CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
6 Janvier 1761.
Le solitaire des Alpes fait mille compliments à M. Damilaville et à M. Thieriot. Il désire fort d’avoir le livre sur les impôts (1), qui a envoyé son auteur à Vincennes. M. Thieriot ne pourrait-il pas adresser ce volume à M. Tronchin à Lyon, par la diligence, en cas qu’il soit un peu gros ? Mes lettres sont courtes, monsieur, mais mes travaux sont longs. S’ils vous amusent, pardon à la brièveté de mon style épistolaire. J’ose vous prier de vouloir bien faire rendre l’incluse. Je ne sais nulle nouvelle de la littérature : je me recommande à M. Thieriot comme à vous. Mille souhaits per le sante feste del divino natale.
1 – La Théorie de l’impôt, du marquis de Mirabeau. (G.A.)
à M. Damilaville.
9 Janvier 1761.
Permettez-vous, monsieur, que j’abuse si souvent de votre bonne volonté ? Vous verrez au moins que je n’abuse pas de votre confiance. Je vous envoie mes lettres ouvertes : il me semble que tout ce que j’écris est pour vous. Nous sommes des frères réunis par le même esprit de charité ; nous sommes le pusillus grex.
Si vous voyez M. Diderot, dites-lui, je vous en prie, qu’il a en moi le partisan le plus constant et le plus fidèle.
J’ignore, monsieur, si vous avez reçu deux paquets assez gros et très édifiants ; j’ai ouï dire qu’on était devenu très difficile à la poste.
à M. le comte de Schowalow.
Ferney, le 10 Janvier 1761.
Monsieur, je n’ai jamais été du goût de mettre des vers au bas d’un portrait ; cependant, puisque vous voulez en avoir pour l’estampe de Pierre-le-Grand, en voici quatre que vous me demandez :
Ses lois et ses travaux ont instruit les mortels ;
Il fit tout pour son peuple, et sa fille l’imite ;
Zoroastre, Osiris, vous eûtes des autels,
Et c’est lui seul qui les mérite.
Le seul nom de Pierre-le-Grand, monsieur, vaut mieux que ces quatre vers ; mais, puisqu’il y est question de son auguste fille, je demande grâce pour eux.
M. de Soltifkof m’a dit qu’il n’avait aucune nouvelle de M. Pouschkin, que personne n’en avait eu depuis son départ de Vienne. Il est à craindre que, dans ce voyage, il n’ait été pris par les Prussiens. Quoi qu’il en soit, je n’ai aucuns matériaux pour le second volume. J’ai déjà eu l’honneur de mander plusieurs fois à votre excellence qu’il est impossible de faire une histoire tolérable sans un précis des négociations et des guerres. Mon âge avance, ma santé est faible ; j’ai bien peur de mourir sans avoir achevé votre édifice. Ce qui achèverait de me faire mourir avec amertume, ce serait d’ignorer si la digne fille de Pierre-le-Grand a daigné agréer le monument que j’ai élevé à la gloire de son père. L’amour qu’elle a pour sa mémoire me fait espérer qu’elle voudra bien descendre un moment du haut rang où le ciel l’a placée, pour me faire assurer par votre excellence qu’elle n’est pas mécontente de mon travail. C’est ainsi que nos rois ont la bonté d’en user, même avec leurs propres sujets.
Les lettres du roi Stanislas, que vous avez eu la bonté de m’envoyer, monsieur, sont une preuve de l’état déplorable où il était alors. Je crois que les réponses de l’empereur Pierre-le-Grand seraient encore beaucoup plus curieuses. C’est sur de pareilles pièces qu’il est agréable d’écrire l’histoire ; mais n’ayant presque rien depuis la bataille et la paix du Pruth, il faut que je reste les bras croisés. Quand il plaira à votre excellence de me mettre la plume à la main, je suis tout prêt.
Je finis par vous assurer de tous les vœux que je fais pour votre bonheur particulier, et pour la prospérité de vos armes.
à M. LE LIEUTENANT CRIMINEL DU PAYS DE GEX.
