CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

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à M. l’abbé d’Olivet.

Ferney, 27 Avril 1761.

 

 

          « Per Deos immortales, tibi incumbit, Ciceroniane Olivete, officium (aut onus) reddendi meam generoso Trubleto epistolam. » Qui a transmis la lettre doit transmettre la réponse ; cela est le protocole des négociateurs. Je conçois vos peines, care Olivete. Qui magis clamat, magis sapit, comme dit Rabelais. Si jamais vous êtes dégoûté du sanctuaire des Quarante, venez faire un petit tour chez mes compatriotes. Je serais enchanté de vous revoir, et madame Denis partagerait ma joie.

 

          Je parle naïvement à l’abbé Trublet. Vous verrez que je suis tout aussi simple que lui.

 

          Qu’est-ce qu’une consultation de mademoiselle Clairon (1) contre les excommunications ? Quel effet cela fait-il ? Je vous le demanderais si vous aimiez à écrire ; mais vous êtes un paresseux … que j’aime.

 

 

1 – En tête du livre de Huerne. (G.A.)

 

 

 

à M. l’abbé Trublet.

Au château de Ferney, ce 27 Avril 1761.

 

          Votre lettre, et votre procédé généreux (1), monsieur, sont des preuves que vous n’êtes pas mon ennemi, et votre livre vous faisait soupçonner de l’être. J’aime bien mieux en  croire votre lettre que votre livre : vous aviez imprimé que je vous faisais bâiller (2), et moi j’ai laissé imprimer que je me mettais à rire. Il résulte de tout cela que vous êtes difficile à amuser, et que je suis mauvais plaisant ; mais enfin, en bâillant et en riant, vous voilà mon confrère, et il faut tout oublier en bons chrétiens et en bons académiciens.

 

          Je suis fort content, monsieur, de votre harangue, et très reconnaissant de la bonté que vous avez de me l’envoyer ; à l’égard de votre lettre,

 

 

Nardi parvus onyx eliciet cadum.

 

HOR., lib. IV, od. XII.

 

 

          Pardon de vous citer Horace, que vos héros, MM. de Fontenelle et de La Motte, ne citaient guère. Je suis obligé, en conscience, de vous dire que je ne suis pas né plus malin que vous, et que, dans le fond, je suis bon homme. Il est vrai qu’ayant fait réflexion, depuis quelques années, qu’on ne gagnait rien à l’être, je me suis mis à être un peu gai, parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé. D’ailleurs je ne me suis pas cru assez important, assez considérable, pour dédaigner toujours certains illustres ennemis qui m’ont attaqué personnellement pendant une quarantaine d’années, et qui, les uns après les autres, ont essayé de m’accabler, comme si je leur avais disputé un évêché ou une place de fermier général. C’est donc par pure modestie que je leur ai donné enfin sur les doigts. Je me suis cru précisément à leur niveau ; et in arenam cum œqualibus descendi, comme dit Cicéron.

 

          Croyez monsieur, que je fais une grande différence entre vous et eux ; mais je me souviens que mes rivaux et moi, quand j’étais à Paris, nous étions tous fort peu de chose, de pauvres écoliers du siècle de Louis XIV, les uns en vers, les autres en prose, quelques-uns moitié prose, moitié vers, du nombre desquels j’avais l’honneur d’être : infatigables auteurs de pièces médiocres, grands compositeurs de riens, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée. Je n’ai presque vu que de la petite charlatanerie : je sens parfaitement la valeur de ce néant ; mais comme je sens également le néant de tout le reste, j’imite le Vejanius d’Horace :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .Vejanius, armi

Herculis ad postem fixis, latet abditus agro.

Lib. I, ep. I.

 

 

          C’est de cette retraite que je vous dis très sincèrement que je trouve des choses utiles et agréables dans tout ce que vous avez fait, que je vous pardonne cordialement de m’avoir pincé, que je suis fâché de vous avoir donné quelques coups d’épingle, que votre procédé me désarme pour jamais, que bonhomie vaut mieux que raillerie, et que je suis, monsieur mon cher confrère, de tout mon cœur, avec une véritable estime et sans compliment, comme si de rien n’était, votre, etc.

 

 

1 – Trublet avait envoyé à Voltaire son discours de réception à l’Académie. (G.A.)

 

2 – Dans un morceau intitulé, de la Poésie et des poètes. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Ferney, par Genève, 27 Avril 1761.

 

          J’envoie à mes anges un morceau scientifique (1), en réponse à la généreuse lettre de M. le duc de La Vallière. Je crois que Thieriot fera imprimer tout cela pour l’édification du prochain ; mais si Thieriot n’a pas assez de crédit, je me mets toujours sous les ailes de mes anges. Je ne suis pas fâché de faire voir tout doucement que le théâtre est plus ancien que la chaire, et qu’il vaut mieux.

