CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 20
Photo de Khalah
à M. le comte d’Argental.
1er Mai 1761.
Permettez, mes anges, que je fasse passer par vos mains cette lettre à M. Duclos, ou plutôt à l’Académie, en réponse à la proposition que notre secrétaire m’a faite de travailler à donner au public nos auteurs classiques. Il est vrai que j’ai un peu d’occupation ; car, excepté de fendre du bois, il n’y a sorte de métier que je ne fasse.
Cependant mettez-vous Oreste à l’ombre de vos ailes ?
Pardon, encore une fois ; mais je n’ai pu m’empêcher de donner beaucoup de temps à cette pièce du temps de François 1er (1). Ce sujet m’a tourné la tête. Vous dites que c’est à peu près ce que j’ai fait de plus mauvais en ce genre ; madame Denis soutient que c’est ce que j’ai fait de mieux.
Je vous demande pardon ; mais je donne la préférence cette fois-ci à madame Denis. Pour mademoiselle Corneille, elle n’est pas encore dans le secret. Nous lui apprenons toujours à lire, à écrire, à chiffrer, et, dans un an, nous lui ferons lire le Cid. Elle n’a pas le nez tourné au tragique. M. de Ximenès n’est pas non plus dans la confidence : il fait jouer cette semaine Don Carlos à Lyon, et est trop occupé de sa gloire pour qu’on lui confie des bagatelles.
Mes anges, je suis accablé de tant de riens, si surchargé de billevesées, et si faible, que vous me pardonnerez le laconisme de ma lettre.
Nota bene pourtant que j’ai pris la liberté de vous adresser, par M. Tronchin, ma triste figure pour l’Académie, qui la demande, n’allez pas faire le difficile comme sur la pièce d’Hurtaud. Ayez la bonté de souffrir cette enseigne à bière ; je la mets sous votre protection, et Hurtaud aussi, qui brigue, je crois, une place d’Arlequin.
1 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Mai 1761.
Les divins anges auront de l’Oreste tant qu’ils voudront. J’ai relu les fureurs ; je n’aime pas ces fureurs étudiées, ces déclamations ; je ne les aime pas même dans Andromaque. Je ne sais ce qui m’est arrivé, mais je ne suis content ni de ce que je fais, ni de ce que je lis. Il y a surtout une consultation d’avocat, pour mademoiselle Clairon, qui est du style des charniers Saints-Innocents. J’ai pardonné à l’archidiacre (1) ; j’oublie Fréron ; mais Omer me le paiera.
Les jésuites sont bien impudents d’oser dire que frère Lavalette ne faisait pas le commerce, et qu’il ne vendait que les denrées du cru. Je connais un homme d’honneur, un brave corsaire qui l’a vu, déguisé en matelot, courir les colonies anglaises et hollandaises, et qui l’a accompagné dans un voyage à Amsterdam.
Je suis encore plus indigné de tout ce que je vois que de tout ce que je lis. Je regrette fort le chevalier d’Aidie, car il était bien fâché contre le genre humain. Je crois que je n’aime que mes anges et Ferney.
M. le duc de Choiseul m’a écrit une fort jolie lettre ; mais il est si grand seigneur que je n’ose l’aimer.
Le cardinal de Bernis est à Lyon. Je ne l’ai pas prié de venir dans mon joli séjour. Je ne suis pas arrangé encore, et il est cardinal.
Je vous demanderai encore en grâce de lire le Droit du Seigneur, ou l’Ecueil du sage. Je vous dis qu’il faut que vous ayez des âmes de bronze si vous n’en êtes pas contents. Il est vrai que c’est tout autre chose que ce que vous avez vu : mais songeons à Oreste.
J’y travaille dans l’instant.
1 – Trublet. (G.A.)
à M. Damilaville.
Le 8 Mai 1761.
J’envoie aux philosophes le seul exemplaire que j’aie du Procès du théâtre anglais (1), seul procès que nous puissions gagner aujourd’hui contre messieurs d’Albion. M. Damilaville, ou M. Thieriot, doit avoir la lettre de M. le duc de La Vallière, et la réponse. M. le duc de La Vallière a lu cette réponse à madame de Pompadour, à M. le duc de Choiseul ; ils en ont été très contents, et il me mande qu’il faut sur-le-champ l’imprimer.
Les Anglais nous font bien du mal au dehors, et la superstition au-dedans. Ne mettra-t-on point ordre à tout cela ? Les échos de nos montages nous disent que Belle-Isle est pris (2) : c’est le dernier coup porté à notre commerce maritime. Il faut songer à cultiver la terre.