ET AUX JUGES QUI DOIVENT PRONONCER AVEC LUI
EN PREMIERE INSTANCE. (1)
Monsieur, je demande vengeance du sang de mon fils : toute la province crie qu’on fasse justice. J’ignore les formalités des lois ; vous daignerez suppléer à mon ignorance. Mon fils unique est entre la vie et la mort ; il ne peut s’expliquer ; et je n’ai presque que mes larmes pour me plaindre à vous. Tout de ce que je sais certainement, par les rapports unanimes qui m’ont été faits, c’est que mon fils a été assassiné, le 28 de décembre dernier, entre dix heures et demie et onze heures de nuit, par le curé de Moëns, nommé Ancien, au village de Magny ; que le curé porta lui-même les premiers coups, qu’il fut secondé par plusieurs paysans apostés par lui-même, et qu’on me rapporta mon fils tout sanglant, sans pouls, sans connaissance, sans parole, état où il est encore.
Que puis-je faire dans ma juste douleur (moi qui n’étais point présent à cet assassinat), que de vous supplier, monsieur, d’interroger sans délai tous les témoins, et de voir, avec un œil impartial, si ce qu’ils vous diront sera conforme à tout ce qu’ils m’ont dit ?
Voici, monsieur, le rapport unanime qu’ils m’ont fait. Le sieur Collet, jeune homme du bourg de Sacconnex, frontière de France, où nous demeurons, travaillant en horlogerie, va quelquefois dans le voisinage chez la veuve Burdet, bourgeoise de Magny, chez laquelle le curé de Moëns fréquente.
Le 26 de décembre, ce curé va rendre visite à la dame Burdet, à neuf heures du soir, et reste avec elle jusqu’à onze.
Le 27 de décembre, Collet va chez ladite dame ; il y trouve encore le curé, qui lui lance des regards de colère, et lui témoigne la plus grande impatience de le voir sortir ; il sort, et les laisse tête à tête.
Le 28, la dame Burdet invite à souper chez elle le sieur Guyot, contrôleur du bureau de Sacconnex ; il y va. Il rencontre en chemin mon fils, et Collet, son ami, qui étaient à la chasse vers Ferney ; il leur propose d’être de la partie ; ils vont ensemble à Magny chez cette dame.
Le curé Ancian avait mis un espion, nommé Dubi, à la porte de la maison. Dubi court l’avertir, à neuf heures trois quarts, que les conviés sont à table, et qu’ils parlent de lui. Le curé donnait à souper à trois curés ses voisins, l’un de Ferney, l’autre de Matignin, et le troisième de Prevezin. Le sieur Ancian les quitte-sur-le champ sans dire mot, prend avec lui plusieurs paysans, va jusque dans un cabaret où le nommé Brochu et autres l’attendaient, les arme lui-même de ces bâtons et massues avec lesquels on assomme des bœufs ; il place deux de ses complices à la porte de la maison de la veuve Burdet, et entre, avec quatre ou cinq autres, dans la cuisine où les conviés achevaient de manger. C’est donc ainsi, madame, lui dit-il, que vous vous plaisez à déchirer ma réputation ! alors trouvant sous sa main un chien de chasse de mon fils, il l’assomma d’un coup de bâton. Mon fils, qui s’était retiré, par déférence pour le caractère de ce prêtre, dans la chambre voisine, accourt, demande raison de cette violence ; le curé lui répond par un soufflet : les gens apostés par lui tombent en ce moment par derrière sur mon fils et sur le sieur Collet, leur déchargent des coups de bâton sur la tête, et les étendent aux pieds du curé.
Le sieur Guyot, qui était dans la chambre voisine, en sort au bruit et aux cris de la veuve Burdet ; il voit ses deux amis tout sanglants sur le carreau, et tire son couteau de chasse : deux complices du curé prennent leur temps, le frappent sur la tête, et l’étourdissent.
Le curé lui-même, armé d’un bâton, frappe à droite et à gauche sur mon fils, sur Guyot et sur Collet, que ses complices avaient mis hors d’état de se défendre ; il ordonne à ses gens de marcher sur le ventre de mon fils ; ils le foulent longtemps aux pieds : Guyot s’évanouit du coup qu’il avait reçu sur la tête ; ayant repris ses esprits, il s’écrie : Faut-il que je meure sans confession ! Meurs comme un chien, lui répond le curé, meurs comme les huguenots !
Dans ce tumulte horrible, la veuve Burdet se jette aux genoux du curé ; ce prêtre la repousse, lui donne un soufflet, la jette par terre, la pousse à coups de pieds sous le lit, tandis que ses complices donnent des coups de bâton à cette dame.