 

          Je ne sais qui a fait la Consultation de mademoiselle Clairon à un avocat. Je ne connaissais pas l’anecdote du reposoir et des mille écus, je vois qu’on ne fait rien sur la terre, en enfer, et au ciel, que pour de l’argent ; une religion qui veut attacher de l’infamie à Cinna est elle-même ce qu’il y a de plus infâme. Il faut pourtant ne pas se mettre en colère ; mais comment lire, sans se fâcher, le détestable style du détestable avocat qui a fait un mémoire si inlisible ?

 

          On me mande qu’on n’entend pas un mot de ce que dit Lekain, qu’il étouffe de graisse, et que les autres acteurs, excepté, mademoiselle Clairon, font étouffer d’ennui : cela est-il vrai ? J’en serais fâché pour Oreste. Daignez-vous toujours aimer cet Oreste ? Conservez au moins vos bontés pour celui qui a purgé ce beau sujet des amours ridicules qui l’avaient défiguré.

 

          J’ai peur que le congrès ne commence tard, et que la guerre ne dure longtemps.

 

          M. de Ximenès achève de se ruiner à faire jouer son Don Carlos à Lyon, et moi à bâtir une église. Comme le monde est fait !

 

 

1 – La lettre au duc de La Vallière. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

Ferney, 1er mai 1761.

 

 

          Monsieur, ne jugez pas de mes sentiments par mon long silence ; je suis accablé de maladies et de travaux. Horace pourrait me dire :

 

Tu sacanda marmora

Locas sub ipsum funus ; et, sepulcri

Immemor, struis domos.

 

Lib. II, od. XVIII.

 

          Figurez-vous ce que c’est que d’avoir à défricher des déserts, et à faire bâtir des maisons à l’italienne par des Allogrobes, d’avoir à finir l’Histoire du czar Pierre, et d’ajuster un théâtre pour des gens qui se portent bien, dans le temps qu’on n’en peut plus.

 

          Je crois que le signor Carlo Goldoni y serait lui-même très embarrassé, et qu’il faudrait lui pardonner s’il était un peu paresseux avec ses amis. Je reçois dans le moment son nouveau théâtre. Je partage, monsieur, mes remerciements entre vous et lui. Dès que j’aurai un moment à moi, je lirai ses nouvelles pièces, et je crois que j’y trouverai toujours cette variété et ce naturel charmant qui font son caractère. Je vois avec peine, en ouvrant le livre, qu’il s’intitule poète du duc de Parme ; il me semble que Térence ne s’appelait point le poète de Scipion ; on ne doit être le poète de personne, surtout quand on est celui du public. Il me paraît que le génie n’est point une charge de cour, et que les beaux-arts ne sont point faits pour être dépendants.

 

          Je présente le sentiment de la plus vive reconnaissance à M. Paradisi. Je me flatte qu’il aura un peu de pitié de mon état, et qu’il trouvera bon que je le joigne ici avec vous, monsieur, au lieu de lui écrire en droiture Je ne lui manderais pas des choses différentes de celles que je vous dis. Je lui dirais combien je l’estime, et à quel point je suis pénétré de l’honneur qu’il me fait. Vous voyez, monsieur, que je suis obligé de dicter mes lettres. Je n’ai plus la force d’écrire ; j’ai toutes les infirmités de la vieillesse, mais dans le fond du cœur tous les goûts de la jeunesse. Je crois que c’est ce qui me fait vivre. Comptez, monsieur, que tant que je vivrai, je serai fâché que les truites du lac de Genève soient si loin des saucissons de Bologne, et que je serai toujours, avec tous les sentiments que je vous dois, votre serviteur, di cuore. V.

 

 

 

 

à M. Duclos.

A Ferney, 1er Mai 1761.

 

          Après le Dictionnaire de l’Académie, ouvrage d’autant plus utile que la langue commence à se corrompre, je ne connais point d’entreprise plus digne de l’Académie, et plus honorable pour la littérature, que celle de donner nos auteurs classiques avec des notes instructives.

 

          Voici, monsieur, les propositions que j’ose faire à l’Académie, avec autant de défiance de moi-même que de soumission à ses décisions. Je pense qu’on doit commencer par Pierre Corneille, puisque c’est lui qui commença à rendre notre langue respectable chez les étrangers. Ce qu’il y a de beau chez lui est si sublime qu’il rend précieux tout ce qui est moins digne de son génie : il me semble que nous devons le regarder du même œil que les Grecs voyaient Homère, le premier en son genre, et l’unique, même avec ses défauts. C’est un si grand mérite d’avoir ouvert la carrière, les inventeurs sont si au-dessus des autres hommes, que la postérité pardonne leurs plus grandes fautes. C’est donc en rendant justice à ce grand homme, et en même temps en marquant les vices de langage où il peut être tombé, et même les fautes contre son art, que je me propose de faire une édition in-4° de ses ouvrages.

 

          J’ose croire, monsieur, que l’Académie ne me désavouera pas, si je propose de faire cette édition pour l’avantage du seul homme qui porte aujourd’hui le nom de Corneille, et pour celui de sa fille.

