de la perte que je fais de la protection d’un des gros loups de ce monde.

 

          J’ai l’honneur d’être avec l’attachement le plus inviolable et le plus tendre respect, monsieur de votre excellence, le très humble, etc.

 

Le vieux Mouton broutant au pied des Alpes.

 

 

1 – On n’en a que deux. (G.A.)

 

2 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

31 Mai 1761.

 

          Ma chère nièce, à présent que vous avez passé huit jours avec  M. de Silhouette, vous devez savoir l’histoire de la finance sur le bout de votre doigt. Je crois qu’il pense comme l’Ami des hommes (1), qu’il n’est pas l’ami d’un tas de fripons qui ont su se faire respecter et se rendre nécessaires, en s’appropriant l’argent comptant de la nation ; mais je crois que M. de Silhouette est un médecin qui a voulu donner trop tôt l’émétique à son malade. Le duc de Sully ne put remettre l’ordre dans les finances que pendant la paix. Je sais que les déprédations sont horribles, et je sais aussi que ceux qui ont été assez puissants pour les faire le sont assez pour n’être pas punis. Ma chère nièce, tout ceci est un naufrage ; sauve qui peut ! est la devise de chaque pauvre particulier. Cultivons donc notre jardin comme Candide : Cérès, Pomone, et Flore, sont de grandes saintes, mais il faut fêter aussi les Muses.

 

          J’aurai peut-être fait encore une tragédie avant que la petite Corneille ait lu le Cid. Il me semble que je fais plus qu’elle pour la gloire de son nom : j’entreprends une édition de Corneille, avec des remarques qui peuvent être instructives pour les étrangers, et même pour les gens de mon pays. L’Académie doit faire imprimer nos meilleurs auteurs du siècle de Louis XIV dans ce goût ; du moins elle en le projet, et j’en commence l’exécution. Cette édition de Corneille sera magnifique, et le produit sera pour l’enfant qui porte ce nom, et pour son pauvre père, qui ne savait pas, il y a quatre ans qu’il y eût jamais eu un Pierre Corneille au monde.

 

          Le parlement prend mal son temps pour se déclarer contre les spectacles, et pour faire brûler, par l’exécuteur des hautes-œuvres, l’œuvre d’un pauvre avocat (2) qui vient de donner une très ennuyeuse mais très sage consultation sur l’excommunication des comédiens. Les jansénistes et les convulsionnaires triomphent au parlement ; mais ils n’empêcheront pas mademoiselle Clairon de faire verser des larmes à ceux qui sont dignes de pleurer ; et les pédants, ennemis des plaisirs honnêtes, perdront toujours leur cause au parlement du parterre et des loges.

 

          Je crois que la petite brochure (3) de M. Dardelle pourra vous divertir : je vous l’envoie, en vous embrassant vous et les vôtres de tout mon cœur.

 

 

1 – Le marquis de Mirabeau. (G.A.)

 

2 – Huerne de La Motte. (G.A.)

 

3 – La conversation de M. l’intendant des Menus. Voyez aux DIALOGUES. Dardelle est le pseudonyme de Voltaire pour cet opuscule. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

Mai 1761.

 

          Je renvoie à M. Dardelle, sous les auspices de ma belle philosophe, les exemplaires qu’il m’avait fait tenir, et dont on ne peut faire aucun usage dans nos cantons. Si d’ailleurs il y a dans cet écrit quelque chose contre les mœurs, usages, église, coutumes du pays de M. Dardelle, je le condamne de cœur et de bouche. Je suis très fâché d’avance que l’ouvrage m’ait été communiqué ; et je serais au désespoir que l’infâme eût sur moi la moindre prise. Je m’en remets à la bonté, à la sagesse, à la discrétion, et à la piété de ma belle philosophe.

 

 

1761 - 21

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