J’omets, monsieur, toutes les autres circonstances étrangères à ma douleur, et qui peuvent aggraver le crime sans me consoler.
Je vous prie d’interroger la dame Burdet, les sieurs Guyot et Collet, les chirurgiens qui les ont pansés, les sœurs grises de Sacconnex, le chirurgien d’Ornex, les voisins, les seigneurs de paroisse du pays, les curés que le sieur Ancian quitta à dix heures du soir pour aller exécuter son assassinat prémédité.
C’est à l’évêque à savoir ce qu’il doit faire, quand il apprendra que ce prêtre eut l’audace, le lendemain de célébrer la messe, et de tenir son Dieu entre ses mains meurtrières. C’est à vous, monsieur, à vous informer comment on a laissé en place un homme ci-devant convaincu d’avoir donné des soufflets dans son église à deux de ses paroissiens (2), et qui, en dernier lieu, ayant ruiné les communiers de Ferney par des procès, a traîné en prison à Gex deux de ces infortunés. Mon devoir est seulement de vous instruire du nom des complices parvenus à ma connaissance ; Pierre Dubi, demeurant à Magny ; Jean Gard, propre domestique du curé ; François Tillet, granger du sieur Bellami ; Benoît Brochu, du village d’Ornex ; vous saurez aisément qui sont les autres.
J’apprends que le curé Ancian, étant informé de ma juste plainte, ose en faire une de son côté ; qu’il joint à son crime cette artificieuse insolence : mais je requiers que le curé de Ferney soit interrogé, et qu’on sache de lui si le curé Ancian ne lui a pas avoué l’horreur de son délit, s’il ne lui a pas dit qu’il voudrait avoir donné deux mille livres pour étouffer cette malheureuse action. Enfin, monsieur, j’implore la justice divine et humaine, et j’arrose de mes pleurs ma requête.
J’ajoute encore un mot. Toute la province sait que M. le substitut de M. le procureur-général au bailliage de Gex, ayant épousé la sœur du feu curé de Moëns, qui résigna sa cure au présent curé Ancian, a toujours accordé sa bienveillance audit Ancian ; mais c’est une raison de plus pour espérer la justice qu’on demande : l’équité impartiale l’emporte sur toutes les considérations.
A Sacconnex, le 3 de janvier 1761. AMBROISE DECROZE, Vachat, procureur.
Addition.
Le 10 de janvier, j’apprends que le juge a décrété de prise de corps tous les complices du curé Ancian. Ils ont pris la fuite ; ils vont probablement changer de religion hors du royaume. A l’égard du curé, il n’est décrété que d’ajournement personnel. Cependant le bruit public de la province est qu’il a signé, le 28 de Décembre, un billet à ses complices, par lequel il promettait les mettre à l’abri de toute recherche et de tout dommage. La veuve Burdet a dit à vingt personnes, et a dû déposer que le curé était venu boire chez elle la veille de l’assassinat, à dix heures du soir ; qu’il lui avait dit en s’en allant en colère : « Adieu, la paille est trop près du feu. » Si jamais il y eut un assassinat prémédité, c’est sans doute celui-ci. Cependant les complices sont décrétés, et celui qui les a corrompus, qui les a armés, qui les a conduits, qui a frappé avec eux, n’est qu’ajourné, parce qu’il est prêtre, et qu’il a des protecteurs. Cependant mon fils, assassiné le 28 Décembre, est à l’agonie le 10 de janvier.
1 – La première partie de cette requête, écrite au nom du père de Deroze, est du 3 Janvier ; l’addition est du 10 elle parut imprimée dans la dernière quinzaine de ce mois. Decroze père refusait de signer la plainte en disant : « Ils me tueront. » - « Tant mieux, lui répondit Voltaire en plaisantant, cela rendrait notre affaire bien meilleure. » (Extrait des Notes du conseiller Tronchin.)
2 – Entre autres au sieur Vaillet, aujourd’hui secrétaire du maire et subdélégué de Gex, syndic de la province.
à M. Damilaville.
11 Janvier 1761.
Je vous envoie toujours, monsieur, mes lettres ouvertes : tout doit être commun entre amis. Celle que je prends la liberté de vous envoyer pour M. Bagieu est pourtant cachetée ; mais c’est qu’il s’agit de vér…. Ce n’est pas pour moi, Dieu merci ; ce n’est pas non plus pour ma nièce, ce n’est pas pour mademoiselle Corneille, que je tiens plus pucelle que la Pucelle d’Orléans, et qui est beaucoup plus aimable ; c’est pour un officier de mes parents dont je prends soin, et que j’ai laissé aux Délices, injustement soupçonné et mourant. Pardonnez donc la liberté que je prends, et continuez-moi vos bontés.