Voici une lettre pour Protagoras. On n’a d’autre exemplaire de l’Epître sur l’agriculture que celui qu’on a reçu, à ce qu’on croit, par la voie des philosophes : on le renverra purgé des fautes typographiques dont il fourmille, avec l’Appel aux nations, qui est aussi plein de fautes à chaque page ; et il y aura corrections et additions tant qu’on en pourra faire.
Il est fort triste qu’on ait imprimé l’Epître à la demoiselle Clairon ; le public se soucie fort peu qu’on dise en vers à une actrice qu’elle joue bien ; mais il aime fort à voir un pédant, ignorant, et malhonnête homme, démasqué et traîné dans la fange où sa famille aurait dû croupir ; un persécuteur de la philosophie et de la littérature , bourgeois insolent, fier de sa petite charge, un délateur absurde de la raison, traité comme il le mérite. C’est précisément le portrait de ce faquin qu’on a retranché ; le reste ne valait pas la peine d’être dit.
On embrasse les philosophes, et on les prie d’inspirer pour l’inf… toute l’horreur qu’on lui doit.
A-t-on joué Térée (3) ? Si l’auteur est philosophe, je lui souhaite prospérité. Qu’on lie Jean-Jacques ; que tous les frères soient unis.
1 – L’Appel à toutes les nations. (G.A.)
2 – Belle-Isle fut pris un mois après. (G.A.)
3 – Cette tragédie ne fut jouée que le 25 Mai. (G.A.)
à M. Helvétius.
11 Mai 1761.
Je suppose, mon cher philosophe, que vous jouissez à présent des douceurs de la retraite à la campagne. Plût à Dieu que vous y goûtassiez les douceurs plus nécessaires d’une entière indépendance, et que vous pussiez vous livrer à ce noble amour de la vérité, sans craindre ses indignes ennemis ! Elle est donc plus persécutée que jamais ? Voilà un pauvre bavard (1) rayé du tableau des bavards, et la consultation de mademoiselle Clairon incendiée. Une pauvre fille demande à être chrétienne, et on ne veut pas qu’elle le soit. Eh ! messieurs les inquisiteurs, accordez-vous donc ! Vous condamnez ceux que vous soupçonnez de n’être pas chrétiens ; vous brûlez les requêtes des filles qui veulent communier : on ne sait plus comment faire avec vous. Les jansénistes, les convulsionnaires, gouvernent donc Paris ! C’est bien pis que le règne des jésuites ; il y avait des accommodements avec le ciel, du temps qu’ils avaient du crédit ; mais les jansénistes sont impitoyables. Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste (2) ne pourrait amener les choses à quelque conciliation ?
Je suis bien consolé de voir Saurin de l’Académie. Si Le Franc de Pompignan avait eu dans notre troupe l’autorité qu’il y prétendait, j’aurais prié qu’on me rayât du tableau, comme on a exclu Huerne de la matricule des avocats.
Je trouve que notre philosophe Saurin a parlé bien ferme ; il y a même un trait (3) qui semble vous regarder, et désigner vos persécuteurs : cela est d’une âme vigoureuse. Saurin a du courage dans l’amitié, et Omer ne le fait pas trembler. Il me revient que cet Omer est fort méprisé de tous les gens qui pensent. Le nombre est petit, je l’avoue ; mais il sera toujours respectable : c’est ce petit nombre qui fait le public, le reste est le vulgaire. Travaillez donc pour ce petit public, sans vous exposer à la démence du grand nombre. On n’a point su quel est l’auteur de l’Oracle des fidèles ; il n’y a point de réponse à ce livre. Je tiens toujours qu’il doit avoir fait un grand effet sur ceux qui l’ont lu avec attention. Il manque à cet ouvrage de l’agrément et de l’éloquence ; ce sont là vos armes, daignez vous en servir. Le Nil, disait-on, cachait sa tête, et répandait ses eaux bienfaisantes ; faites-en autant, vous jouirez en paix et en secret de votre triomphe. Hélas ! Vous seriez de notre Académie avec M. Saurin, sans le malheureux conseil qu’on vous donna de demander un privilège ; je ne m’en consolerai jamais. Enfin, mon cher philosophe, si vous n’êtes pas mon confrère dans une compagnie qui avait besoin de vous, soyez mon confrère dans le petit nombre des élus qui marchent sur le serpent et sur le basilic. Je vous recommande l’inf… Adieu ; l’amitié est la consolation de ceux qui se trouvent accablés par les sots et par les méchants.