 

          Je ne peux laisser à mademoiselle Corneille qu’un bien assez médiocre ; ce que je dois à ma famille ne me permet pas d’autres arrangements. Nous tâchons, madame Denis et moi, de lui donner une éducation digne de sa naissance. Il me paraît de mon devoir d’instruire l’Académie des calomnies que le nommé Fréron a répandues au sujet de cette éducation. Il dit, dans une des feuilles de cette année, que cette demoiselle, aussi respectable par son infortune et par ses mœurs que par son nom, est élevée chez moi par un bateleur de la Foire, que je loge et que je traite comme mon frère.

 

          Je peux assurer l’Académie, qui s’intéresse au nom de Corneille, et à qui je crois devoir compte de mes démarches, que cette calomnie absurde n’a aucun fondement ; que ce prétendu acteur de la Foire est un chirurgien-dentiste du roi de Pologne, qui n’a jamais habité au château de Ferney, et qui n’y est venu exercer son art qu’une seule fois. Je ne conçois pas comment le censeur des feuilles du nommé Fréron a pu laisser passer un mensonge si personnel, si insolent, et si grossier, contre la nièce du grand Corneille.

 

          J’assure l’Académie que cette jeune personne, qui remplit tous les devoirs de la religion et de la société, mérite tout l’intérêt que j’espère qu’on voudra bien prendre à elle. Mon idée est que l’on ouvre une simple souscription, sans rien payer d’avance.

 

          Je ne doute pas que les plus grands seigneurs du royaume, dont plusieurs sont nos confrères, ne s’empressent à souscrire pour quelques exemplaires. Je suis persuadé même que toute la famille royale donnera l’exemple.

 

          Pendant que quelques personnes zélées prendront sur elles le soin généreux de recueillir ces souscriptions, c’est-à-dire seulement le nom des souscripteurs, et devront les remettre à vous, monsieur, ou à celui qui s’en chargera, les meilleurs graveurs de Paris entreprendront les vignettes et les estampes à un prix d’autant plus raisonnable, qu’il s’agit de l’honneur des arts et de la nation. Les planches seront remises ou à l’imprimeur de l’Académie, ou à la personne que vous indiquerez. L’imprimeur m’enverra des caractères qu’il aura fait fondre par le meilleur fondeur de Paris ; il me fera venir aussi le meilleur papier de France ; il m’enverra un habile compositeur et un habile ouvrier. Ainsi tout se fera par des Français, et chez les Français. Ce libraire n’aura aucune avance à faire ; les deniers de ceux qui acquerront l’ouvrage imprimé seront remis à une personne nommée par l’Académie, et le profit sera partagé entre l’héritier du nom de Corneille et votre libraire, sous le nom duquel les œuvres de Corneille seront imprimées ; la plus grosse part, comme de raison, pour M. Corneille.

 

          Je supplie l’Académie de daigner en accepter la dédicace. Chaque amateur souscrira pour tel nombre d’exemplaires qu’il voudra.

 

          Je crois que chaque exemplaire pourra revenir à cinquante livres.

 

          Les sieurs Cramer se feront un plaisir et un honneur de présider sous mes yeux à cet ouvrage ; on leur donnera pour leurs honoraires un certain nombre d’exemplaires pour les pays étrangers.

 

          Je prendrai la liberté de consulter quelquefois l’Académie dans le cours de l’impression. Je la supplie d’observer que je ne peux me charger de ce travail, à moins que tout ne se fasse sous mes yeux ; ma méthode étant de travailler toujours sur les épreuves des feuilles, attendu que l’esprit semble plus éclairé quand les yeux sont satisfaits. D’ailleurs il m’est impossible de me transplanter, et de quitter un moment un pays que je défriche.

 

          Je peux répondre que l’édition une fois commencée, sera faite au bout de six mois. Telles sont, monsieur, mes propositions, sur lesquelles j’attends les ordres de mes respectables confrères.

 

          Il me paraît que cette entreprise fera quelque honneur à notre siècle et à notre patrie ; on verra que nos gens de lettres ne méritaient pas l’outrage qu’on leur a fait, quand on a osé leur imputer des sentiments peu patriotiques, une philosophie dangereuse, et même de l’indifférence pour l’honneur des arts qu’ils cultivent.

 

          J’espère que plusieurs académiciens voudront bien se charger des autres auteurs classiques. M. le cardinal de Bernis et M. l’archevêque de Lyon (1) feraient une chose digne de leur esprit et de leurs places de présider à une édition des Oraisons funèbres et des Sermons des illustres Bossuet et Massillon. Les Fables de La Fontaine ont besoin de notes, surtout pour l’instruction des étrangers. Plus d’un académicien s’offrira à remplir cette tâche, qui paraîtra aussi agréable qu’utile.

 

          Pour moi j’imagine qu’il me convient d’oser être le commentateur du grand Corneille, non seulement parce qu’il est mon maître, mais parce que l’héritier de son nom est un nouveau motif qui m’attache à la gloire de ce grand homme.

 

          Je vous supplie donc, monsieur, de vouloir bien faire convoquer une assemblée assez nombreuse pour que mes offres soient examinées et rectifiées, et que je me conforme en tout aux ordres que l’Académie voudra bien me faire parvenir par vous, etc.

 

1 – Montazet. (G.A.)

 

 

 

1761 - 19

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