à M. Bagieu.
A Ferney, 11 Janvier 1761.
Madame Denis et moi, monsieur, nous sommes des cœurs sensibles. Vous savez combien votre souvenir nous touche. Nous avons encore avec nous un cœur de dix-sept ans qui se forme : c’est l’héritière du nom du grand Corneille. C’est avec les ouvrages de son aïeul que nous oublions l’Année littéraire et son digne auteur Si M. Morand (1) veut aimer les gens de lettres, il ne faut pas qu’il choisisse les pirates des lettres.
Permettez-vous, monsieur, que je vous consulte sur une affaire plus importante ? J’ai auprès de moi un jeune homme de mes parents (2) ; il fut attaqué, il y a dix-huit mois, d’un rhumatisme qui ressemblait à une sciatique. Nous l’envoyâmes aux bains d’Aix les douleurs augmentèrent. M. Tronchin lui ordonna encore les eaux, il y a six mois ; il en revint avec une tumeur sur le fascia lata, et toujours souffrant des douleurs d’élancement, se sentant comme déchiré. Il se ressouvint alors, ou crut se ressouvenir, qu’il était tombé à la chasse il y avait deux ans. On lui appliqua les mouches cantharides avant cet aveu, et après cet aveu on en fut fâché. Les douleurs devinrent plus vives, la tumeur plus forte. On jugea que le coup qu’il prétendait s’être donné à la cuisse, en tombant de cheval, avait pu causer une carie dans le fémur. On lui fit une ouverture de six grands doigts de long et très profonde. On sonda, on ne put pénétrer assez avant ; le pus coula d’abord assez blanc, ensuite plus foncé, enfin d’une espèce fétide et purulente. Les douleurs furent toujours les mêmes, depuis la tête du fémur jusqu’au genou. Ces élancements se sont fait sentir dans l’autre cuisse. Celle à laquelle on avait fait l’opération s’est très enflée, l’autre s’est absolument desséchée. Le pus de la plaie est de venu de jour en jour plus fétide, tantôt en grande abondance, tantôt en petite quantité ; très souvent la fièvre, des insomnies, mais toujours un peu d’appétit. On a jugé la tête du fémur cariée et déplacée. Tronchin l’a jugé à mort. Le chirurgien, qui est assez habile, a pensé de même. Il se fit une nouvelle tumeur au-dessous de la plaie, il y a quelques jours ; il en coula une grande quantité de sanie purulente, et son appétit augmenta. Ce n’est point au fascia lata que cette tumeur nouvelle a percé, c’est près des muscles intérieurs. Le chirurgien alors s’est avisé de lui demander si, quelques temps avant de tomber malade il n’avait pas mérité la vér…. Il a répondu qu’il avait eu affaire dans Genève à quelques créatures qui pouvaient la donner, mais nul symptôme avant-coureur de cette maladie. Tout se réduit à cette espèce de sciatique. Aucune dartre, aucun bubon, aucune tache, nulle enflure aux aînes, sinon l’enflure présente, qui va de l’os des îles au pied. La chair de ces parties n’a plus de ressort, le doigt y laisse un creux ; le pus coule par la nouvelle ouverture, et cependant l’appétit augmente. Il faut quatre personnes pour le porter d’un lit à l’autre. L’atrophie n’est point sur le visage, la parole est libre et quelquefois assez ferme.
Voilà son état depuis quatre mois entiers que l’opération fut faite. J’ajoute encore que le coccis est écorché, mais que le peu de sanie qui en sort n’est point de la qualité du pus fétide de la cuisse. On ne sait si on hasardera le grand remède.
Pardonnez, monsieur, ce long exposé ; daignez me communiquer vos lumières. Que pensez-vous des dragées de Kaiser ? et croyez-vous que Colomb nous ait rendu un grand service par la découverte de l’Amérique ?
Je suis avec toute l’estime qu’on vous doit, et j’ose dire avec amitié, monsieur, votre, etc.
1 – Chirurgien-major des Invalides, ami de Fréron. (G.A.)
2 – Daumart. (G.A.)