1 – Huerne de La Motte. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Alembert du 7 Mai. (G.A.)
3 – « Les hommes qui portent envie. » (G.A.)
à M. Duclos.
Aux Délices, 13 Mai (1).
Je compte, monsieur, dans une entreprise qui regarde l’honneur de la nation, consulter l’Académie, et je dois d’autant plus recourir à sa décision, pour cette petite préface que je mets au devant du Cid, qu’il s’agit ici de l’Académie même et de son fondateur. C’est à elle à m’apprendre si j’ai concilié ce que je dois au public, à Corneille, au cardinal de Richelieu, à elle, et surtout à la vérité.
J’ose à croire, monsieur, qu’il ne serait pas mal à propos qu’on indiquât une assemblée extraordinaire. Je vous préviens d’abord que je tiens de M. de Vendôme l’anecdote dont je parle (2). Vous sentez combien elle est vraisemblable, et que je n’oserais la rapporter si elle n’était très vraie.
Il me paraît qu’il ne sera pas indifférent qu’on sache que l’Académie daigne s’intéresser à mon projet. Le roi, notre protecteur, est le premier à donner l’exemple. Sa générosité charme tous les gens de lettres. Corneille sera plus honoré cent ans après sa mort qu’il ne le fut de son vivant ; c’est à moi de ne pas flétrir ses lauriers en y touchant.
Je vous enverrai l’Horace de Corneille avec les notes, dès que vous m’assurerez qu’on voudra bien les examiner.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – L’anecdote sur la Comédie des Tuileries. (G.A.)
à M. le comte de Keyserling.
A VIENNE.
Aux Délices, près Genève, 14 Mai 1761.
Monsieur, voici un essai de ce que vous m’avez demandé ; je vous prie de le lire, et de l’envoyer à M. de Schowalow. Vous vous apercevez que j’ai travaillé sur des mémoires que je me suis procurés. C’est à M. de Schowalow à décider si ces mémoires de ministres oculaires, qui sont très véridiques, doivent être employés ou non. Comme je ne suis dans mon travail que le secrétaire de M. de Schowalow, je ne veux rien dire qui ne soit conforme à ses vues et au juste ménagement qu’il doit garder.
Si j’avais plus de santé et moins d’affaires, je le servirais mieux ; mais je lui donne du moins les témoignages du zèle le plus empressé, et de la plus grande envie de lui plaire. Regardez-moi comme un ami pénétré de votre mérite, qui vous chérit et qui vous respecte.
à M. de Cideville.
Aux Délices, le 20 Mai 1761.
Mon cher et ancien ami, nos ermitages entendent souvent prononcer votre nom. Nous disons plus d’une fois : Que n’est-il ici : il ferait des vers galant pour la nièce du grand Corneille, nous parlerions ensemble de Cinna, et nous conviendrons qu’Athalie, qui est le chef d’œuvre de la belle poésie, n’en est pas moins le chef-d’œuvre du fanatisme.
Il me semble que Grégoire VIII et Innocent de la belle poésie, n’en est pas moins le chef-d’œuvre du fanatisme.
Il me souvient d’un poème intitulé la Pucelle, que, par parenthèse, personne ne connaît. Il y a dans ce poème une petite liste des assassins sacrés, pas si petite pourtant ; elle finit ainsi :
Et Merobad, assassin d’Itobad,
Et Benadad, et la reine Athalie
Si méchamment mise à mort par JOAD.
Chant XVI.
Vous voyez, mon cher ami, que vous vous êtes rencontré avec cet auteur.
Je pardonne donc à tous ceux dont je me suis moqué, et notamment à l’archidiacre Trublet, et même à frère Berthier, à condition que les jésuites, que j’ai dépossédés d’un bien qu’ils avaient usurpé à ma porte, paieront leur contingent de la somme à quoi tous les frères sont condamnés solidairement.
J’ai un beau procès contre un promoteur (1). Ainsi je finis, mon ancien ami, en vous envoyant une petite réponse faite à la hâte pour votre très aimable dame (2). Je la fais courte, pour ne pas enfler le paquet ; c’est la troisième d’aujourd’hui dans ce goût, et le Czar m’appelle. Vale.
1 – Voyez la lettre à Fabry du 22 Mai. (G.A.)
2 – Voyez l’Epître à madame Elie de Beaumont. (G.A.)